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<author ref="viaf:46755588 wikidata:Q123386 MiMoText-ID:Q231"> Isabelle de Charrière(1740-1805) </author>
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<div type="chapter">
<head> LETTRE [N° 6] </head>
<p>
<hi rend="italic"> Sur l'Édit concernant les Protestants </hi>
</p>
<p> Hanau, le-janvier 1788. </p>
<p> N'est-il pas bien étrange, Monsieur, qu'une de vos grandes Dames aille
solliciter contre les Protestants, et publie un mémoire contre l'Édit qui les
favorise? On regardait dans les pays étrangers l'absurdité de la révocation de
l'Édit de Nantes comme un axiome en politique, et l'on ne croyait pas qu'au bout
d'un siècle un seul Français ne vît détruire avec plaisir ce monument de la
faiblesse et de la superstition de Louis XIV, de l'adresse et du pouvoir des
jésuites. Nous n'expliquions les délais qu'éprouvait la révocation de la
révocation que par l'indolence ordinaire des Souverains et des corps, que par la
lenteur presque inséparable des opérations de ce genre. On en sent longtemps la
nécessité avant que l'incertitude sur la forme, sur la manière, sur les
limitations, cesse de les entraver ; c'est à Paris l'histoire de l'Hôtel-Dieu
c'est aussi celle du Code criminel en France, et nous pensions que c'était celle
des Protestants. </p>
<p> L'on veut enfin s'occuper de cet objet, on veut fixer toutes les incertitudes et
lever tous les obstacles. L'Europe entière applaudit aux intentions du Roi, et
croit que tous les Français sans exception lui rendront grâces d'un acte de
sagesse qui est en même temps un acte de justice et de bonté: point du tout ; il
y a encore des Français jésuites. On enlève les Mémoires de M. de Malesherbes,
l'on écrit et l'on imprime contre les Protestants. Je ne rentrerai ici dans
aucune des discussions que d'autres feraient mieux que moi ; je dirai seulement
à Mme la M. de N. de la part de la Religion Catholique qu'elle ne se croie point
du tout mise en danger par l'Édit du Roi, qu'elle ne s'affligerait pas même de
voir revenir en France beaucoup de familles françaises éparses en Suisse, en
Allemagne, en Hollande. Tout au contraire, elle croirait voir des brebis égarées
s'acheminant peu à peu vers le bercail. Et en cela je crois que la Religion
Catholique ne raisonne pas trop mal pour une Religion. Par exemple, vous
m'avouerez, Madame la M..., qu'aujourd'hui que le grand fanatisme n'est plus si
commun qu'autrefois, il est très possible que des gentilshommes français,
retournés dans leur ancienne et véritable patrie, désirassent d'y voir leurs
enfants en possession de tous les avantages dont leur naissance les rendrait
susceptibles, et les laissassent aller d'abord indifféremment au prêche et au
prône, puis se marier avec des Catholiques, si le Roi et le Parlement veulent
bien le permettre, puis entendre la messe, l'un avec sa femme, l'autre avec son
mari. Vous m'avouerez encore que les enfants de ces enfants pourraient bien
ensuite être baptisés par des Prêtres Catholiques, puis aller à confesse, etc.
