-
Notifications
You must be signed in to change notification settings - Fork 7
/
Prevost_Monde.txt
338 lines (338 loc) · 816 KB
/
Prevost_Monde.txt
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31
32
33
34
35
36
37
38
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
49
50
51
52
53
54
55
56
57
58
59
60
61
62
63
64
65
66
67
68
69
70
71
72
73
74
75
76
77
78
79
80
81
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
92
93
94
95
96
97
98
99
100
101
102
103
104
105
106
107
108
109
110
111
112
113
114
115
116
117
118
119
120
121
122
123
124
125
126
127
128
129
130
131
132
133
134
135
136
137
138
139
140
141
142
143
144
145
146
147
148
149
150
151
152
153
154
155
156
157
158
159
160
161
162
163
164
165
166
167
168
169
170
171
172
173
174
175
176
177
178
179
180
181
182
183
184
185
186
187
188
189
190
191
192
193
194
195
196
197
198
199
200
201
202
203
204
205
206
207
208
209
210
211
212
213
214
215
216
217
218
219
220
221
222
223
224
225
226
227
228
229
230
231
232
233
234
235
236
237
238
239
240
241
242
243
244
245
246
247
248
249
250
251
252
253
254
255
256
257
258
259
260
261
262
263
264
265
266
267
268
269
270
271
272
273
274
275
276
277
278
279
280
281
282
283
284
285
286
287
288
289
290
291
292
293
294
295
296
297
298
299
300
301
302
303
304
305
306
307
308
309
310
311
312
313
314
315
316
317
318
319
320
321
322
323
324
325
326
327
328
329
330
331
332
333
334
335
336
337
338
LIVRE 1 Dans le commerce du monde, chacun a les yeux ouverts sur les vices et sur les ridicules d'autrui. Est-ce un sujet de reproche pour l'humanité? Non, suivant mes plus saines lumières, si de bonne foi, c'est-à-dire, avec la mêmejustice et la même attention, chacun ouvrait aussi les yeux sur les siens, on trouverait dans la comparaison et la balance des uns et des autres, non-seulement de fortes raisons pour supporter l' imperfection dans autrui, mais souvent des secours et des règles, pour se corriger et se perfectionner soi-même. Je pousse plus loin cette philosophie. J'accuse les hommes de s'arrêter aux dehors, dans la maligne recherche qu'ils font des ridicules et des vices, et de ne pas pénétrer jusqu'à la source du mal, qui réside ordinairement dans le cœur. Il me semble qu'avec la règle d'équité que j'impose, c' est-à-dire, en pénétrant d'aussi bonne foi dans les replis de leur propre cœur, ils auraient incomparablement plus d'avantage à tirer de ces intimes observations, que de leurs censures extérieures et superficielles. Mais pénétrer dans le cœur, qui passe pour impénétrable! Oui; si malgré le préjugé commun, des routes secrètes, ménagées par la nature, en ouvrent l'accès à ceux qui peuvent les découvrir. Je les ai cherchées pendant quarante ans, et j'abandonne au lecteur le jugement de mes découvertes. Cyrano s'est promené dans le monde lunaire; Kirker dans le monde souterrain; Daniel dans le monde de Descartes; Beker dans un monde enchanté: et moi, j'aipris pour objet de mes courses et de mes observations, le monde moral; carrière aussi vaste, moins imaginaire, plus riche, plus variée, plus intéressante, et sans comparaison plus utile. Après cet exorde, des récits tels que les miens demandent une autre espèce de préparation; celle qui captive l'esprit dans les rets imperceptibles de la vraisemblance, et qui donne, aux ouvrages d'imagination, des charmes qu'ils ne peuvent avoir sans cet heureux coloris. L' art, qui sait les en revêtir, doit être une vraie magie, pour opérer des effets, contre lesquels il ne craint pas de mettre un lecteur en garde, en osant les annoncer. Il a néanmoins ses principes naturels, qui, bien approfondis, sont peu différents de ceux de l'architecture, de la perspective et de la peinture. Mais c'est de les exercer, qu'il est ici question: d'autres circonstances les feront rentrer dans mon dessein, et me ramèneront peut-être à les expliquer. Je ne me croyais pas fait pour de si profondes spéculations. Ma naissance m'appelait au métier des armes, et mon éducation avait été conforme à cette vue. Les réformes de la paix d'Utrecht rendant les emplois très-rares, j'attendais, depuis quelques années, des occasions qui ne se présentaient pas; et la chasse était monunique amusement. Cependant, avec un esprit actif et des sentiments d'honneur, je conçus que pour l'héritier d'une bonne maison, il y avait un meilleur usage à faire de mon loisir. Je fus confirmé dans cette réflexion, par un événement auquel je ne m'attendais pas plus qu'à ses tristes suites. Mon père, homme sérieux, âgé de soixante-sept ans, et veuf depuis vingt, prit tout d'un coup la résolution de s'engager dans un second mariage. Il avait servi avec distinction, et sa retraite n'était venue que de ses infirmités. Une goutte opiniâtre l'attachait, une partie de l'année, au lit de douleur. Dans ce triste état, il ne semblait occupé que de sa tendresse pour son fils, seul reste d'une femme qu'il avait adorée. J'y répondais, par des respects et des soins, qui ne s'étaient jamais démentis; et ce sentiment avait eu beaucoup de part à l'oisiveté où j'avais passé ma première jeunesse. Mon père, sans être arrêté par toutes ces considérations, jeta les yeux sur une jeune personne, fille d'un gentilhomme voisin, qu'il n'avait pas vue trois fois, depuis dix-huit ans qu'elle était au monde. En me faisant l'ouverture de cet étrange dessein, il y mêla fort adroitement ses idées pour ma fortune, qui languissait dans l'obscurité d'une province; et, ce que le plaisir de m'avoir continuellementsous ses yeux lui avait fait éloigner jusqu'alors, il me proposa de faire le voyage de Paris, où mes propres soins feraient naître les occasions de m'employer, que nous attendions inutilement du zèle de nos amis. Il ajouta que la succession de ma mère, qui ne lui avait apporté que deux mille écus de rente, ne suffisant pas pour me soutenir, son dessein était d'y joindre une pension annuelle de la même somme; et que, dans quelque lieu que mes inclinations pussent me conduire, elle me serait comptée fidèlement. Je découvris aisément, dans son discours et dans ses offres, les détours d' un vieillard amoureux, à qui la présence d'un fils de mon âge était incommode, et qui ne pensait qu'à jouir tranquillement de ses nouvelles affections. Cependant je crus y voir aussi un fonds de tendresse paternelle, qui réveilla vivement toute la mienne. Loin de condamner son mariage, ou d'en murmurer, je pris naturellement l'air et le ton de la joie, pour le féliciter d'une résolution qui devait servir à son bonheur, puisqu'il ne pouvait l'avoir embrassée dans une autre vue. Je refusai de partir avant la célébration; et rappelant toutes mes notions de galanterie, je me chargeai de la fête nuptiale. Elle fut célébrée avec une magnificence, qui fitl'admiration de tous nos voisins. Mon père parut un peu confus de son rôle. Il évitait mon approche. Il avait peine à soutenir mes regards. Je m'en aperçus: je parvins à soulager sa confusion, par tant de franchise et de candeur, qu'il prit des manières plus libres avec moi; et le soir, en le laissant seul avec ma belle-mère, je me crus si bien dans son esprit, que je ne fis pas difficulté de l'exhorter, avec une gaieté respectueuse, à ménager sa santé. Le lendemain, quel fut mon étonnement, d'apprendre qu'avant la fin de la nuit, ma belle-mère avait appelé brusquement ses femmes, et qu'elle s' était fait conduire dans un autre appartement, sans que mon père eût marqué la moindre envie de s'y opposer! Je n'en accusai d'abord qu'un accès de goutte. Mais, de part et d'autre, le mystère fut bientôt éclairci. Ma belle-mère, hors d'elle-même, déclara, sans aucun ménagement, qu'elle était trompée par un indigne artifice, et livrée au pouvoir d'un vieillard infirme, pour lui servir de première esclave. Elle raconta qu'après de froides protestations, il lui avait fait le plan du genre de vie qu'elle devait suivre; c'était une assiduité constante auprès de son lit, le soin de l'amuser par de fréquentes lectures, la privation de toutes les compagnies du dehors, sur-tout le renoncementà la parure et l'éloignement de tous les jeunes voisins. à ce prix, il lui avait promis de la rendre heureuse, par ses complaisances. Lorsque dans son indignation, qu'elle n'avait pas laissé de contenir, elle s'était contentée de répondre qu'on ne faisait pas le sacrifice de sa jeunesse, pour mener une vie si triste et si dure, il lui avait dit nettement de se souvenir qu'il ne l'avait épousée qu'à cette condition.
L'explication s'était échauffée. Elle avait désavoué tous les articles de cet odieux traité. Mon père avait insisté du même ton; et la querelle était devenue si vive, que ma belle-mère avait pris le parti de se retirer. Mais elle était résolue, disait-elle, de soutenir tous ses droits; et jamais une femme de son âge ne serait tyrannisée à ce point par un vieux mari. Ce récit venant de ses propres domestiques, qui n'avaient pas ordre de se taire, j'étais fort impatient d'entendre mon père, ou de savoir des siens ce qu'ils avaient pu découvrir de cette aventure. Je fis appeler son valet-de-chambre, qui le servait depuis vingt-cinq ans, et qui jouissait de toute sa confiance. Cet homme, quoiqu'engagé dans un complot fort préjudiciable à mes intérêts, avait quelque affection pour moi. Il vint aussitôt; et n'attendant pas mes questions: monsieur, me dit-il, je brûlais de vous voir,et j'ai demandé plusieurs fois s'il était jour chez vous.
Il se passe des choses fort étranges dans cette maison. Je lui dis que c'était le sujet de ma curiosité, et que j'espérais de lui quelque explication. Il me fit à peu près le même récit, qu' on m'avait fait d'après les femmes de ma belle-mère. De ma chambre, ajouta-t-il, qui touche à celle de mon maître, j'ai tout entendu. Après le départ de madame, il a passé le reste de la nuit dans la plus violente agitation. Il a rejeté mes soins. Ce matin, il m'a vu long-temps autour de lui, sans me dire un mot; et je n'ai pas eu la hardiesse d'interrompre ce silence, auquel il n'est pas accoutumé pour moi. Mais ce n'est pas tout: en ouvrant sa porte, j'ai vu paraître une des deux femmes qu'il a données à madame.
Elle a demandé la permission d'entrer qu'on lui a fait attendre long-temps, et qu'elle n'a obtenue qu'après une sombre délibération. J'étais présent: elle a dit que sa maîtresse priait monsieur d'approuver qu'elle occupât l'appartement qu'elle avait choisi, et qu'elle y passât le reste du jour. Mon maître, plus irrité que jamais, a répondu d'un ton méprisant, que non-seulement il y consentait, mais qu'il la dispensait de reparaître jamais dans le sien. Ces nouvelles circonstances augmentèrent ma surprise. Je ne reconnaissais pas mon père, àqui je n'avais jamais trouvé qu'un caractère civil. Tout ce que j'entends, dis-je à son valet, est en effet fort étrange. Ne savez-vous rien qui puisse jeter du jour sur des incidents si singuliers? Il parut embarassé. Je le pressai d'avoir pour moi la sincérité qu'il me devait, et dont je serais quelque jour en état de le récompenser. Enfin, commençant par des excuses, dont la plus juste était son ancien attachement pour son maître, il me fit l'histoire du mariage de mon père. M De S O père de ma belle-mère, et notre voisin, avait plus de naissance et d'esprit, que de biens et de délicatesse d'honneur. Il était demeuré veuf, avec deux filles; et la difficulté de les marier, sans fortune, lui avait fait prendre le parti de les laisser au couvent depuis leur enfance.
Cependant l'occasion s'était présentée d'en marier une, mais avec peu d'avantage. Il l'avait rappelée près de lui dans cette vue; et la bienséance du voisinage l'ayant fait penser à nous la faire connaître, il nous l'avait amenée.
J'étais à la chasse. Le même jour, mon père, saisi d'un accès fort douloureux, languissait dans son fauteuil. Cette jeune personne, qui n'était pas mal partagée des agréments de son sexe, avait dû trouver peu d'amusements dans une visite si triste. Mais un sentiment de compassion naturelle, pour les souffrances d'autrui, l' avoitportée à les plaindre. Elle s'était attendrie, jusqu'à marquer de l'empressement pour les soulager; elle avait prêté officieusement ses mains à tout ce qui peut adoucir la situation d'un malade.