Et voilà autant de convertis, pour lesquels on n'aura point employé ces
dragonnades dont votre Religion doit se faire un peu de peine, quand même ce
seraient toujours des Noailles qui les commanderaient. J'ai parlé des
gentilshommes, parce que les âmes nobles doivent un peu plus intéresser une
grande Dame que les âmes roturières, mais il y aurait des espérances assez
semblables à concevoir pour celles-ci. Et à présent je me tourne vers toute la
Nation Française, voulant essayer de faire agir sur elle, envers ses enfants
expatriés, un genre de reconnaissance dont elle me paraît très susceptible. </p>
<p> La France est glorieuse avec raison de l'empire qu'elle exerce sur la plupart
des Nations de l'Europe, en leur faisant parler sa langue, jouer ses comédies et
lire ses livres, au point qu'avec le français on se fait entendre presque
partout, et qu'avec le français beaucoup de gens paraissent des littérateurs
passables sans entendre ni le grec, ni le latin. A qui la France doit-elle cet
empire aussi lucratif que glorieux? Car on n'irait pas en foule s'engouer à
Paris de vos modes, y répandre son argent en mille manières, si on n'entendait
pas la conversation, si on ne jouissait pas des spectacles. A qui, dis-je, la
France doit-elle cet agréable empire, qu'elle exerce bien plus sur l'Angleterre,
l'Allemagne, et la Hollande, que sur l'Italie et l'Espagne, à qui, si ce n'est à
ses réfugiés, répandus dans tous les pays Protestants? Sans eux, la Cour de
Berlin n'aurait pas été française, le feu Roi de Prusse n'aurait pas écrit en
français, son frère, le Prince Henri, n'aurait pas entendu avec cette finesse
les hommages qui lui ont été rendus en France, et n'y aurait pas répondu avec
cette sensibilité. Grâce aux instituteurs français, les enfants hollandais et
allemands apprennent La Fontaine par coeur, dès qu'ils savent parler ; depuis
quarante ans, les lettres de Mme de Sévigné sont entre les mains de toutes les
Allemandes, de toutes les Hollandaises, de toutes les femmes de Suisse, un peu
bien élevées, et le règne de Louis XIV leur est bien plus connu qu'aucune partie
de l'histoire de leur propre pays. Lirions-nous aujourd'hui Montesquieu,
Voltaire, Buffon, vos édits, vos mémoires, vos remontrances, si votre langue ne
nous était pas familière, si votre pays n'était pas une seconde patrie pour la
plupart d'entre nous, une patrie que se choisissent le goût et l'élégance? Après
avoir reconnu la cause dans ses effets, nous verrons combien ces effets étaient
naturels, si nous fixons les yeux sur la cause elle-même. </p>
<p> Dans le temps que Saurin faisait accourir à ses sermons tout le beau monde de La
Haye, plusieurs Français et Françaises de qualité y donnaient la prévention la
plus favorable pour leur Nation, et les reparties fines de Mme de Dangeau les
jugements qu'elle portait sur les gens et les ouvrages, étaient cités dans toute
la Hollande. Deux parentes du Duc de La Rochefoucauld furent gouvernantes
d'enfants chez des gens de qualité à Utrecht ; d'autres filles de condition
pleines d'esprit, et de mérite, y tenaient une école au commencement du siècle,
et vers l'an 1720 de jeunes gens des deux sexes jouèrent chez elles <hi
rend="italic"> Iphigénie </hi> et <hi rend="italic"> Idoménée. </hi> Je le
demande, ces émanations de la France ne doivent-elles pas avoir contribué
infiniment à vous faire régner sur les esprits des peuples où elles furent
portées? </p>
<p> A présent qu'il ne vous reste plus à faire aucune conquête de ce genre, à
présent que nous sommes les tributaires de votre littérature, et presque les
esclaves de vos usages, rappelez, Français, il en est bien temps, les exilés qui
vous ont acquis cet empire ; rappelez-les avec empressement, avec amour ; vos
rigueurs furent si peu modérées! Ne soyez pas timides et avares dans vos
faveurs. La Religion Catholique assise chez vous sur le trône, entourée d'une
milice si vigilante et si nombreuse d'Évêques, d'Abbés, de Moines de toute
espèce, qu'a-t-elle à redouter? Mme la M. de N. en entendra-t-elle une messe de
moins, quand les Protestants seraient non seulement mariés, mais heureux en
France? C'est la Religion Protestante qui devrait trembler, car la tolérance
fait plus de prosélytes que la persécution. </p>
</div>
<div type="chapter">
<head> BIEN-NÉ [N°s 8 et 10] </head>
<p/>
<p>
<hi rend="italic"> Conte </hi>
</p>
<p> Il y avait, je ne sais où, un Roi né avec un esprit droit, et un coeur ami de la
justice ; mais dont une mauvaise éducation avait laissé les bonnes qualités
incultes et inutiles. Il n'avait pas été plus heureux du côté de l'exemple : car
à la Cour du Roi son grand-père, on s'occupait de tout, hors du gouvernement. Le
petit-fils, avant de parvenir au trône, tenu dans une ennuyeuse oisiveté, et une
plus ennuyeuse dépendance, avait trouvé bon de secouer le joug de son rang, du
moins quant au langage, et il avait adopté les manières les plus populaires
d'exprimer, tantôt son impatience, tantôt les saillies de sa gaieté. Ce goût-là
est très naturel, sans doute, puisqu'il est presque universel. C'est par goût
que le postillon parle d'une certaine façon à ses chevaux, le laboureur à sa
femme, le seigneur à ses laquais ; car il n'est point prouvé qu'il faille jurer
pour se faire respecter et obéir. </p>
<p> Le Roi dont je parle, et que j'appellerai Bien-Né, était gros mangeur et grand
chasseur. Rien encore de plus naturel. Depuis Nemrod, tous les ministres de la
guerre, de la marine, des finances, tous ceux qui entourent un Souverain, et
voudraient faire son métier à sa place, disent que chasser est un plaisir de
Roi, un plaisir noble, une image de la guerre. De quelle guerre, bon Dieu? De
celle où l'on égorgerait des innocents désarmés! Mais un jeune Roi ne raisonne
pas, il chasse : les soucis de la Royauté ne galopent point avec lui, et ne
l'attendent pas non plus dans le palais à son retour. Il a faim ; il mange; il a
soif, il boit ; il est fatigué, il s'endort. </p>
<p> Bien-Né trouvait pourtant le temps de travailler avec ses ministres ; mais
c'était toujours <hi rend="italic"> ad hoc: </hi> on ne débattait jamais
librement avec lui les grandes questions de la politique et des lois ; on ne
s'entretenait jamais librement en sa présence des événements publics, ou
particuliers ; ses courtisans, ses parents, ne lui parlaient d'aucune affaire ;
le travail diurne fini, il ne songeait plus à rien ; et ses ministres ne
s'occupaient que des moyens de conserver leur place. Pour les courtisans, ils
pensaient jour et nuit à obtenir de l'argent et des faveurs. </p>
<p> A force de bonté et de négligence de la part du Roi, de tours de force et
d'adresse de la part de tous ceux qui l'entouraient, les abus, les fripons et
les friponneries pullulèrent, les honnêtes gens tremblèrent, les frondeurs
crièrent, les affaires s'embarrassèrent horriblement ; Bien-Né ne sut bientôt
plus où donner de la tête. Il avait lu dans sa première jeunesse certaines
déclamations adressées aux Rois, car il y avait dans son pays des philosophes
déclamateurs ; mais il ne lui en était resté que le souvenir confus d'un bruit
cadencé, et rien qui fût applicable aux conjonctures présentes. Il lisait de
temps en temps les discours emphatiques, jérémiques et exhortatoires qui lui
étaient présentés ; mais ne paraissant écrits que pour lui déplaire, ils ne
remplissaient aucun autre but, si ce n'est qu'ils l'endormaient aussi
quelquefois. </p>
<p> Au moment où il était le plus embarrassé, il fut attaqué d'une légère maladie :
resté seul un jour, parce qu'on le croyait endormi, il pensa, et ce fut assez
tristement. Pour la première fois de sa vie, il eut une sérieuse et véritable
inquiétude sur la situation de son royaume et de ses sujets. « Sagesse,
s'écria-t-il, après une heure de réflexions profondes, sagesse, que j'ai si
souvent entendu vanter et que personne encore ne m'a fait connaître, je
t'écouterai, si tu daignes me parler. Viens régner, ô sagesse, sur un Roi qui
veut t'obéir! » Il ferma les yeux : une femme d'une figure majestueuse lui
apparut, et lui dit : « je suis celle que tu invoques ; ne jure plus, ni dans ta