Mon père avait cru sentir du changement dans la sienne. Cette idée lui demeura dans l'esprit, lorsque sa compagnie l'eut quitté. Il regretta de n'avoir personne dont il pût attendre les mêmes soins, avec autant de bonté, avec autant d'affection et de grâces. Son imagination lui représenta quel soulagement il pouvait espérer dans ses continuelles douleurs, quelle consolation pour le reste de sa vie, s'il avait sans cesse à ses côtés, ou devant ses yeux, un contre-poison si doux. Il se livra tout entier à ces charmantes réflexions. Son valet ne me désavoua point qu'ayant entendu quelques mots échappés, et compris ce qu'il ne pouvait entendre, il n'eût secondé le penchant de son maître. La seule espérance de rendre sa propre vie plus douce, et de voir régner un peu de joie dans une maison assez mélancolique, avait pu le faire entrer dans cette disposition. Il avait exagéré le bon naturel de Mademoiselle De S O sa douceur, sa modestie, qui ne pouvaient être contrefaites en sortant du cloître, la facilité de lui faire conserver ces habitudes, en éloignant d'elle tout ce qui pouvoitles affaiblir. Il n'était pas vraisemblable que, sans bien, et n'en trouvant point dans le mariage qu'on lui proposait, elle pût résister à l'éclat de la fortune et de l'abondance. Son père, dont on connaissait l'ambition, y résisterait encore moins. De si fortes apparences entraînèrent un cœur à-demi rendu. La résolution fut si prompte, qu'on n'attendit pas la fin du jour pour l'exécuter; et ce qu'on désirait avec tant d'ardeur laissant des craintes qui ne pouvaient venir que de moi, l'ordre fut donné de ne me pas dire, à mon retour, que M et Mademoiselle De S O fussent venus au château. Le confident de mon père fut chargé des propositions. Elles furent reçues avec toute la facilité qu'on s'était promise. S O répondit du consentement de sa fille comme du sien. On ne manqua point de le prévenir sur le secret par lequel on voulait commencer avec moi. Il choisit le temps de mon absence pour voir mon père; et les articles furent dressés entre eux. S O garant des intentions de sa fille, qu'il représenta comme une personne fort simple, promit pour elle des excès de complaisance; jusqu'à régler son habillement, ses goûts et ses occupations. Mon père lui fit des avantages, dans lesquels sa tendresse pour moi fut peu consultée. Ensuite, n' espérant pas de pouvoir me dérober plus long-temps ses résolutions, ilavoit pris le parti de me les communiquer; mais l'affection paternelle baissant à mesure qu'il était emporté par son nouveau goût, il s'était flatté qu'en les apprenant, le chagrin me ferait précipiter mon départ. C'était me faire une autre injustice. à la vérité, j'avais conçu que je ne devais plus espérer de tenir le premier rang dans son amitié, et je m'étais bien imaginé que tous les articles de son traité avec les S O n'étaient pas en ma faveur: mais je ne me croyais aucun droit sur les inclinations ou les volontés d'un père; et les sentiments, que je lui avais marqués, me paraissaient un devoir. Ainsi je fermai les yeux sur ce qu'il y avait de mortifiant pour moi dans la conduite de son mariage; et ne pensant même qu'à chercher du remède à ses peines, je lui fis demander sur le champ la liberté de le voir. Son valet-de-chambre, qui prit volontiers cette commission, me fit attendre assez long-temps son retour. Il reparut à la fin; et ce fut pour m'apporter l'ordre de partir. En vain, me dit-il, dans son propre étonnement, il avait tout employé pour vaincre l'obstination de son maître: le mal venait de lui-même, c'est-à-dire, de la répugnance qu'il avait à souffrir ma vue, après une malheureuse aventure dont il craignait de lire le reproche dans mes yeux. Il se rappelait le discours badinque je lui avais tenu la veille; il ne le prenait plus que pour une cruelle ironie; et sur l'air joyeux qu'il m'accusait d'avoir affecté depuis quelques jours, peut-être me soupçonnait-il d'intelligence avec ma belle-mère. En un mot, il m'ordonnait absolument de partir, et le jour même, et sans vouloir m'accorder la grâce de le voir, que je lui avais fait demander. Ma tendresse eut plus de part à ma résistance, que le chagrin et l'humiliation de me voir comme chassé de la maison paternelle. Je n'entrepris point de me faire ouvrir sa porte malgré lui: mais prenant ma plume, je renouvelai, dans les termes les plus tendres et les plus pressant, la demande qu'il me refusait. Je lui promettais toute la soumission qu'il avait droit d' exiger, et dont je ne m'étais jamais écarté. Je ne désirais que la satisfaction de l'embrasser avant mon départ, et sa bénédiction, sans laquelle un fils bien né ne devait rien espérer d'heureux dans ses entreprises. Ma lettre fut lue, et ne changea rien à sa résolution. Il répéta le même ordre, avec toute la rigueur de l'autorité. Je résolus enfin d'obéir; et n'en désirant pas moins de me rendre utile à la tranquillité de sa vie, je pensai à voir un moment ma belle-mère, autant pour la disposer, s'il était possible, à vivre en paix aveclui, que pour l'informer de mon départ, et lui faire mes adieux. Je me présentai chez elle. On me dit qu'elle y était avec son père, et qu'elle me priait de différer ma visite. Cette excuse était si juste, que je ne portai pas mes réflexions plus loin. Il me parut également naturel que S O fût venu volontairement chez sa fille, ou que, dans les circonstances, elle l'eût fait avertir qu'elle avait besoin de ses conseils. Il se passa plus d'une heure, que j'employai aux préparatifs de mon voyage: mon dessein était de retourner chez ma belle-mère, lorsque son père l'aurait quittée; de faire ensuite, par quelques lignes respectueuses, une nouvelle tentative sur le mien, quoi qu'après des déclarations si précises, je n'attendisse plus rien de sa bonté; et de partir aussitôt. Un bruit extraordinaire, qui retentit jusqu'à moi, me fit prêter tout d'un coup l'oreille. C' était la voix de mon père, qui paraissait dans un emportement furieux, et qui demandait ses armes. On m'apprit qu'une visite de S O l'avait mis dans ce transport. Tout mon respect pour ses ordres ne m'aurait pas empêché de courir à lui, si l'on ne m'eût assuré que l'effort, qu'il avait fait pour sortir de son appartement, ayant irrité son mal, il y était rentré, dans lesbras de ses valets, pour se jeter sur son lit, où il ne souffrait pas moins de la violence de ses sentiments, que de celle de sa goutte. Je demeurai combattu, entre la crainte de l'offenser et le désir de pénétrer jusqu'à lui. Son valet de chambre vint finir mon embarras. Entrez, monsieur, me dit-il; j'ai ordre de vous appeler. Il m' annonça aussi-tôt. Oui, qu'il vienne, répondit mon père en m'entendant approcher; l'honneur doit l'intéresser pour moi; il faut qu'il me venge. Je mis un genou à terre, devant son lit. Dites, monsieur; quel est l'offenseur? Je me déclare son ennemi. Il me le fit jurer par toutes les puissances du ciel; et lorsqu'il eut reçu mon serment, paraissant oublier la rigueur avec laquelle il m'avait traité, il me nomma son cher fils, la seule douceur qu'il eût au monde. Son cœur en fut un peu soulagé; mais son ressentiment n'étant pas diminué, il me parla de S O comme du plus vil des hommes, par lequel il avait été joué avec la dernière bassesse, et qui venait d'ajouter l'insulte à la perfidie. Jamais ses infirmités, me dit-il, ne lui avaient paru si cruelles; elles le mettaient dans l'impuissance de se faire raison par ses propres mains. Il voulait ne me rien déguiser, pour me rendre encore plus sensible à sa honte; et là-dessus, m'ayant fait un long récit de tout ce que je n' ignoroispas, en pesant avec une extrême chaleur sur les plus noires parties de l'imposture, il en vint à la scène du même jour. J'en ai su, depuis, jusqu'à l'origine. S O n'avait pas appris, sans étonnement, celle de la nuit. Il s'était flatté, en trompant mon père, que ses ruses seraient ignorées, ou qu'elles auraient le succès d'une infinité d'autres, qui s'ensévelissent ordinairement dans les premières tendresses du mariage. Sa fille, qui n'y avait aucune part, lui avait demandé des explications qu'il n'avait pu refuser, et lui avait fait des plaintes amères de l'avoir engagée dans un si fâcheux mal-entendu. Il lui avait promis de remédier au désordre; mais comptant trop sur son adresse, il l' avait augmenté par son imprudence. En quittant sa fille, il s'était présenté à mon père, sans s'être fait annoncer; et d'un air aussi libre que sa visite, feignant de n'être informé de rien, il lui avait fait les compliments ordinaires, après la première nuit d'une heureuse noce. Mon père, plein de son ressentiment, s'était d'abord expliqué d'un ton, qui devait laisser peu de ressource à la plaisanterie: cependant S O, confondu par un reproche ouvert, et n'espérant rien de la dissimulation, avait eu recours au badinage.
Après avoir confessé qu'un peu d' industrie lui avait paru nécessairepour assurer l'établissement de sa fille, il s'était applaudi du succès; il avait même accusé mon père de n' entendre pas le monde, et de ne pas concevoir que si d'un côté les embarras de fortune obligeaient quelquefois à la ruse, un galant homme devrait se croire heureux d'avoir obtenu une femme aimable à toute sorte de prix. S O, comme on a pu l'observer, était fort libre dans ses principes. Il ignorait jusqu'où va la sévérité de l'honneur, dans un ancien militaire, qui en a toujours fait son idole. Il l'apprit dans ce moment. Mon père, ne se croyant pas moins outragé par ses railleries que par l'indiscret aveu de son artifice, oublia sa situation, s'emporta aux plus violents reproches, le pressa de sortir du château, avec défense d'y rentrer jamais; et voyant qu'il ne se hâtait pas d'obéir, il se jeta furieusement hors de son fauteuil, et demanda ses armes à grands cris. S O prit enfin le parti de se retirer. Le plus malheureux effet de cette querelle, et de la chaleur avec laquelle mon père m'en avait fait le récit, fut l'affaiblissement de ses forces, qui semblèrent l' abandonner tout d'un coup. Son chirurgien, qui n'était pas loin, lui trouva le pouls si faible, et tant d'embarras dans la poitrine, qu' appréhendant tout de cette prompte révolution, il lui conseilla de faireappeler les secours ecclésiastiques. On n'eut pas peu de difficulté à lui faire goûter cette proposition. Cependant, le mal paraissant résister aux remèdes, il y consentit. Je m'éloignai, dans la plus vive tristesse, pour laisser au prêtre la liberté de son ministère. Pendant cette triste cérémonie, il me vint à l'esprit d'entrer chez ma belle-mère. Je la trouvai mortellement affligée de l'indiscrétion de son père; et sa douleur parut augmenter, en apprenant le danger de son mari. Elle ne me laissa pas le temps d'observer, si ce dernier sentiment était sincère. Monsieur, me dit-elle avec une abondance de larmes, que je suis à plaindre! Et me conjurant de l'écouter, elle me fit une troisième histoire de son mariage. Non-seulement elle désavoua toute part à la mauvaise foi de son père, mais elle protesta qu'en devenant la femme du mien, elle avait senti tout ce qu'elle devait à la reconnaissance, aux lois conjugales, à l'honneur des deux maisons, sur-tout aux infirmités de son mari, et qu'elle avait porté cette disposition à l'autel. Pourquoi, dès le premier jour de son engagement, lui imposer d'humiliantes conditions, et le plus rigoureux esclavage? Toute autre femme aurait-elle souffert cette insulte? Son père, elle venait de l'apprendre, par des vues qu'elle condamnait et qu'elle avoitignorées, avait fait pour elle un traité si révoltant: mais pourquoi le mien l'avait-il cru nécessaire? Quelle horrible tyrannie de la part des hommes!
Que ne commençait-on, avec elle, par la confiance et l'amitié? Elle s'était récriée contre l'injustice; elle s'était dérobée aux injures; elle avait demandé un jour pour se consulter sur sa conduite; c'étaient les seuls crimes qu'elle eût à se reprocher. Mais on la connaissait mal, si c' était par la contrainte qu'on prétendait l'assujettir au devoir. Elle avait reçu du ciel un cœur vertueux; jusqu'au point, ajouta-t-elle, d' être plus sensible au péril où je lui représentais mon père, qu'à ses propres peines. Je trouvai, non-seulement beaucoup d'esprit à ma belle-mère, mais une parfaite vraisemblance à son apologie. Cependant ma réponse fut vague; et le serment que je venais de faire commençant à me causer de l'embarras, je lui dis que j'applaudissais à ses sentiments, que la paix tarderait peu lorsqu'elle dépendrait de mes soins, et que j' espérais d'heureux éclaircissements de l'avenir; mais que la situation, où j'avais laissé mon père, obligeait malheureusement de les différer. En effet, on vint m'avertir qu'elle n'était pas changée, et qu'après avoir satisfait au devoir de la religion, il demandait avec empressement à me voir. Ma belle-mère voulut mesuivre. Je jugeai que sa présence ne pouvait contribuer à la tranquillité du malade, et je la priai d'entrer dans cette considération. Ses pleurs, qui ne cessaient pas, les expressions naturelles de sa douleur, soutinrent l'opinion qu'elle m'avait fait prendre de son caractère, et me disposèrent plus que jamais à la plaindre. En arrivant chez mon père, je le trouvai seul encore avec le ministre ecclésiastique. Cet honnête homme, qui était le curé de notre paroisse, n'avait pas plus de lumières qu'il ne s'en trouve ordinairement dans le fond d'une campagne, où la plupart de ces chefs spirituels s'en tiennent à leurs premières études, et n'ouvrent pas d' autres livres que ceux qui leur servent à l'église: mais avec de la droiture et du zèle, ayant condamné les emportements auxquels mon père s' était livré, il l'avait fait consentir à les rétracter. Approchez, monsieur, me dit-il avec assez d'onction, venez recevoir les dernières volontés d'un cœur pénitent. Vous êtes dispensé de votre serment; et je suis chargé de vous défendre tous les projets de vengeance. J' approuvai beaucoup la pieuse disposition de mon père.