bonne, ni dans ta mauvaise humeur. - Je le veux bien, dit le Roi, mais ce ne
sont pas quelques mots un peu trop énergiques qui ont dérangé mes finances ; ô
Déesse! sera-ce en m'en abstenant que je les rétablirai? - Obéis-moi, répliqua
le fantôme : dans huit jours je t'en dirai davantage. » Le Roi obéit. Son style
ne fut plus le même, sa gaieté fut décente, son impatience fut contenue. Les
courtisans ne comprenaient rien à cette métamorphose. Quelques-uns d'entre eux
en furent extrêmement alarmés. « Si le Roi, disaient-ils, peut surmonter d'un
moment à l'autre, une habitude prise depuis si longtemps, il pourra tout ce
qu'il voudra : ô fortune, ne permets pas qu'il veuille voir clair dans les
affaires, apprécier la louange, discerner le mérite, se passer des inutiles,
éloigner les flatteurs! » Le Roi remarquait cette consternation, mais il n'en
démêlait pas la cause ; seulement il se savait très bon gré d'avoir su se
vaincre, et trouvait mauvais que, loin de lui en faire compliment, on eût l'air
plus intimidé avec lui que s'il avait dit aux gens les plus grosses injures. </p>
<p> Huit jours après la première apparition, le Roi s'enferma dans son cabinet, et
au bout d'une heure de rêverie, à vit le même fantôme qui lui dit d'un ton plus
doux que la première fois : « Sois plus sobre. - J'y consens, dit le Roi, mais
j'ai l'estomac très bon, et ce n'est pas ce que je mange et bois qui peut ôter
la subsistance à mon peuple. - Obéis, dit le fantôme : je t'en dirai davantage
dans huit jours. » Le Roi obéit. Il faisait placer auprès de lui sur la table
une bouteille moitié eau, moitié vin, et quand elle était finie, n'ayant plus de
quoi boire, il cessait de manger. </p>
<p> L'étonnement redoubla, et la consternation devint générale. Bien-Né s'aperçut
qu'il avait la tête beaucoup plus libre qu'auparavant, et que cependant on lui
parlait beaucoup moins d'affaires. « C'est singulier, disait-il, jamais je n'ai
été si disposé à travailler, on doit voir que je suis moins distrait et moins
assoupi que je n'étais, et cependant on ne me propose point de projets utiles,
on n'a plus rien à me demander, ni à me dire. » </p>
<p> Outre que l'abstinence où il vivait, ne laissait pas que d'être pénible, ce
silence où l'on restait avec lui l'ennuyait un peu, mais l'espèce d'amie qu'il
s'était acquise, lui revenant dans l'esprit à tout moment, le consolait
beaucoup, et il était très curieux de savoir ce qu'elle lui dirait à leur
première entrevue. </p>
<p> Le jour venu, Bien-Né n'eut pas peu de peine à se débarrasser de ses courtisans,
qui commençaient à redouter à l'excès ses moments de retraite et de solitude. Il
leur dit enfin : « Je veux être seul »; et ils s'éloignèrent. Le fantôme ne se
fit pas attendre. </p>
<p> « Chasse moins souvent, lui dit-il ; le pouvoir que tu as sur toi-même, augmente
à mesure que tu l'exerces, et ce sacrifice ne te sera pas plus difficile que les
autres. » Bien-Né ne fit cette fois aucune objection : il se demanda seulement
quel usage il ferait du temps qu'il avait coutume d'employer à la chasse. «
Est-ce du temps gagné, dit-il, si je ne sais qu'en faire? - Obéis, dit le
fantôme, je reviendrai dans quinze jours. » Le Roi, qui ce jour-là se proposait
de courir le cerf, fit contremander les courtisans, les chevaux, et les chiens,
et resta seul, à se promener, et à rêver dans sa chambre. Huit jours se
passèrent, pendant lesquels il ne chassa qu'une fois. Il s'ennuya souvent ; mais
le régime, auquel il continuait à s'astreindre, ne lui coûtait plus du tout. Le
neuvième jour, il demanda des livres. Le dixième, après quelques heures de
lecture, il regarda, pour la première fois, les chefs-d'oeuvre de peinture et de
sculpture dont il était environné. Le onzième, il chercha, parmi ses courtisans,
celui avec qui il pourrait le mieux s'entretenir de ses lectures. Le douzième,
il chassa avec un médiocre plaisir ; et de retour de la chasse, il ordonna qu'on
vendît les trois quarts de ses chiens et de ses chevaux, mais quant à ceux qui
en prenaient soin il leur permit de rester sans rien faire, jusqu'à ce qu'il pût