Mais, n'ayant marqué mon consentement que par un signe de tête, je m'aperçus qu'il restait quelque scrupule au curé. Il se baissa vers son pénitent, qui ne prononçait pasun mot. J'entendis qu'après quelques exhortations, il lui représentait qu'une promesse si simple était suspecte dans un jeune homme, sur-tout accompagnée du silence; et que pour mériter le pardon du ciel, il lui conseillait de me lier les mains par un serment contraire au premier. Vous sentez, ajouta-t-il, que l'un sera réparé par l'autre. Le malade n'opposa rien à cette décision: et moi, qui ne souhaitais que de rendre ses derniers moments tranquilles, je fis, dans les termes du curé, le serment qu'il me dicta. Ainsi dans l'espace d'un quart-d' heure, j'avais juré solennellement de venger mon père et de ne le pas venger. Je m'attendais que ce prélude serait suivi de quelque ouverture de réconciliation avec S O et sa fille: mais rien ne paraissant y conduire, j'en fis la proposition au curé, que je pris un moment à l'écart. Il me répondit qu'il n'avait rien épargné pour inspirer ce désir à son pénitent, et qu'il n'avait pas eu le bonheur d'y réussir; mais qu'il était parvenu à le faire renoncer au sentiment de la haine, et qu' il ne l'avait absous qu'à cette condition: qu'à la vérité il avait fallu lui passer le mépris, dans lequel il s'était retranché avec une opiniâtreté inflexible; mais qu'il avait crû lui pouvoir accorder cette faveur, en se souvenant que l'écriture, qui recommande la charité avectant d'instances, ne parle nulle part de l'estime; qu'après tout, je devais être tranquille sur le salut de mon père, parce qu'il lui croyait l'attrition. Toutes ces idées, de la part du confesseur et du pénitent, n'auraient pu manquer de me réjouir dans une circonstance moins affligeante. Heureusement pour mon père, son mal n'alla point jusqu'à lui faire éprouver la valeur de ces principes. Mais sa guérison vint d' un côté, dont il ne l'attendait guère. Je le voyais comme enseveli dans les ombres de la mort; et quoique son pouls eût repris un peu de force, mes yeux m'assuraient, autant que le témoignage du chirurgien, que l'incendie, répandu dans la poitrine et dans toutes les parties vitales, n' était pas diminué. Sa vue était obscurcie. Il respirait difficilement. Dans cette langueur, qui ne lui promettait pas quatre heures de vie, on ne pouvait tirer un mot de sa bouche. Il me vint à l'esprit de tenter une conquête, que le bon curé avait manquée. Je m'approchai de son lit; et mettant dans mes regards toute la tendresse dont je me sentais le cœur pénétré, monsieur, lui dis-je, si la violence de vos maux vous laisse quelque sensibilité pour la respectueuse douleur d'un fils, avec quel désespoir croyez-vous que j'envisage la perte d'un si bon père! Il augmente sansmesure, lorsque je tourne les yeux sur le bonheur qui vous attendait, et que je vois prêt à vous échapper. Un moment que j'ai passé hors de cette chambre m'en a trop appris, pour le peu de fruit que votre situation m'en laisse espérer. Ah! Que n'ai-je pu me l'imaginer plutôt! J'ai vérifié que ma belle-mère est innocente, et qu'elle mérite vos adorations. Je l'ai vue. J'ai trouvé une femme inconsolable, qui pleurait la bassesse de son père, dont elle n'est informée que depuis deux heures; qui gémissait d'en être accusée; qui n'ayant pu comprendre plutôt la cause de vos chagrins, se désespérait encore de son erreur, et qui, dans la demande qu'elle vous a fait faire aujourd'hui, n'avait d'autre objet que de se procurer le triste éclaircissement qu'elle a reçu; brûlant ensuite de vous voir, et disposée à tout entreprendre pour se rétablir dans votre estime par des soins libres, par des tendresses, des sacrifices et des assiduités volontaires.
Elle ignorait encore l' accident qui me fait trembler pour vos jours. C'est une épreuve, à laquelle j'ai voulu mettre ses sentiments. Toutes mes expressions ne vous représenteraient pas la douleur, dont je l'ai vue saisie à cette affreuse nouvelle. Son visage a changé; elle s'est abandonnée aux larmes; elle a dit mille choses touchantes son cœur était sur ses lèvres. Elle voulait pénétrerici, me suivre, venir demander pour toute grâce, que ses services et ses pleurs fussent soufferts; vivre, disait-elle, ou mourir pour vous. Je l'ai retenue malgré ses efforts. D'autres soins vous occupaient: et je n'aurais rien entrepris sans vos ordres. Mais voyant votre attention plus libre, j'ai cru vous devoir ces informations, qui peuvent être de quelque douceur pour vous. Mon unique vue était effectivement d'adoucir les amertumes de mon père, et de le porter à la réconciliation que j'avais proposée. Je fus plus heureux que je n'osais l'espérer. S'il ne m'avait pas interrompu par des cris de joie, c' est que l'embarras de sa poitrine les arrêtait encore. Mais, à chaque circonstance de mon récit, j'avais remarqué du changement dans ses traits. Ses yeux s'étaient éclaircis, et sa contenance était devenue plus ferme. Enfin son oppression même paraissant diminuer, il me demanda d' un air attendri, où était donc sa femme?
Vous la verrez à l'instant, lui dis-je; c'est lui ouvrir la porte du ciel: et prenant son silence pour un ordre, je volai à l'appartement de ma belle-mère. Je n'avais pas exagéré sa douleur: je la trouvai noyée dans ses larmes. Une flatteuse explication les ayant séchées tout d'un coup, je lui présentai mon bras, sur lequel je remarquai néanmoinsqu' elle ne s'appuyait qu'en tremblant.
Quelques mots la fortifièrent. Votre rôle, lui dis-je, est aisé, puisque le succès est certain. Je lui dois cette justice, qu'elle y mit autant de vérité que de décence et de grâces. Nous arrivâmes au lit de mon père: elle prit sa main, qu'elle serra dans les siennes, en penchant la tête affectueusement jusqu'à lui; et de son côté, poussant un profond soupir, par lequel il sembla que sa poitrine se fût dégagée, il passa autour d'elle son autre main, dont il la serra quelque temps aussi, avec un mouvement fort passionné. J'avais commencé le miracle; ma belle-mère l'avait achevé. Son empressement fut ensuite si vif et si naturel, pour rendre mille sortes de soins au malade, que par la vertu du même charme, il ne lui resta bientôt que ses infirmités ordinaires. Mais en accordant toute son affection à la fille, il demeura inflexible pour le père. Le malheur que j'eus quelques mois après, de la perdre par un accident soudain, me laisse ignorer ce qu'il méditait en ma faveur. Dans la satisfaction qu'il me témoigna, de l'ardeur et du succès de mon zèle, il me promit que je m'appercevrois peu des avantages qu'il avait faits à ma belle-mère. On verra que le temps où le pouvoir lui manqua, pour changer ses dispositions.Cependant la pension de deux mille écus me fut confirmée, avec délégation sur une de ses principales terres; mais un fils moins respectueux aurait pu se plaindre, que, par les formalités dont cette promesse fut accompagnée, on parut y borner toutes ses prétentions. Ensuite, lorsque sentant moi-même la nécessité de faire le voyage de Paris, je recommençai à parler de mon départ, il me fut aisé de reconnaître que si l'on n'était pas revenu à me l'ordonner, je n'en avais obligation qu'à l'utilité qu'on avait tirée de mes services, et qu'on n'en désirait pas moins mon éloignement. Ma belle-mère en parut seule affligée, et je fus extrêmement sensible à cette généreuse bonté. Mes adieux furent si froidement reçus de mon père, que me rappelant cette indifférence après l'avoir quitté, j'en fus touché jusqu'aux larmes. Je partis. Les réflexions, dont je fus assiégé dans ma route, furent celles qui devaient suivre naturellement cette étrange et prompte multiplicité d'aventures. Ce n'était pas la première fois que les mêmes idées m'occupaient. Un esprit actif, que je n'ai pas fait difficulté de m'attribuer, et qui m'avait rendu jusqu'alors mon oisiveté fort ennuyeuse, n'était pas l'unique propriété de mon caractère. Le ciel m'avait partagé d'un fond naturel de philosophie, qu'uneéducation militaire avait laissé sans culture, et que je ne reconnus qu'à force de l'exercer, mais qui me portait à méditer profondément sur tout ce que j'entendais ou que je voyais autour de moi.
La chasse et la solitude avaient fortifié ce penchant. Je m'y livrai dans ma route, avec d'autant plus de goût, que la froideur de mon père m'avait laissé une tristesse réelle, qui me disposait seule à la rêverie. Toutes les scènes, qui venaient de se passer sous mes yeux, se retracèrent dans mon imagination.
J'admirai cette variété de passions et de mouvements, qui s'étaient succédé en si peu de jours, et qui n'étaient peut-être pas encore à leur terme. Un juste respect ne me permit pas de remonter aux causes, mais je fus vivement frappé de la bizarerie des effets; et cette impression fut si forte, qu'ayant fait six lieues jusqu'à M, avec les chevaux de mon père, pour prendre la poste dans cette ville, où mes affaires devaient m'arrêter un ou deux jours, je ne me croyais pas à la moitié du chemin. Les terres, qui me sont venues de ma mère, étant situées dans ce canton, j'y avais mon receveur, homme accrédité par un emploi de finance dont il était revêtu. J'appris, à sa porte, qu'il était mort la nuit précédente: c'était un motif de plus, pour faire quelque séjour à Mla familiarité, que j'avais dans cette maison, m'y fit entrer librement. On me dit que la veuve était dans des transports de douleur, qui faisaient tout appréhender pour sa vie. J'en fus peu surpris. Elle perdait un mari qui méritait d'être regretté. Ma visite parut augmenter son désespoir et ses larmes. Je m'employai à la consoler.
Quelques amis, qui s'étaient rassemblés pour le même office, me dirent qu'ils s'y employaient inutilement, et qu'ils n'avaient jamais vu d'exemple d'une affliction si vive. Elle avait passé toute la nuit et le jour entier, sans prendre la moindre nourriture. En effet je fus témoin, pendant deux heures, de l'excès de ses peines, et de son obstination à rejeter toute sorte de secours.
Un ami sensé, n'espérant plus rien des motifs ordinaires de consolation, lui dit, en se retirant, qu'au milieu même de la douleur il fallait consulter la prudence; qu'elle était jeune et sans biens; que l'emploi de son mari et l'administration de mes terres ne pouvant demeurer entre les mains d'une femme, elle allait tomber dans une fâcheuse situation; qu'il lui conseillait de ne pas perdre un moment, et de demander la succession du mort, pour quelque honnête homme, qui pourrait le remplacer. Ce discours, tourné adroitement, mais plein de raison etd' amitié, fut rejeté avec indignation. On l'avait interrompu vingt fois par des gémissements et des cris. Les biens et la vie n'étaient plus rien, pour une malheureuse femme, qui avait perdu l'unique bien pour lequel elle voulait vivre. Elle trouvait de la cruauté à lui proposer des remplacemens: indigne proposition! Horrible conseil! Le jour même de sa perte! Si près du cadavre de son cher mari, qui n'était pas encore au tombeau! Toute l'assemblée ne laissant pas d'approuver une si sage ouverture, j'y joignis mes représentations; et je promis toute la confiance que j'avais eue pour le mort, à celui qui lui succéderoit. Je ne fus pas écouté. On ne répondit plus que par des sanglots, et par des signes d'horreur. L'ami, de qui le conseil était venu, cessa d'insister, et se contenta de dire, en sortant, qu'il n'avait suivi que les inspirations de l'amitié; d'autant plus que vraisemblablement il serait trop tard le lendemain, parce que les emplois des fermes étaient bientôt enlevés; mais qu'il se serait chargé, avec joie, d'écrire par l'ordinaire du soir. Il sortait. La jeune veuve se réveilla. Elle le fit rappeler. Hé bien, monsieur, lui dit-elle, d'un œil presque sec et d'un ton radouci, écrivez donc, écrivez puisqu'il le faut. Mais si je prends un autre mari, ce ne sera jamais que le frère Ambroise. Soit, madame,répondit l'officieux conseiller; soit le frère Ambroise. Il partit, en souriant, pour prévenir l'heure de la poste. Les autres se regardaient mutuellement, avec un sérieux forcé, qui semblait couvrir quelque mystère. Je vis le moment, où cette grave assemblée allait éclater de rire. Pour moi, qui ne pouvais pénétrer les apparences, je sortis civilement, après avoir renouvelé mes promesses à la belle veuve; mais ce fut pour suivre l'auteur du conseil, qui ne pouvait être fort éloigné. Je le rejoignis, à peu de distance.
Il jugea de mes intentions, en me voyant sur ses traces. Je devine votre curiosité, me dit-il. Si vous ne connaissez pas notre petite ville, vous avez trouvé ce dénouement fort obscur, et vous l'allez trouver fort comique. Votre intérêt doit vous faire souhaiter d'être instruit. Frère Ambroise, car ce nom m'a paru vous étonner, est un grand et jeune quêteur, depuis quelques mois novice convers des capucins, qui fait tourner la tête à toutes nos femmes; honnête homme et de bonnes mœurs, comme tous les religieux de cet ordre, mais d'un teint si frais, d' un œil si vif, et d'une si belle physionomie, qu'on le croirait fait pour tout autre sort, si la fortune était attachée à la bonne mine. Peut-être les voies vont-elles s'ouvrir pour lui. J'ignore quels ontété ses progrès dans le cœur de la belle veuve. Mais vous l'avez entendue; elle s'est déclarée nettement, et les circonstances ne laissent rien désirer à l'explication. Cependant on n'a jamais fait de reproche à la conduite de cette femme; et jusqu'au moment d'un aveu si singulier, j'aurais parié pour sa vertu.
Il me paraît encore impossible que les emportements de douleur, dont vous êtes témoin comme moi, ne soient pas sincères; et mon embarras est à les comprendre: je me proposais, ajouta-t-il, de tirer la vérité de l'heureux quêteur; il doit ce retour à ce que je vais faire pour lui. J'approuvai cette résolution, mais, à la vérité, par d'autres motifs: et je priai celui qui me faisait ce récit, de me procurer un moment d'entretien avec le quêteur. Après la scène lugubre que j'avais encore devant les yeux, je ne pouvais croire, comme lui, que le cœur de la veuve se fût expliqué, dans un aveu si peu mesuré de ses sentiments. J'aimais mieux penser qu'une excessive douleur avait troublé sa raison. Il était trop tard, pour voir le frère Ambroise avant la nuit. Notre visite fut remise au lendemain. Je retournai le soir chez la veuve, où, malgré la tristesse de l'appareil, diverses raisons m'obligeaient de prendre le logement que j'étais dans l'usage d'occuper. Je ne la vis point,parce qu'après l'enterrement, auquel j'avais assisté, on avait déclaré, à sa porte, qu'elle ne verrait personne. Mais j'appris, par les informations de mes gens, qu'on avait cessé d'entendre ses gémissements depuis mon départ, qu'elle avait paru fort impatiente de voir enlever le corps par les prêtres, et que s'étant mise ensuite au lit, elle avait laissé toute sa maison fort tranquille. Ces apparences ne m'ôtèrent pas mes idées; jusqu'au lendemain, que m'ayant fait prier elle-même de passer dans son appartement, elle me tint ce discours. Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de la généreuse disposition où vous êtes pour moi; et si j'obtiens ce que vous désirez en ma faveur, mon étude sera de répondre à votre bonté. J'ai compris que le parti, dans lequel on m'engage, est le seul qui convienne à ma situation.
Ainsi je ne rétracte point le choix qu'on m'a conseillé; il fera connaître que la raison seule me détermine. Tout autre, embrassé avec la même précipitation, ferait mal juger de mes sentiments. Je commence donc par vous assurer que de ma vie, je n'ai eu de communication avec le frère Ambroise: mais, sur sa figure, que j'ai vue plusieurs fois, j'ai pris la plus haute idée de son caractère, et j'ai plaint son sort. Ensuite, monsieur, comme les affaires qui m' attachent à votre service semblent vous donnerquelque droit sur ma conduite, je vous demande en grâce de prendre celle du nouveau joug qu'on m' impose. Vous connaissez la malignité des hommes. Un mariage, qui se fera par votre entremise et sous vos yeux, sera regardé comme votre ouvrage, et vous me sauverez de la raillerie publique. Ce langage m'apprenait premièrement que la veuve de mon receveur n'avait pas perdu l'esprit; en second lieu, qu'elle aimait l'honneur; et que l'adresse ne lui manquait, ni dans la couleur qu'elle donnait à son choix, ni dans le plan qu' elle avait imaginé pour satisfaire son inclination. Mais je n'en voyais pas plus clair à la prodigieuse révolution de ses sentiments; et ne pouvant regarder la scène du jour précédent comme une misérable comédie, qui ne m'aurait inspiré qu'un parfait mépris pour elle, je demeurais dans tout l'embarras que j'avais cru levé par une autre supposition. Cependant, son adresse même me la faisant juger fort utile à mon service, je ne me défendis pas d'entrer dans ses vues, sur-tout après avoir réfléchi qu'elles pouvaient me conduire à l'éclaircissement que je désirais. Je me réduisis à lui demander, s'il n'y avait pas d'obstacle à craindre de la part du frère. Non, j'en suis sûre, me répondit-elle, avec un empressement qui répondait mal à laréserve qu'elle venait d'affecter, mais qui s'accordait fort bien avec l'effusion de cœur dont j' avais été témoin le jour précédent. Dans le discours médité qu'elle m'avait tenu, son mari n'avait pas été nommé; et je fis aussi cette réflexion. Elle conclut, néanmoins, par une remarque où sa mémoire était rappelée: je craindrais, me dit-elle, d'aller plus vite qu'il ne convient à la bienséance après une perte si récente, si votre départ ne devait pas être si prompt. D'ailleurs on m'a fait entendre que je ne pouvais espérer la grâce, qu'on demande pour moi, qu'en hâtant un peu mes résolutions. Je lui dis que mes affaires me demandaient effectivement à Paris, où j'avais même annoncé le jour de mon arrivée; et que je n'avais compté d'en passer que deux, au plus, à M. J'étais résolu, en la quittant, de voir aussi-tôt son frère Ambroise; et j'avoue que l'impatience d'approfondir ce mystère avait autant de part à ma diligence, que l'intention de la servir. Ma promesse m'obligeait de prendre avec moi son ami, qui devait servir d'ailleurs à m'ouvrir les voies. Nous nous rendîmes ensemble au couvent. Je vis, dans le frère Ambroise, toutes les perfections qu'on m'avait vantées: c'est-à-dire, qu'avec l'air frais et vigoureux, il était d'unefigure, que la difformité même de son habit n'éclipsait pas. Son teint avait un éclat surprenant; et lorsqu' après nous avoir salués avec une modestie extrême, il leva la vue sur nous, j'admirai deux grands yeux bleus, à fleur-de-tête, qui nous couvrirent de leurs rayons. Je fus présenté, comme nous en étions convenus, à titre d'ami de l'ordre, qui possédait des terres considérables autour de la ville, et qui devait être de quelque poids pour le quêteur du couvent. Mon dessein était de l'engager dans un entretien, qui pût me faire juger de son esprit et de ses qualités naturelles. Je trouvai, dans tous ses discours, une simplicité qui me causa de l'étonnement. Lorsque le félicitant de sa bonne mine, je lui demandai comment tant de charmes se trouvaient ensevelis dans un cloître, il me répondit que tout le monde lui faisait ce compliment. Vous le méritez, répliquai-je; j'ai peine à concevoir ce qui peut vous avoir fait renoncer aux avantages, que vous pouviez espérer d'une si belle physionomie. Il me dit qu'un pauvre garçon était trop heureux de trouver de quoi vivre en servant le ciel. Je pris une fort mauvaise idée du génie et de l'éducation du frère Ambroise. Cependant ses réponses étaient accompagnées d'un sourire, qui n'était pas aussi grossier queson langage. Je l'excitai, par des questions plus badines. Il parut entendre et goûter quelques plaisanteries galantes. Je me rappelai la méthode du Pogge, pour guérir l'invincible stupidité de son élève. L'effet en aurait été plus prompt sur un homme aussi bien fait que le frère Ambroise, dans lequel, suivant les lois ordinaires de la proportion, elle n'aurait pas trouvé la résistance intérieure de l'irrégularité des organes.
Un quart-d' heure du même entretien me fit voir, du moins, qu'il n'avait pas besoin de remède violent, et que l'esprit lui manquait moins que l'usage. Mes soupçons croissant sur quelque liaison secrète avec la veuve, je lui parlai d'elle, comme d'une femme qu'il devait connaître. Il rougit. Cette dame, me dit-il, faisait de grandes aumônes au couvent. Il les prenait chaque semaine à sa porte. Quelquefois elle paraissait à sa fenêtre, d'où elle se recommandait à ses prières; mais le silence, prescrit aux quêteurs novices, ne lui permettait pas de répondre. Jamais donc, repris-je, il ne vous arrive de lui parler?
Jamais, me dit-il. Cependant, insistai-je, je sais d'elle-même qu'elle vous estime beaucoup, et qu'elle vous croit les mêmes sentiments pour elle. Mes instances le surprirent. Il me regarda. Il rougit encore. Enfin, se croyant peut-être intéressé à se disculper, il se hâta de répondreque si je le savais d'elle-même, elle devait m'avoir dit aussi, qu'une seule fois, c'était un mardi, le voyant arriver à sa porte, elle lui avait apporté de ses propres mains l'aumône ordinaire, et qu'au moment qu'il s'était baissé, pour la recevoir avec plus de respect, elle lui avait dit à l'oreille qu'il était beau comme un ange: que dans cette occasion, il n'aurait pas crû violer la règle, en faisant un mot de réponse pour la remercier de sa charité; mais qu'elle s'était retirée aussitôt: qu'ensuite, lui voyant tant de bonté pour lui, il n'avait jamais manqué, lorsqu'elle venait à l' église, de lui présenter la meilleure chaise, et de l'avertir quand la messe était prête à commencer. Vous la regardez souvent, interrompis-je. Quelquefois, répondit-il avec une nouvelle rougeur. Cette naïveté me charma. Je tenais le fil; et la vraisemblance me parut assez bien établie, dans les explications que j'avais reçues de part et d'autre. Il ne me resta que beaucoup d'admiration pour une aventure si bizarre; mais, sans m'y livrer trop, je pensai à remplir de bonne foi ma commission. Hé bien, mon frère, dis-je au beau quêteur, l'estime de madame... est si réelle, que si votre reconnaissance y répond, vous pouvez devenir un des plus heureux hommes du monde. La mort du mari,quoiqu' un peu récente, vous ouvre les voies pour lui succéder. Il était mon receveur. Je vous offre cette place pour dot. Madame...
obtiendra vraisemblablement le contrôle, qui sera la sienne. Voyez ce que la fortune et l'amour font pour vous; et ne craignez pas de nous ouvrir votre cœur. Il me répondit timidement, mais avec plus de recherche dans ses termes, que si je ne prenais pas plaisir à l'embarrasser, je le surprenais beaucoup; qu'il était extrêmement touché de la bonté de madame... et de la mienne, et qu'il en parlerait au père gardien. Non, lui dis-je: ce n'est pas le père gardien qu'il faut consulter; c'est vous-même. Votre cœur seul doit vous dire, si mes offres lui conviennent. La question consiste à choisir, entre cet habit et celui que vous pouvez prendre à sa place. Sa vocation était si peu pour le cloître, qu'elle ne résista pas un moment à l' épreuve. Bonne méthode, en effet, et plus infaillible que toutes les rigueurs du noviciat, pour purger l'état religieux de tant de mauvais sujets, qui n'ont d'abord été qu'imprudents ou malheureux dans leur choix. Frère Ambroise ne m'eut pas plutôt assuré de ses dispositions, que lui laissant faire ses adieux au père gardien, je chargeai mon guide de le vêtir proprement, et j'allairendre compte à la veuve du prompt succès de mes soins. Je la trouvai dans une langueur, que je ne lui fis pas la grâce d'attribuer à son deuil; sur-tout lorsqu'applaudissant à sa pénétration, je l'eus assurée qu'elle avait deviné fort habilement les sentiments du quêteur.