les employer autrement. Il s'aperçut, le treizième jour, qu'il n'avait eu depuis
trois semaines aucune fantaisie coûteuse, aucune complaisance dangereuse, et
cela le fit travailler avec ses ministres beaucoup plus gaiement, et donner son
avis beaucoup plus nettement, qu'il ne l'avait jamais fait. Le quatorzième, il
remarqua qu'autour de lui tout prenait une face nouvelle ; que les physionomies
qui lui avaient toujours paru les plus ouvertes et les plus agréables devenaient
riantes et sereines, que celles qui au contraire annonçaient l'agitation et les
passions inquiètes étaient, ou sombres, ou abattues. Il s'éloigna de ceux qui
lui déplaisaient, s'entoura des autres, et de sa vie il ne s'était senti si à
son aise ni si gai. Le quinzième jour, il trouva la majestueuse femme dans son
cabinet au moment où il s'y retira. « Je suis contente, lui dit-elle ; tu as
suivi mes conseils et aucun des bons effets qui en sont résultés ne t'échappe et
ne te trouve insensible. Il faut à présent établir plus de liberté entre toi, et
les citoyens les plus dignes de ta confiance : il faut qu'on puisse à toute
heure, et en toute occasion, te parler de tout ce qu'il t'importe de savoir, et
qu'il ne soit plus nécessaire d'épier le moment de ton loisir, de consulter ton
humeur, d'attendre tes questions, pour obtenir de toi une résolution sage et
utile : il faut que ton avis puisse être discuté librement avec toi-même, et que
le sujet converse avec le Roi. - Ah Déesse! s'écria Bien-Né, moi et mes pareils
sommes accoutumés à être trompés et n'ignorons pas qu'on se permet contre nous
des quolibets et des chansons ; mais se voir questionné, interrompu, contredit,
comment un Roi de ma conséquence pourrait-il s'y faire? - Celui de tes
prédécesseurs, répondit le fantôme, qui est en plus grande vénération parmi tes
sujets, dont la mémoire leur est la plus chère, et auquel tu aimais à être
comparé, s'est vu questionné et contredit, et n'a dû ses qualités les plus
aimables et les plus précieuses qu'à l'égalité dans laquelle la mauvaise fortune
l'avait forcé de vivre avec les autres hommes, et au niveau, pour ainsi dire, de
leurs besoins et de leurs passions. Tu es si puissant que tu ne seras toujours
que trop respecté; peu de gens auront assez de vertu pour vouloir risquer de te
déplaire. Obéis-moi : je ne viendrai plus te chercher à des jours marqués ; mais
je t'apparaîtrai au milieu de tes conseils, dans les conversations
particulières, dans les fêtes publiques, auxquelles je te conseille de prendre
part ; je te ferai tirer parti des discours sages, des discours frivoles et même
des discours insensés : je serai ta compagne et ton amie. » </p>
<p> Le Roi obéit, et sa Cour devint comme la maison d'un particulier sage, éclairé,
et sociable, où les enfants, les amis, les domestiques, parlent, conseillent,
agissent, avec intelligence et zèle, pour le plus grand bien du maître et de la
famille. L'intérêt de la chose publique fut la pensée habituelle du Roi : en se
couchant, en se réveillant, en se promenant, il était occupé du bien de ses
sujets, de la gloire de son État, et de la sienne propre. Du moment où il eut
vraiment besoin de se délasser, ses divertissements cessèrent d'être ruineux, et
il s'amusa plus à beaucoup moins de frais. La sagesse lui tenait parole, et
toujours à sa portée, elle l'aidait en toute occasion de ses conseils. Un jour
il lui demanda quelle devait être sa principale lecture. Elle répondit : «
L'histoire. » Un autre jour, elle lui dit : « Chacun de tes Ministres veut
signaler son élévation, et en marquer l'époque, par quelque réforme qui est
ordinairement ou puérile, ou cruelle, par des institutions dont les
inconvénients, non encore éprouvés, existent néanmoins, et ne tardent pas à
paraître. C'est surtout dans les armées que les changements sont subits et
fréquents, mais la victoire n'est pas attachée à la dénomination, ni au vêtement
du guerrier. Oblige ton nouveau Ministre à étudier dans les abus actuels la
source de tous les abus à craindre, et à bien connaître l'esprit militaire de la