Ses yeux s'animèrent; et son impatience devint fort vive, pour obtenir des explications que je pris plaisir à lui donner par degrés. Cependant après les avoir reçues avec une joie mal déguisée, ses réflexions, apparemment sur les circonstances, ou peut-être l'air badin dont j'avais égayé mon récit, lui firent prendre un visage fort sérieux. Elle répéta ce qu'elle m'avait dit deux heures auparavant, de l'indécence dont elle aurait été la première à s'accuser, si ses amis ne l'eussent forcée de prendre un parti si contraire à son attente. Elle craignait, ajouta-t-elle en baissant la vue, que malgré mon extrême complaisance, sa facilité à suivre un conseil violent, ne lui fît perdre quelque chose de mon estime. Ce langage, que je pris pour un retour à l'artifice, ne m'inspira rien moins que de la pitié. Je lui garantis toute l'estime qu'elle semblait désirer; mais, dans l'embarras où les scènes du jour précèdent me laissaient encore, je la mis à prix. Mon estime, lui dis-je, d'un air si riant qu'il la fit sourireelle-même, mes services, qui viennent de commencer fort heureusement, dépendront d'un mot d'éclaircissement que j'exige. La dissimulation serait à présent de mauvaise grâce avec moi. Je demande d'où venait hier ce déluge de pleurs, qui nous alarma pour votre santé; et comment, avec un goût déclaré pour le quêteur, vous avez pu ressentir cette excessive affliction pour un autre. Elle demeura quelques moments pensive, en me regardant d'un œil incertain. Enfin, pressée par d'autres instances, vous me faites une question, répondit-elle, que je ne me suis pas encore faite à moi-même. Je m'examine; car je veux vous satisfaire de bonne foi. Il est certain que j'ai toujours eu la conduite et les sentiments d'une honnête femme. J'aimais sincèrement mon mari, et je l'ai pleuré de même. Mais je ne prétends plus vous cacher que depuis quelques mois, j'ai des mouvements fort tendres pour le frère Ambroise. Il me semble que dans la situation où j'étais, perdant un mari si cher, et ne voyant aucun jour à réparer ma perte avec goût, ce double malheur explique assez bien la douleur qui vous étonne. C'est-à-dire, interrompis-je, que vous les pleuriez tous deux; l'un, parce qu'il n'existait plus; et l'autre parce que vous désespériez de l'obtenir. Fort bien:mais vous ne levez pas ma difficulté qui est de comprendre l'union de deux causes opposées, pour opérer avec la même force un effet commun. Opposée; pourquoi donc? Répliqua-t-elle, lorsque j'ai commencé par établir que l'un ne m'a jamais rien fait entreprendre, rien fait désirer, de contraire à l'autre. La haine et l'amour sont opposés; mais l'amour ne l'est pas à l'amour: c'est le même sentiment, qui peut s'exercer pour deux objets lorsqu'il est tranquille; et qui les perdant tous deux, dans un cas tel que j'ai pu supposer le mien, est suivi d'une douleur d'autant plus vive, qu'elle est double comme sa cause. Cette métaphysique me parut ingénieuse: mais je trouvai, dans la raison, et dans l' expérience commune, des armes pour la détruire. Sur ce pied, repris-je, vous ne deviez pas vous récrier si furieusement contre la proposition de prendre un second mari qui n'aurait pas été le frère Ambroise. Vous en auriez aimé trois, comme deux. Un objet de plus n'aurait rien changé à la nature du sentiment. Elle prétendit que sa douleur aurait été suffisante pour fermer son cœur à toute nouvelle impression. Mais cette réponse ne levant pas le fond de l'objection, je la réduisis à confesser que le cœur n'est pas capable de deux amours, du moins au même degré; et par conséquent, que celui qu'elleavouoit, pour le frère Ambroise, étant né d'abord au préjudice de l'affection conjugale, il devait avoir emporté la balance.
J'aurais pu conclure aussi qu'il y avait eu peu d'égalité dans les deux douleurs; et le prompt oubli de celle, dont la cause n' avait pas cessé, semblait être un argument sans réplique: mais j'avais promis mon estime à la belle veuve, et je ne cherchais pas à me rétracter. Dès le jour suivant, frère Ambroise me fut amené dans sa nouvelle parure. Je me chargeai volontiers de l'introduire auprès d'une femme qui devait être bientôt à lui; et cette scène me promettait encore de l'amusement. Il avait, avec la bonne mine que je luis avais trouvée sous un habit moins avantageux, déjà toute la confiance que sa figure et son bonheur étaient capables de lui inspirer; les épaules néanmoins trop épaisses; et dans sa contenance générale, l'air un peu pesant. Je crus lui devoir quelques leçons sur l'essai de galanterie qu'il allait faire. Il les reçut avec autant de remerciements, que s'il en eût senti le besoin: cependant, soit que le noviciat, en amour, soit moins long que dans l'ordre qu'il avait quitté, ou qu'avant son entrée dans le cloître il en eût déjà quelque teinture ou que le bon sens, dont il était mieux pourvu que je ne le croyais encore, et qui s'est fait remarquerdans toute la suite de sa vie, soit au fond la meilleure règle de tout ce qu'on nomme bienséances, il sut observer des apparences si naturelles de reconnaissance et de tendresse, avec des égards si mesurés de respect et de modestie, qu'un homme consommé dans le monde n'aurait pas été capable d'une conduite plus sage. La veuve que j'avais fait prévenir sur notre visite, avait tempéré l'appareil du deuil par de petites recherches de coquetterie. Elle était encore dans l'âge de plaire; et son favori, ou, si l'on veut, son amant, que je ne dois plus nommer frère Ambroise, ne pouvait douter qu'il n'en fût excessivement aimé. Cependant tous les avantages qu'on lui prodiguait, et tant de flatteuses préventions, n'eurent pas le pouvoir de l'enivrer. Si ce fut par mon conseil qu'il commença par se jeter aux pieds de sa belle, il n'eut obligation qu'à lui-même de ses expressions simples, mais respectueuses et passionnées. Elle se contint aussi dans des bornes si décentes, que le spectacle n'eut rien d'aussi risible pour moi, que je m'y étais attendu.
En un mot, il me fit prendre une fort bonne idée de l'un et de l'autre; et j'oubliai volontiers que, suivant toutes les apparences, ils avaient commencé tous deux par l'hypocrisie. L'arrangement établi dans mes affaires subsistantpar l'engagement que je prenais avec eux, les raisons, qui m'avaient conduit à M ne m'y arrêtèrent pas plus long-temps que je ne me l'étais proposé. Je laissai les deux amants dans une mutuelle satisfaction, et j'appris bien-tôt qu'elle avait été comblée par la réponse qu'ils attendaient. On leur accordait ce que la veuve avait demandé. La condition d'un second mariage, dont on faisait dépendre cette faveur, fut un voile honnête pour l'impatience de leurs sentiments. Elle fut remplie, après les délais indispensables de l'usage et de la bienséance. Quoique la singularité de l'aventure m'eût porté, plus que la raison et l'intérêt, à remplacer si légèrement mon receveur, je ne perdis rien au change, et le temps fit voir qu'avec tous mes soins je n'aurais pu faire un meilleur choix.
L'heureux substitut devant fournir plus d'une épisode à cet ouvrage, on sera surpris de la rapidité de sa marche, dans le chemin de l'honneur et de la fortune. Ma chaise, où je rentrai le troisième jour, me parut un cabinet philosophique, dans lequel j'eus toute la liberté que je désirais, pour m'abandonner à mes réflexions. Combien n'en fis-je point sur cette variété de formes, de situations et de sentiments, dont j'avais été témoin pendant deux jours, et qu'à peine avais-je eu le temsd'observer, mais qui se représentaient successivement à ma mémoire? L'ordre du raisonnement ne m'était pas encore assez familier, pour me faire remonter aux principes, par la liaison des effets avec leurs causes; mais, dans les efforts que je faisais pour expliquer tant d'obscurités, si je ne parvenais pas à satisfaire ma curieuse raison, je me sentais le cœur et l'imagination tellement intéressés, que je ne me lassais pas d'une méditation si singulière à mon âge. Caprices, inconséquences, amours et haines aveugles, ruses, emportements, contradiction de l'intérieur et du dehors, réalité démentie par l'apparence; c'est tout ce que je recueillais de mes souvenirs; et sans pénétrer plus loin, la force du tableau m' attachait. Les traces profondes, que j'avais emportées de mes observations domestiques, revinrent se joindre à celles qui me restaient de ces nouvelles spéculations. Je fus obsédé de cette foule d'images. Bientôt, par une espèce de contagion, tout ce que je rencontrai dans ma route s' offrit à moi du même côté. Je commençai à ne plus rien voir, que sous quelqu'une de ces bizarres couleurs. Dès le premier jour, en changeant de chevaux à la poste, mes yeux furent attirés par la vue de plusieurs personnes qui semblaient se quereller. Je demandai quel était le sujet deleur différend. On me dit que c'étaient de pauvres gens du village, qui ne cessaient pas d'en insulter un plus riche, par des reproches sur la source de son opulence, et que cette guerre durait depuis long-temps, sans que l'autorité même de la justice eût été capable de l'arrêter. Cette réponse excita ma curiosité, on continua de me raconter qu'un homme de la paroisse et sa femme, à l'exemple de quantité d'autres misérables, que les lois ont laissés jusqu'àprésent sans punition, avaient entrepris de se tirer de la pauvreté par une voie fort étrange. Ils avaient un enfant dans le premier âge, dont ils avaient mutilé ou disloqué si cruellement tous les membres, qu'en ayant fait un vrai monstre, ils s' étaient promis de faire admirer sa difformité dans toutes les provinces du royaume, et de s'enrichir par le prix du spectacle. Cette barbare exécution ne put être cachée si soigneusement, qu'elle ne fût découverte par un paysan de la même famille. Il en fut saisi d'horreur, jusqu'à prendre la résolution de dénoncer ses parents à la justice. Mais quelques menaces, qui firent éclater son dessein, leur firent chercher le moyen de s'en garantir. Ils imaginèrent de le mettre lui-même dans leurs intérêts, en l'associant à leurs espérances, et lui promettant sa part au profit. Cet expédient leur réussit: il sacrifia, comme eux, tous les sentiments de la natureau désir de gagner de l'argent; et leur entreprise, suivie de concert, fut poussée avec tant de succès, que dans l'espace de cinq ou six ans qu'ils employèrent à parcourir le royaume, ils amassèrent plus de cinquante mille écus. Mais pendant leurs courses, le père et la mère moururent successivement. Leur enfant même fut saisi d' une mort prématurée, après avoir été jusqu'au dernier moment la victime de leur brutale avarice, par la vie douloureuse qu'il avait menée dans un corps où toutes les fonctions animales étaient irrégulières et violentes. La succession du trésor étant demeurée à l'associé, il ne put résister à l'amour de la patrie, qui a des charmes pour tout le monde, suivant le langage du poète, mais des charmes invincibles pour les âmes du commun. Il revint dans son village, où le changement de sa fortune n'excita d'abord que de l'admiration. Il y acheta des biens considérables, à mesure que l'occasion s'en offrit; et rien n'y manquait à son établissement. Mais on n'y avait pas oublié l'origine de cette métamorphose, qu'il avait eu l'imprudence de faire éclater dans son premier démêlé avec le père du monstre. La jalousie impitoyable des pauvres, sur-tout contre ceux qu'ils voient sortir du même ordre, et dont le bonheur semble aggraver leur misère, avait bien-tôt réveillé l' odieuse histoire. Il nepouvoit faire un pas, sans essuyer des railleries offensantes ou d'humiliants reproches. Son chagrin ne faisant qu' irriter l'envie, ces scènes se renouvelaient tous les jours; et c'en était une, qui venait de se passer sous mes yeux. Nouveau sujet d' exercice, pour le tour que mes réflexions avaient pris. Cependant elles tombèrent d'abord sur la triste situation d'un homme, à qui, malgré la bassesse des moyens qui l'avaient enrichi, je ne voyais pas d'autre reproche à faire, que d'avoir fait céder sa juste horreur pour le crime, à l'avidité de gagner du bien. Je m'assurai, par mes informations, qu'il faisait d'ailleurs un honnête usage de son revenu; et la pitié m' inspira de le servir, par une voie d'autant plus certaine, que l'idée en était prise de lui-même, et le succès avéré par son exemple. Sur le champ je me fis conduire à sa maison. Mon train étant assez leste, je remarquai en chemin que les paysans, qui me virent descendre à sa porte, admiraient entre eux cette visite, et semblaient en raisonner avec une sorte de respect; autre sujet de réflexion sur les mouvements qui s'entrechoquent dans le cœur des hommes; car c'étaient les mêmes, apparemment, qui venaient de l'injurier. Mais cette observation n'avait qu' un rapport indirect à mes vues.
J'entrai d'un air familier. Quelques traces d'humeursombre m'aidèrent à distinguer tout d'un coup l' inconnu, que je jugeais digne de ce bon office.
Monsieur, lui dis-je, du ton le plus obligeant, je sais votre histoire; je sais les chagrins dont elle empoisonne votre vie. Voici le remède, ou je suis trompé.
Souvenez-vous de ce qui vous a réconcilié avec l'auteur de votre fortune, après l'avoir voulu perdre; c'est l'intérêt seul. Mettez vos ennemis dans le même cas.
Qu'ils éprouvent vos bienfaits. Une légère partie de vos richesses, que vous emploirez à rendre leur propre vie plus douce, peut vous assurer de la tranquillité pour la vôtre, et l'affection de ceux que vous aurez obligés: c'est le conseil d'un ami, que votre infortune vous a fait, et que la générosité seule intéresse à votre sort. Je voulus me retirer aussitôt, avec le plaisir d'avoir fait une bonne œuvre, mais doutant au fond si je ne serais pas regardé, d'un homme de cette trempe, comme un jeune fou, qui venait grossir le nombre de ses railleurs. Il me retint d'assez bonne grâce, et sa réponse fut un vif remerciement. Cette politesse fut suivie d'un aveu de ses chagrins. Il m'avait vu, à la poste, me dit-il; et la honte d'être insulté devant moi, lui avait fait précipiter sa retraite. La vie lui devenait insupportable. Son malheur était si continuel, que ne pouvant y remédier,il pensait à se défaire de son bien, pour quitter le lieu de sa naissance, et se dérober à la fureur de l'envie. Sa malignité n'y perdrait rien, répondis-je. Elle vous suivrait. Elle serait capable de s'attacher à tous vos pas. L'envie a les yeux d'Argus et toutes les bouches de la renommée. Mais, par la voie que je viens de vous ouvrir, vous pouvez la forcer au silence, et peut-être à l'admiration, qui n'ira point sans la reconnaissance et l'estime. Il se laissa persuader; et son embarras ne semblait être que sur les moyens d'exécuter mon conseil. J'en avais trop fait, pour demeurer en chemin. Je lui demandai s'il connaissait tous ses ennemis. Il me dit qu'il n'en avait pas d'autres que les pauvres de la paroisse, auxquels il semblait qu'il eût dérobé leur bien, quoiqu'il n'eût jamais fait de tort à personne. C'était peindre assez naïvement l'impression que fait le bonheur d'autrui, sur cette misérable espèce d'humains. Je me rappelai une fondation de mes pères, qui nous avait toujours fait honneur dans notre canton, et qui consistait à faire distribuer, chaque semaine, une quantité réglée d'aumônes.