nation avant de tenter une réforme qui, faite à la hâte, serait suivie bientôt
d'une réforme nouvelle. Songe surtout, songe bien, qu'il ne faut affliger aucun
de tes sujets si tu n'y es pas obligé pour le bien de tous. » </p>
<p> Une autre fois la sagesse dit à Bien-Né: « Je ne te conseille pas de te déguiser
en marchand comme le Calife Aaron Alraschid, pour aller écouter ce qu'on dit et
voir ce qu'on fait, dans les cabarets, et dans les maisons particulières ; je ne
te conseille pas non plus de courir les grands chemins comme Tracassier ton
allié, t'amusant à te faire méconnaître quelque temps et reconnaître ensuite, de
manière à causer les cris des enfants, les accouchements prématurés des femmes,
et les longs éloges des gazetiers ; mais je te conseille d'accoutumer tes yeux à
se fixer sur les objets dont il faut que tu t'occupes, et d'accoutumer les yeux
de ton peuple à te voir avec moins de surprise que de plaisir. - Et où veux-tu
que j'aille pour cela? dit le Roi. Entre, dit la sagesse, entre quelquefois sans
suite dans les'cabanes de tes cultivateurs, dans les hôpitaux, et même dans les
prisons ; montre-toi sur les chantiers et au milieu des exercices des troupes
dans les villes de guerre, et surtout moque-toi ouvertement des exagérations
avec lesquelles on voudrait peindre des actions si simples, des vertus qui te
coûteront si peu. » Le Roi obéit, et peu à peu il sembla que la sagesse
elle-même fut sur le trône. Les finances se rétablirent : la Nation fut plus
florissante et plus respectée que jamais, et Bien-Né fut aussi heureux qu'un Roi
peut l'être. </p>
</div>
<div type="chapter">
<head> UN SAVETIER DU FAUBOURG SAINT-MARCEAU, AU ROI [N° 13] </head>
<p>
<hi rend="italic"> Sur les Lettres de Cachet </hi>
</p>
<p> SIRE, </p>
<p> Votre Majesté a dit, le 17 janvier, qu'elle ne souffrirait pas que son Parlement
s'élevât <hi rend="italic"> contre l'exercice d'un pouvoir que l'intérêt des
familles et la tranquillité de l'État réclament </hi>
<hi rend="italic"> souvent et que des Magistrats eux-mêmes ne cessent d'invoquer
</hi> . Je ne suis qu'un pauvre savetier, mais cela n'empêche pas que je ne
m'intéresse aux affaires politiques, et je me suis fait expliquer cet article de
votre réponse à votre Parlement. On m'a dit que Votre Majesté donnait souvent,
pour l'intérêt et la tranquillité des familles, à un père la permission de faire
enfermer son fils, à un fils la permission de faire enfermer son père, et même à
une femme la permission de faire enfermer son mari, et que des Magistrats riches
et grands Seigneurs comme Présidents à Mortier et autres sollicitaient et
obtenaient quelquefois ces sortes de permissions, à la grande satisfaction des
renfermants quoique au grand déplaisir des renfermés, et au grand scandale du
public. Pour moi, j'aime extrêmement les Lettres de Cachet depuis que je sais
qu'elles servent à cet usage, et je prie très instamment Votre Majesté de m'en
envoyer trois, au moyen desquelles je me débarrasserai, d'abord, d'une femme
babillarde et tracassière, qui ne fait rien de ce qu'elle doit, et qui fait tout
ce qui m'est désagréable, secondement d'un fils qui veut absolument épouser la
bâtarde d'un décrotteur du voisinage, ce qui plongerait toute ma famille dans
l'humiliation et le désespoir, enfin de mon frère qui, ayant fait des épargnes
considérables dans sa qualité de portier d'un conseiller au Parlement, a
témoigné depuis peu quelque envie de se marier. Or quel mécompte pour moi et
pour mes enfants qui avons toujours compté sur son héritage. </p>
<p> Un de mes amis à qui j'ai communiqué la requête que je voulais présenter à Votre
Majesté s'en est extrêmement moqué, et m'a assuré que l'on n'accordait des
Lettres de Cachet qu'à des gens riches et considérables, et en état par
conséquent de témoigner de manière ou d'autre leur reconnaissance à vos
Ministres. « Encore, m'a-t-il dit, si vous aviez une fille bien jolie, ou un
fils bien beau garçon! » Mais, Sire, je regarde ce discours comme une calomnie
atroce et punissable, et je ne croirai jamais que vos soins paternels dédaignent