Cet usage avait servi depuis long-temps, non-seulement à soulager les pauvres familles, mais à les faire sortir de la misère, par le soin qu'on avait, en même-temps, de faire valoir, à leur profit,les fruits journaliers de leur travail; et nous passions pour les créateurs d'un grand nombre d'honnêtes fermiers, que cette raison attachait cordialement à notre service. Je traçai ce plan à mon disciple, dont la docilité commençait réellement à m'intéresser. Il y consentit, dans la mesure de ses forces. Son revenu allait au-delà de six mille livres; je lui proposai d'en sacrifier cinquante pistoles. Ce n'est pas à votre seul repos, lui dis-je, c'est à la religion, à l'état, que vous ferez ce glorieux sacrifice; et je vous vois non-seulement heureux et tranquille, mais à jamais illustré dans votre patrie. Un peu d'emphase que j'avais mis dans ma voix, et la force réelle de cette image, le pénétrèrent si vivement, qu'il m'offrit la disposition de tout son bien. Le cœur des hommes, dis-je en moi-même, est donc capable, dans tous les ordres, indépendamment de la naissance et de l'éducation, d'être remué par un grand motif, et flatté d'un sentiment noble! Loin d'en abuser, je contins l'ardeur que j'excitais, et je fis venir le bailli et le curé du village, qui dressèrent sur le champ l'acte de fondation.
Il portait que l'honnête fondateur, dans un mouvement de reconnaissance pour le ciel, auquel il devait son bien, et de charité pour les pauvres habitants, qui ne rendaient pasassez de justice à l'affection qu'il leur portait, donnait volontairement à la paroisse, sur des fonds connus, cinq cent livres de rente perpétuelle, dont trois cent devaient être employés à leur nourriture, et le reste à l'entretien d'un clerc, pour l'instruction de leurs enfants. Au prix actuel du blé, dans une province fort abondante, c'était environ cent cinquante livres de pain pour chaque semaine. Le bailli, transporté de joie et d'admiration, se chargea d'assembler les habitants à l'heure même, et de leur faire la lecture de cet acte. Je demeurai quelques moments seul avec mon disciple, qui me remerciait de sa propre générosité, et dont le cœur semblait élargi, depuis qu'il avait été capable d'une si belle résolution. Mais ce n'était rien, en comparaison du spectacle qui suivit. Le bailli, reparoissant bientôt, nous apprit que sa lecture avait été reçue avec de grandes acclamations: et soit par son ordre, ou par un mouvement naturel de reconnaissance, le bruit d'une foule de paysans, qui ne l'avaient pas quitté, se fit entendre à la porte. Je ne vis aucun danger à la faire ouvrir. C'étaient, non-seulement les chefs du village, qui venaient faire les remerciements de la paroisse à son bienfaiteur, mais les pauvres habitants, entre lesquels il reconnut quelques-uns de ses plus insolents ennemis, qui, n'osant entrer,lorsqu' on eut ouvert, se jetèrent à genoux avec un grand cri. Les chefs furent introduits, et firent leur compliment. Je voulus faire observer cette agréable révolution à celui qui la causait: mais il en était plus frappé que moi; et ses yeux, fixés sur la porte de sa cour, où les pauvres, sans quitter cette posture humiliée, le comblaient de bénédictions, m'apprenaient combien son cœur était touché. Je lui proposai de faire quelque libéralité présente, à cette troupe de misérables. Il me regarda, d'un air étonné. Oui, me dit-il; et s'étant échappé légèrement, il revint avec quelques pistoles, qu'il leur fit distribuer. J'avoue que je fus surpris moi-même de l'effet de mon conseil. Ils avaient été jusqu'alors à genoux, mais se prosternant avec de nouvaux cris, ils se mirent à baiser la terre, en la pressant de leurs mains et de leurs lèvres, comme si toute autre expression leur eût paru trop faible, ou leur eût manqué. Je jetai les yeux sur le bienfaiteur public, et je vis couler quelques larmes des siens.
Cette scène avait assez duré pour moi, et ne demandait plus mon secours. Je pris un moment, pour me dérober dans la confusion; et me glissant dans ma chaise, dont mes gens ne s'étaient pas éloignés, je partis avec toute la vitesse des chevaux. Ma première idée fut quemon disciple et tout le vilage pourraient ignorer jusqu'à mon nom; mais je fus privé de ce plaisir, par l'indiscrétion de mon valet-de-chambre, à qui les paysans avaient demandé qui j'étais. C'était m'exposer à des importunités de reconnaissance, dont je ne pus me garantir dans la suite, et qui n'eurent d'agréable, pour moi, que la confirmation qu'elles m'apportèrent du succès de mes conseils. D'une infinité de réflexions sur le service que j'avais rendu, rien ne me laissait plus d'étonnement que d'avoir trouvé dans l'âme du fondateur, et dans celles des paysans mêmes, une généreuse sensibilité qu'ils ne se connaissaient pas, et dont je ne pouvais néanmoins douter, après des témoignages si réels. Ma peine était à comprendre, que possédant en effet ce précieux don du ciel, ils ne l'eussent pas exercé plutôt, et que pendant toute leur vie, peut-être, ils ne se fussent livré qu'aux noirs mouvements de la haine et de l'envie. Le plaisir de la tendresse, et de la bonté, n'est-il pas, disais-je, le plus doux de tous les sentiments? Et lorsque le cœur en est capable, comment peut-il en préférer d'autre? Ces secrets de la nature étant encore inexplicables pour moi, je me bornais à les observer: mais chaque rencontre augmentait mon goût pour cette étude, et semblait m'y ramener d'elle-même.Plus loin, dans un autre changement de poste, un mendiant, accompagné de sa femme, et d'un fils âgé de neuf ou dix ans, se recommanda modestement à ma charité. Les apparences n'ayant d'extraordinaire, que cet air de famille abandonnée, je lui demandai si l'enfant était à lui? Oui, monsieur, répondit-il. Le ciel nous en avait donné deux: nous avons eu le malheur de manger l'autre. Je craignis de l'avoir mal entendu, et je le priai de répéter une réponse si révoltante. Il tira, d'un mauvais portefeuille, quelques papiers qu' il me présenta. J'y jetai les yeux. C'étaient des certificats, revêtus de la meilleure forme, par lesquels plusieurs officiers militaires attestaient qu'à l'exécution du traité d'Utrecht, lorsque les français avaient évacué la baie d'Hudson, le porteur, employé au fort Nelson par les agents de la compagnie, s'étant engagé, avec sa famille, dans une chasse des esquimaux, y avait été si cruellement pressé de la faim, qu' à l'exemple de cette barbare nation, il avait été forcé de manger l'un de ses deux enfants, pour sauver la vie à l'autre, à sa femme, à lui-même; et que sur l'aveu, qu'il en avait fait volontairement après son retour, on n'avait pas cru devoir punir un crime forcé. Cette explication me saisit d'une si vive horreur, qu'ayant jeté les papiers par la portière, et levéfort brusquement ma glace, je tournai la tête, pour éviter la vue de trois misérables, dont le seul voisinage me faisait frémir. Mes oreilles mêmes se fermèrent tellement à leurs supplications, que je fus quelques moments sans les entendre. Cependant, le mari s'étant écrié d'un ton douloureux que je le chargeais donc des rigueurs du sort, et que j'étais sans pitié pour un malheureux père, dont la situation et les tourments n'avaient jamais eu d'exemple; cette pitoyable exclamation, jointe, aux sanglots de la femme, qui ne furent pas moins naturels, calma tout d'un coup mon aversion; et livra mon cœur au sentiment le plus opposé. Je me souvins d'avoir lu, dans nos voyageurs, que ces horribles extrémités sont assez fréquentes au nord de l' Europe, et que les sauvages mêmes qui n'y sont pas naturellement cruels, les regardent comme le dernier malheur. Un tendre intérêt pour les souffrances d'un père et d'une mère qui s'y étaient vus réduits, succéda si promptement à l'horreur, que je leur fis une grosse aumône. Mais, surpris de l'étrange révolution que je venais d'éprouver, je ne pus m'empêcher de leur dire qu'ils avaient fait de singulières impressions sur mon cœur. Ils s'en étaient aperçus. Je n'en suis pas étonné, me dit l'homme; c'est ce qui nous arrive tous les jours, en exposantnotre funeste aventure; et depuis deux ans que nous sommes revenus en France, nous n'avons obligation qu'à l'horreur et à la pitié. Ma surprise redoubla. J'admirai tout à la fois qu'une contrariété de sentiments, dont il me restait quelque honte, fut commune à toute l'espèce humaine; qu'un homme de cette sorte eût été capable de le remarquer, pour s'en faire une ressource contre la misère. Mes affaires ne demandant point une extrême diligence, je ne marchais pas la nuit.
Vers la fin du second jour, en achevant ma dernière poste, j'eus l'occasion de secourir un ecclésiastique, qui courait en selle avec beaucoup de vitesse, et dont le cheval s'abbattit à quelques pas de ma chaise. Avec mon valet de chambre, qui me précédait, j'avais un laquais qui courait derrière moi. Ils descendirent tous deux par mon ordre; et je m'arrêtai moi-même, pour aider de mes services un homme dont je respectais le caractère. Il s'était fait une blessure considérable à la jambe. Je le fis mettre dans ma voiture, et je montai à cheval. Nous achevâmes ce qui restait de chemin jusqu'à l'hôtellerie de la poste, où je m'empressai de lui procurer les secours de l'art. Mes civilités nous rendirent si familiers, qu'ayant soupé et passé une partie de la nuitensemble, il m'apprit les motifs de sa course. C'était un canonicat qu'il allait demander, avec de fortes recommandations, à m l'évêque de... il jouissait, me dit-il, d'une riche cure du canton; et le bénéfice qu'il allait solliciter ne valloit pas mieux: mais le séjour d'une grande ville lui paraissait préférable à celui de la campagne, et le titre de chanoine à celui de curé, que la dépravation des mœurs avait avili. Je combattis cette double idée par quelques objections. Les premières ne furent que des lieux communs sur les charmes de la vie champêtre; mais je leur donnai toute la force qu' elles pouvaient recevoir de mon propre goût. La victoire me fut plus aisée sur le second point. En supposant, comme je me souvenais de l'avoir lu, que l'office de curé est tout-à-la-fois le plus nécessaire, et le plus ancien du christianisme, je conclus, avec raison, qu'il ne pouvait cesser d'être respectable aux yeux des honnêtes-gens, et qu'un mépris, enfanté par la corruption des principes, doit toucher peu ceux qui sont établis pour la combattre et la réprimer. J'ajoutai, qu'à ne consulter que l'amour-propre, il n'y avait aucune comparaison entre la vie dépendante d'un chanoine, et celle d'un opulent curé, qui réunit dans son sort, deux avantages aussi flatteurs que la richesse et l'autorité. Mes arguments,présentés sous différentes faces, me firent obtenir l'honneur de la persuasion. Je laissai mon honnête convive, dans la résolution de retourner le lendemain à son presbytère. Quoique mes ordres fussent donnés pour courir de grand matin, j'appris, en remontant dans ma chaise, qu'il était parti une heure avant moi. Ma curiosité n'alla pas plus loin. Je m'imaginai que sa blessure avait pu lui causer cette impatience, dans la vue de se faire traiter plus commodément chez lui. Cependant à peine eus-je fait la demi-poste, que je le rencontrai, mais assis au bord du chemin, son postillon et ses deux chevaux près de lui. Il tenait sa jambe des deux mains, avec des plaintes fort vives de la douleur qu'il souffrait; et je crus reconnaître, en effet, qu'il avait la jambe fort enflée. Je lui marquai mon étonnement. Vous voyez, me dit-il; j'ai trop compté sur mes forces: et devinant le reproche auquel il pouvait s'attendre, il m'avoua que pendant la nuit, les railleries qu'il avait à craindre, s'il retournait les mains vides à sa cure, après avoir publié le motif de son départ, l'avaient fait changer de disposition. Apparemment, répondis-je, les railleries de quelques voisins. Mais, sans compter l'excuse de votre blessure, de quel poids le badinage d'un moment peut-il être, contre desraisons aussi sérieuses que celles dont je vous vis hier pénétré, et pour un aussi grave intérêt que votre bonheur? J'en conviens, répartit-il; mais que vous dirai-je? Je n'aurais pas de repos chez moi, si je ne satisfaisois une ancienne gouvernante, qui souhaite de vivre à la ville, et qui m'en a fait naître l'idée. Cette explication, accompagnée d'un regard embarassé, m'ôta le désir de répliquer. Je me tournai vers son postillon: prenez soin, lui dis-je, de m le curé, que je crois très-galant homme; et quand il sera guéri de sa blessure, apprenez-lui, de ma part, que ce n'était pas sa plus dangereuse maladie. Aussitôt j'ordonnai à mes gens d'avancer. Cette tragi-comédie et son dénouement, étaient propres à grossir le recueil de mes observations. Je ne m'arrêtai que pour changer de chevaux, jusqu'à l'entrée de la nuit, que je passai dans une hôtellerie d'Alençon. Tout occupé que j'étais de tant d'images bizarres, ou plutôt, du sens sous lequel mon goût me portait à les envisager, quelques discours de mes hôtes me firent prêter l'oreille. Ils parlaient avec admiration d'une mine d'or nouvellement découverte dans la forêt de l'Aigle, où la célèbre abbaye de la Trape est située, et des richesses qu'elle promettait à tout le pays. Ce bruit, me dit-on, était si généralement répandu, que le doute n'étoitplus permis. Il s'était formé, sous la protection de la cour, une compagnie pour l'exploitation de la mine, et cette forêt qui n'avait été connue jusqu'alors que par la vie austère de ses habitants, était fréquentée d'une multitude de voyageurs, que l'intérêt ou la curiosité amenait de toutes parts. On m'offrit de me faire voir plusieurs morceaux du minéral qu'on prétendait chargés d'or. En effet, on m'en trouva quelques-uns chez divers particuliers de la ville, et j'y découvris des veines de cette précieuse couleur. Le seul voisinage de La Trape aurait pu me faire allonger ma route de quelques lieues, pour visiter une maison si célèbre.