l'intérêt d'une famille de savetier plus que celui d'une famille de Princes du
sang. Ne sommes-nous pas tous vos enfants, et n'est-il pas question pour moi des
intérêts les plus chers à l'homme, l'intérêt de mon repos troublé par la
mauvaise humeur de ma femme, l'intérêt de mon honneur menacé par le mariage que
projette mon fils, l'intérêt de ma fortune que le mariage de mon frère
condamnerait à jamais à la plus triste médiocrité. Sachez, Sire, qu'outre ce
fils rebelle et aveuglé par l'amour j'ai cinq autres garçons qui pourront
prétendre aux alliances les plus honorables si la tache que nous redoutons nous
est épargnée, que j'ai trois filles médiocrement belles, comme Votre Majesté l'a
pu voir par la réponse de mon ami, et auxquelles pensent néanmoins, un
cordonnier, un boulanger, et un charcutier des plus achalandés du faubourg
Saint-Marceau, qui se retireront tous, si le funeste mariage de mon aîné
s'effectue. Et qui sait quelle révolution celui de mon frère pourra produire
dans des âmes aussi sensibles peut-être à l'argent qu'à l'honneur. projet
inconcevable d'un frère dénaturé! Se marier! lui qui jusqu'à ce jour,
c'est-à-dire jusqu'à sa cinquantième année, a toujours prodigué à mes enfants
les plus tendres caresses et par mille bonbons et autres petits cadeaux les a
fait s'envisager comme ses enfants, c'est-à-dire comme ses héritiers. </p>
<p> Sire! assurez le bonheur d'un père et de huit enfants par l'exercice d'un
pouvoir aussi précieux qu'il est absolu. N'avez-vous pas dit que la liberté
légitime de vos sujets vous est aussi chère qu'à eux-mêmes? Mot heureux qui est
un trait de lumière pour moi, en même temps qu'il semble fait exprès pour
aveugler et plonger dans une sécurité profonde, ma femme, mon frère, mon fils et
leurs pareils : car ils croient certainement leur liberté très légitime, mais
ils se trompent ; Votre Majesté n'aurait pas fait sans raison cette distinction
toute nouvelle : et qui ne voit que la liberté illégitime est celle dont
jouissent certains sujets incommodes à d'autres sujets plus riches, plus forts
ou en plus grand nombre? C'est visiblement le cas dans cette occasion. Il n'y
aura dans ma famille que trois personnes sacrifiées au bonheur de neuf, Quelle
différence de neuf à trois! Et ne vaut-il pas cent fois mieux que trois insensés
passent le reste de leur vie dans une retraite qui les mette à l'abri de pouvoir
suivre leurs blâmables penchants que si un père de famille continuait à être
tourmenté et vexé, et ses huit enfants mis en danger de ne pouvoir obtenir un
établissement avantageux et honorable? Que vous en coûtera-t-il, Sire? presque
rien, nulle recherche pénible, nul souvenir fâcheux. Dites un mot et notre
bonheur sera assuré, et Votre Majesté n'y pensera plus, et toute ma famille fera
à jamais des voeux pour la prospérité de votre règne et de vos bienfaisantes
Lettres de Cachet. Mais, Sire, ne tardez pas ; car si mon fils demandait et
recevait les mêmes explications que moi, peut-être regarderait-il ma liberté
comme illégitime, et comme sa prétendue est très jolie, peut-être
fascinerait-elle les yeux de M. de... J'aurais beau crier à l'injustice entre
quatre murailles, il serait trop tard. </p>
<p> Ah Ciel! j'étais sur le point de passer sous silence mon argument le plus
entraînant, mais la pénétration de Votre Majesté et de ses clairvoyants
Ministres y aurait suppléé sans doute. Je n'ai parlé que de mon propre intérêt :
mais n'est-il pas évident, que le mariage de mon fils encouragerait la
bâtardise, et par conséquence le libertinage ; que l'impunité des défauts de ma
femme encouragerait l'insubordination dans un sexe qui remue et trouble tout,
s'il n'obéit, que mon frère n'étant plus jeune et pouvant épouser une jeune et
jolie femme, son mariage entraînerait peut-être mille et mille désordres? La
tranquillité de l'État demande donc, que dis-je, réclame, invoque, exige, les
trois Lettres de Cachet ; et votre Royaume peut aussi peu s'en passer que votre
fidèle sujet. </p>
<p>
<hi rend="italic"> Crépin Sabot. </hi>
</p>
</div>
</body>
</text>
</TEI>