C'étaient deux motifs pour un. Après d'autres informations, qui ne me parurent pas moins constantes, je me déterminai à quitter le chemin de la poste, que je pouvais reprendre ensuite à Mortagne. On me conduisit vers la forêt de l'Aigle.
Ses approches, du côté par lequel on m'y fit entrer, répondent à toutes les idées d'un affreux désert; ce sont des montagnes couvertes de bois, et divisées par des précipices, sans autres traces d'habitation que le chemin étroit et scabreux qui les traverse. Quelques lieues de cette ennuyeuse route me firent arriver à la vue d'une profonde vallée, où l'on découvre, dans un assez grand circuit de murs, quantité debâtimens fort simples, qui composent l'abbaye de La Trape; retraite ou tombeau fort convenable aux vues de renoncement, de sacrifice et d'abnégation totale, qui portent quelques âmes fortes à s'y renfermer. Mon guide m'offrit le choix de descendre à l'abbaye même, en m'assurant que les étrangers y étaient toujours reçus civilement, ou de m'arrêter dans une hôtellerie voisine, établie pour ceux qui craignent d'être incommodes aux solitaires. Je crus devoir ma première visite au lieu saint, quoique résolu de prendre l'hôtellerie pour logement. Un portier, dont la modestie me rappela celle du frère Ambroise, mais bien éloigné de son embonpoint et de sa couleur vermeille, m'ouvrit la porte en silence, attendit que je me fusse expliqué, pour lever les yeux sur moi, et, ne répondant que par une profonde inclination au désir que je lui marquai de voir l'abbaye, me fit entrer dans une salle voisine.
Là, me regardant d'un œil plus doux, il me pria de m'asseoir, tandis qu'il allait faire descendre un de ses supérieurs. Quelques minutes que je passai à l'attendre, me donnèrent le temps d'admirer l'air de religion et de piété qui régnait autour de moi. Soit prévention en faveur d'un lieu si respectable, soit impression réelle, je crus avoir changéd' élément, et me trouver transporté par cinq ou six pas que j'avais faits depuis la porte de l'abbaye, dans un autre ordre de choses, ou dans une région nouvelle. Cette disposition ne changea point à l'arrivée du supérieur, auquel j'entendis donner le nom du père Célérier. Sa figure pâle et mortifiée, quoique tendre et gracieuse en elle-même, me pénétra de respect. Il me fit un compliment, pieux et civil, sur le courage qui m'amenait dans le séjour de la pénitence: mais si mon dessein, ajouta-t-il, n'était, comme il venait de l'apprendre, que de voir l'intérieur de la maison, sans y vouloir accepter un lit, il me priait de considérer que le jour était fort avancé, et qu'il serait plus facile de me satisfaire le lendemain. Il n'était qu'environ quatre heures du soir; mais, appréhendant de blesser les lois du cloître, je me retirai avec des excuses. J'étais fort touché. Le spectacle d'un moment me faisant juger à quoi je devais m'attendre le lendemain, je cherchais d'où pouvait venir, à ces solitaires, la résolution de renoncer si parfaitement à toutes les douceurs de la vie, lorsqu'elles ne sont pas condamnées par l'évangile, qui n'en défend que l'excès; et sur quels principes ils se promettaient une récompense, pour des mortifications qui ne sont pas ordonnées.Ces réflexions m' accompagnèrent à l'hôtellerie mais elles furent troublées par la vue et le tumulte d'un grand nombre d'étrangers, qui s'agitaient dans les cours et dans les appartements. Je remarquai que ma chaise avait peine à trouver passage au travers de quantité d'autres; et doutant si je trouverais un logement pour moi-même, j'étais prêt à regreter celui que le père Célérier m'avait offert. Mon valet-de-chambre, que j'avais fait marcher devant moi, vint me rassurer par ses informations. La plupart des étrangers que j'avais vus, étaient arrivés le même jour, et devaient partir avant la nuit: la curiosité seule les avait amenés des villes voisines. Ceux qui se trouvaient logés à l'hôtellerie, et qui ne l'avaient pas quittée depuis plusieurs jours, étaient quelques chefs de l'entreprise des mines, avec les artistes convenables à leurs opérations; et je ne laisserais pas d'y trouver une chambre commode. Les circonstances éloignant tout air de cérémonie, je me présentai à quelques-uns de ces chefs, qui me firent un accueil civil. La joie qui brillait sur leurs visages, répondait de leur confiance au succès de leur travail. Ils m'en parlèrent avec une pleine certitude: et lorsqu'ils eurent appris de mes gens qui j'étais, ils eurent la politesse de s' offrir sur le champpour guides, si je souhaitais de voir la mine. J'acceptai leur offre. Ils me conduisirent à mille ou douze cent pas de l'hôtellerie, au pied d'une montagne fort nue, dont ils me firent observer que le fond n'était qu'une pierre dure et noirâtre. C'était le principal objet de leurs espérances. En effet, j'y crus voir quelques filaments d'un jaune assez clair, qui paraissaient d'une autre nature que la pierre, et qu'ils nommaient des paillettes d'or. Plus loin, nous arrivâmes à l'ouverture du trou qu'ils faisaient creuser. Le travail était pénible; mais les apparences de richesse augmentaient, par l'abondance des filaments jaunes, qu'on découvrait sur la pierre intérieure. Je fus obligé de reconnaître que s'ils étaient d'or, le Pérou n'avait pas de mine plus riche. Ils me répétèrent qu'il ne pouvait leur rester d' incertitude, après toutes leurs épreuves; et que par un calcul modéré, ils comptaient, frais et droits levés, de tirer quatre onces d'or de chaque quintal de cette pierre. J'applaudis à leurs idées, mais quoique peu versé dans ces connaissances, je n'emportai pas la conviction qu' ils m'avaient promise.
Toutes les montagnes de la forêt étant composées, ou du moins mêlées de la même pierre, il aurait fallu conclure que cette stérile portion de laNormandie contenait plus d'or que tout le reste du monde ensemble, et cette seule réflexion me rendit suspect, non-seulement le calcul des intéressés, mais le témoignage même de mes propres yeux. Le soir ouvrit une scène qui me ramena bientôt à l'habitude que je formais insensiblement de considérer tout du côté moral. Nous étant rassemblés à souper, la conversation commença par des observations sérieuses sur le travail de la mine; et je me gardai soigneusement de choquer l'ardente prévention de mes convives. Mais quand la vapeur du vin eut échauffé les cerveaux, il s'éleva des propos plus libres. Les cœurs dilatés s'abandonnèrent à leurs mouvements naturels, et chacun parut dans son caractère.
Ce ne fut d'abord qu'une confusion de désirs, de projets et de systèmes fondés sur l'opulence extraordinaire à laquelle ils croyaient déjà toucher. Chacun se faisait un plan de volupté ou d'ambition, qu'il préférait à celui des autres; et la dispute devint si vive, que tout le monde parlant à la fois, personne ne pouvait obtenir de se faire entendre. Un des plus âgés, qui n'était pas le moins fou, prit enfin la supériorité du ton, et représenta que pour éclaircir ce chaos d'idées, il fallait que chacun expliquât successivementles siennes. On convint de parler tour-à-tour. En faveur de l'ouverture, l'auteur du conseil s'attribua le droit de commencer. Il nous dit, d'un air aussi grave qu'il put l'affecter, que n'ayant jamais été assez riche pour se procurer une grande variété de plaisirs, mais ayant assez connu le monde pour n'en ignorer aucun, l'usage qu'il voulait faire de sa fortune, dans le peu d'années qu'il avait à vivre, était de rassembler sous ses mains et devant ses yeux tout ce qu'il avait vu depuis soixante ans, de délicieux, de magnifique, de flatteur pour les sens et l'imagination, en un mot tous les plaisirs et tous les biens qu'il avait vu dispersés, et qui n'avaient peut-être jamais été réunis. Mon chagrin, continua-t-il, est que cet assemblage demande du temps. Je regrette vivement cette perte; mais aussi lorsque je serai parvenu à me satisfaire, je nâgerai dans la joie; je serai dans la plénitude du bonheur. Les plus savants médecins, que j'aurai à toute sorte de prix, veilleront à ma santé; et si la mort me surprend au milieu de mes trésors et de mes délices, ce ne sera qu'un sommeil: mon enchantement ne m'en laissera pas sentir l' amertume. Il se tut, avec la satisfaction d'un homme qui s'attend d'être applaudi. En effet, la grandeur démesurée de cette image avait frappé une partiedes acteurs. Je remarquai que les uns applaudissaient de bonne foi, et que d'autres, demeurés comme en suspens, examinaient en eux-mêmes ce qu'ils en devaient penser. Moi, dont la tête s'était conservée fort saine, j'aurais pu répondre au voluptueux libertin, que son plan n'était qu'une ridicule chimère: que premièrement cette collection de tout ce qu'il y a de délicieux et de magnifique au monde, est impossible aux plus grands monarques, qui peuvent au plus partager tous les biens entre eux, mais qui n'ont ni le temps, ni le pouvoir de les rassembler; qu'en supposant même cet assemblage possible, l'union de tout ce qu'ils auraient désiré, et la facilité présente d'en jouir, troublerait leur goût, les embarrasseroit dans leur choix, éteindroit peut-être leurs désirs, et les laisserait comme insensibles au milieu de ce qu'ils auraient cru propre à les irriter: que d'ailleurs la santé, sans laquelle il n'y a ni jouissance ni goût du plaisir, ne dépend pas toujours des secours de l'art; enfin, que la seule idée de cette mort, dont le vieux Plutus croyait pouvoir s'épargner les amertumes par l'ivresse du plaisir, est capable d'empoisonner la plus heureuse vie qui les précède; et qu'une idée beaucoup plus terrible, celle du châtiment, qui peut suivre un tel bonheur, en doit rendre effrayant jusqu'aunom. Toutes ces considérations me vinrent d'elles-mêmes à l'esprit; mais elles n'étaient pas de saison. Je pris le parti de demeurer muet. Les trois voisins du vieillard, que leur place autorisait à parler après lui, furent si charmés de sa voluptueuse exposition, qu'ils adoptèrent toutes ses vues; avec cette différence, dit le premier, en se pressant de la main le bas du menton, que mon âge me promet du temps pour la pleine exécution du système. C'était un financier subalterne, comme la plupart des autres, mais d'une physionomie plus fine, à qui son teint frais, dont il paraissait fort amoureux, ne pouvait faire donner plus de vingt-huit ou trente ans. Son voisin, que sa seule taille, épaisse et surchargée de bonne-chère, m'aurait fait prendre pour un gourmand, s'écria: sur-tout, messieurs, nous n'oublierons pas un excellent cuisinier; ni des vins exquis, ajouta l'autre partisan du même projet, dont le visage couvert de pustules, apprenait assez qu'il connaissait peu l'usage de l'eau. Celui qui suivait, déclara d'abord qu'il était d'un goût tout différent. Il prit le ton d'orateur.
Chacun, dit-il, a ses idées de bonheur; je n'en conçois pas beaucoup dans l'assemblage d'un si grand nombre d' objets, dont la seule énumération serait une étude, et que la plus longuevie ne suffirait pas pour goûter l'un après l'autre. être heureux dans mes principes, c'est être à couvert de tout ce qu'on regarde comme un mal, et jouir réellement des biens opposés. Or j'avoue que jusqu'à présent rien ne m'a causé tant de chagrin, que le faste et l'orgueil des nouveaux riches; mon malheur m'a fait prendre une maison à Paris, entre deux gens de cet ordre, dont je connais la vile origine, et le caractère encore plus vil; ils m'assassinent par leur étalage et leurs affectations de grandeur. Si je désire le succès d'une entreprise qui nous rendra tous plus riches qu'eux, c'est pour les faire rentrer dans leur néant à force d'humiliations, et voici mon plan. Je commence par faire élever des deux côtés de ma cour un mur de telle hauteur, qu'il leur fasse un vrai cachot de leurs superbes maisons; leurs jardins seront convertis de même en deux profondes prisons, où je prétends leur ôter jusqu'à la lumière du jour. Je me donne la plus belle livrée de Paris, pour éclipser celle qu'ils ont osé prendre, et qu'en bonne règle ils devraient porter eux-mêmes; les plus grands chevaux pour couvrir les leurs, et tous leurs harnais dorés; un carrosse, non seulement plus pompeux, mais plus fort, avec ordre à mon cocher de heurter souvent leurs roues. J'observerai leurs habits, et je serai toujours mieux misqu'eux; je gagnerai, s'il le faut, leurs tailleurs à force d'argent; mon maître d'hôtel sera toujours le premier à la halle, pour enlever ce qui s'y trouvera de plus fin, et mettre l'enchère sur tout ce qu'il verra demander pour eux; je leur disputerai partout le terrain et les honneurs: à l'église, je les offusquerai par ma suite; aux promenades, par ma parure; aux spectacles, par le soin que j'aurai de me placer dans leur loge, et de me lever souvent pour leur dérober la vue du théâtre; dans les assemblées, par mes airs et mes regards méprisants. Je ne leur donne pas quatre mois de vie; ils se pendront de chagrin, j'en suis sûr, je les connais; et ce que je crains alors pour moi-même, c'est d'en mourir de plaisir. Il finit en riant de toutes ses forces, et se frottant les mains de joie, comme s'il les eût déjà vus mettre en terre. Je ne m' aperçus point que ses idées eussent fait fortune. Outre ce que l'envie a de révoltant, pour ceux mêmes qui sont capables de cette odieuse passion, la réflexion de ses associés qui lui échappait dans le transport de son cœur, fut sans doute qu'eux et lui, en devenant aussi riches qu'ils se l'imaginaient tous, seraient dans le cas qu'il reprochait à ses deux voisins. Je l'aurais averti volontiers, qu'avec de grandes richesses, le plus sûr moyen d'humilier ceux quis'enorgueillissent du même avantage, était d'être plus modeste. Un autre, élevant la voix d' un ton radouci, s'étonna qu'on pût se figurer du bonheur dans la satisfaction de la haine ou d'autres passions violentes. Le bonheur, dit-il, consiste à satisfaire le plus doux penchant du cœur, et ce plus doux de tous nos penchants, c'est l'amour. Je ne suis pas plutôt riche, que je cherche à me procurer un grand nombre de femmes aimables, non pour les adorer toutes, mais pour choisir celles qui me paraîtront les plus touchantes, et dans ce choix même, pour m'attacher particulièrement à celle qui prendra les plus vifs sentiments pour moi: les autres ne serviront qu'à ranimer quelquefois une passion qui peut languir, et que la variété soutient. Ainsi, le premier emploi de mes richesses sera de faire acheter les plus belles filles de Circassie, où l'on assure qu'il faut chercher la perfection de la beauté, et de leur rendre la vie si douce, qu'elles ne perdent jamais rien de leur éclat. La plupart des associés ouvrirent de fort grands yeux, et ce tableau parut les séduire. Je ne fus pas de leur goût. D'abord cette multitude de beautés ne présentait pas à mon imagination un spectacle aussi touchant que celui d'une seule femme, avec tous les charmes de son sexe, et je ne trouvais de supportable dans cette idée, que le pouvoir de choisir non-seulement la plus belle ou la plus aimable, mais celle dont on se croirait le plus aimé. D'un autre côté, pourquoi chercher des femmes en Crcassie, où l'on doit juger que leur éducation, leur langage, leurs manières, n'ont aucune ressemblance avec nos usages? Est-ce donc la beauté seule qui touche le cœur? Et quand cette région en serait l'unique source, quel commerce pour un français de bon goût, que celui d'un tas de circassiennes mal propres peut-être, avec lesquelles il serait condamné à vivre? Il me semblait au contraire que pour voyager en Circassie, et n'y pas vivre sans femmes, la plus utile provision serait une jolie française pour compagne. Un autre actionnaire des mines, qui ne croyait pas les femmes si nécessaires au bonheur des hommes, en apporta pour raison, que le plaisir qu'elles donnent est trop vulgaire; qu'il est au pouvoir du plus pauvre et du plus vil mortel, comme du monarque et de l'homme riche, et qu'il n'est pardonnable de s'en faire une si haute idée qu'à des gens d'église, auxquels il est interdit par état. Ce raisonnement, soutenu par une figure épaisse, le conduisit à de grandes plaintes du luxe excessif des femmes, qui est capable de ruiner la fortune la mieux établie,et de leurs caprices encore plus ruineux, qui déconcertent toutes les mesures d'un homme sage. Pour lui, qui méprisait Cupidon et Vénus, et leur île de Cythère, il voulait tendre à la renommée. Il avait lu dans l'histoire, qu'une nation, nommée les romains, prenait grand plaisir à voir en pleine terre des combats de mer, que les anciens appelaient des namachies. Il était dans la résolution d'achever la plaine de saint Denis, pour y donner ce spectacle aux parisiens.
Pendant que cette folle imagination et l'ignorance des termes faisaient rire les plus éclairés, il prenait leurs railleries pour des applaudissements, et fier du succès, il nous pria d'écouter un projet plus noble encore. Au premier besoin de l'état, nous dit-il, il voulait offrir au roi, pour le service de la patrie, une somme de quelques millions, sans autre prétention pour lui-même, que la souveraineté du canton de Picardie, dans lequel il était né. Les éclats de rire augmentèrent. C'était néanmoins de toutes les extravagances que j'avais entendues, sinon la plus raisonnable, du moins la plus noble, comme il le pensait lui-même, et la plus avantageuse au public; il n'y manquait qu'un motif moins ridicule, et plus désintéressé. Je sus bon gré d' ailleurs à un financier d'avoir lu quelques pages de l'histoire, et d'en avoirtiré ce fruit; car la plupart des vertus sont produites par l' exemple, et peut-être l'esprit de patriotisme n'a-t-il pas commencé autrement à Rome. Malheureusement l'entreprise de la mine se réduisit en fumée, et l'idée romaine eut le même sort; sans quoi nos financiers auraient un modèle qui les porterait peut-être aussi dans les besoins de l' état, à faire quelques généreux sacrifices au public. Il restait d'autres acteurs, mais trop ivres pour parler. Cependant un des plus gais, qui n'avait cessé ni de boire, ni de badiner avec un jeune homme fort aimable qu'il avait fait placer près de lui, et qu'il nommait son neveu, entreprit de nous faire aussi son plan de bonheur. Il n'avait, nous dit-il, qu'une seule affection, à laquelle toutes ses vues et tous ses désirs étaient rapportés.
C'était son charmant neveu qui lui tenait lieu de tout, et pour lequel toutes ses richesses seraient employées. Il continua de le louer avec la même chaleur, en se perdant quelquefois dans ses idées, et le regardant d'un œil fort tendre.
Enfin, son transport lui faisant perdre toute attention pour nous, il lui tint des propos passionnés, dans lesquels il s'oublia tout-à-fait, et pour dénouement, au premier million qui le mettrait au-dessus des discours publics, il jura de l'épouser.L' ivresse n'avait bouché les oreilles à personne. Une vive exclamation qui s'éleva aussitôt, l'avertit qu'il avait mal gardé son secret; et pour moi, j'avais cru reconnaître au premier moment que son neveu n'était qu'une fille. En vain tâcha-t-il de réparer son indiscrétion. La scène redevint fort tumultueuse. On exigea que les charmes de la jeune personne ne fussent pas dérobés plus long-temps par une perruque et par d'autres voiles. Je ne sais à quoi ce renouvellement de chaleur nous aurait conduits. Le parti que j'embrassai sans précaution, fut de me lever, sous prétexte que la nuit était fort avancée; et me baissant vers l'actionnaire, je lui conseillai de se retirer avec sa maîtresse. Ils ne se firent pas presser pour sortir. En quittant les autres, je les exhortai à se souvenir qu'ils avaient besoin du jour suivant pour leurs opérations; et la plupart étant fort civils, ils se laissèrent engager facilement à me suivre. Mon sommeil fut retardé long-temps, par l'agitation de mes esprits. Je ne pouvais revenir de l' extravagance des systèmes, et l'ivresse les excusait peu; car passant sur tout ce qui ne devait être attribué qu'aux vapeurs du vin, je savais qu'elles ne font sortir du cœur que ce qu'il contient réellement, et souvent ce qu'il ignore lui-même. Quoi? Disois-je, dans leurs plus chersdésirs, dans leurs plus ambitieuses vues, dix hommes, qui passent dans le monde pour d'honnêtes gens, ne se proposent que de la bonne chère, du vin, de belles femmes, et d'autres plaisirs qui flattent leurs sens? La religion, la vertu, l'honneur, le bien public, sont méprisés, ou tout-à-fait oubliés; et le seul à qui la moindre partie de ces grands objets passe dans l'esprit comme un beau songe, n'est pas exempt de la raillerie de ses compagnons? étrange fatalité des richesses! Leur nature est-elle donc de corrompre le cœur? Ou plutôt n'est-ce pas la corruption du cœur qui change la nature des richesses, et qui d'un vrai bien qu'elles sont en elles-mêmes, en fait le plus dangereux de tous les maux, en les détournant à de pernicieuses fins! Jugeons-en par cet amant d'une fille publique: il avait une sale passion dans le cœur, avant les apparences de fortune qui se présentent pour lui: à peine se croit-il sûr de l'opulence, qu'il la veut faire servir à gratifier sa passion.
LIVRE 2 Une nuit si peu tranquille, et le retour des mêmes réflexions à mon réveil, contribuèrent beaucoup sans doute aux mélancoliques impressions que j'éprouvai pendant tout le jour. Mes premiers pas m'ayant reconduit à l'abbaye, je n'y entrai point sans un nouveau sentiment de respect, qui fut même redoublé par le souvenir présent du souper et de ses circonstances. En effet, à la distance de cinquante pas, et dans l'intervalle de quelques heures, quel prodigieux contraste! Je trouvai le père Célérier qui m'attendait. Il me conduisit droit à l'église, pour y faire une courte prière. Ensuite m'ayant fait parcourir les principales parties d'une maison, qui n'a de remarquable en elle-même que son extrême simplicité, il me demanda si j'en voulais voir les habitants. Je reçus cette offre comme une faveur. C'était l'heure du travail manuel. Il me fit entrer dans le jardin, ou l'enclos, qui n'est qu'un champ ordinaire, dont la culture fait l'exercice constant des religieux. Les travaux y sont distribués suivant la mesure des talents et des forces.Je ne m'arrête point à cette édifiante peinture qui se trouve dans une infinité de relations: mais je fus également frappé de l'ardeur et du recueillement d'une troupe de pieux ouvriers, qui, tout pâles, tout affaiblis qu'ils étaient par les rigueurs de la pénitence, ne s'accordaient pas un moment de relâche dans un pénible travail, pour lequel sans doute la plupart n'étaient pas nés, et semblaient tirer des forces de leur ferveur. Sur des visages secs et défigurés, je ne vis aucune marque de lassitude ou d' abatement, comme si l'esprit et le goût de la vertu élevaient le corps au-dessus des lois naturelles, et communiquaient aux sens toute la vigueur de l'âme. Je n'emportai néanmoins de ce spectacle, qu'un profond étonnement qui me fit retomber dans le doute où j'avais été la veille, sur un genre de vie qui n'est pas ordonné par les lois de la religion, et dont je ne comprenais pas la nécessité. Ces souffrances volontaires excitaient plus ma pitié que mon admiration. Que le martyre n'ait point effrayé les chrétiens dans les anciennes persécutions, je le concevais sans peine; l'évangile alors ne laissait pas d'autre choix: mais depuis l'établissement du christianisme, les voies sont paisibles. Pourquoi, disais-je, leur ôter cette douceur, par tout ce que l'imagination peut inventer de plus pénible et de plusaustère? Cependant il me restait des difficultés. Ceux qui se dévouent au genre de vie qui m'étonne, ne sont pas des fous. Mon guide est homme censé; il y a même assez d'apparence que les occupations du cloître étant plus graves que celles du monde, le jugement y est plus solide, et la justesse d'esprit plus commune. Y aurait-on découvert des secrets ou des vérités que le monde ignore? Je me perdais dans cette méditation que le silence des lieux qu' on me faisait traverser rendait encore plus sombre, et mon guide même paraissait surpris de me voir l'air si pensif. Il me conduisit enfin dans la cellule qu'il avait encore au dortoir commun, quoique son office lui donnât une chambre, pendant le jour, au quartier des hôtes. Ces petits sanctuaires de la condition monastique sont, à La Trappe, d'une tristesse et d'une nudité surprenante. Un lit, si quelques poignées de paille placées sur quatre ais, et couvertes d'une toile grossière, méritent ce nom; un prie-dieu, un crucifix, une tête de mort, un fouet qui se nomme discipline, et quelques autres instruments de mortification qui pendent au mur; tels sont les meubles et les ornements. Une petite lucarne jette quelques rayons de lumière sur ce lugubre appareil. Je le contemplai quelques moments, la tête pleine demille nouveaux nuages; et me tournant vers mon guide: voilà donc, mon père, lui dis-je d'un air pénétré, ce qui fait votre bonheur! C'était une allusion qui m'échappait à ce terme, que j'avais entendu tant de fois la veille, et dans une situation si différente. Le solitaire baissa la vue. Mon bonheur! L'entendis-je répéter avec un profond soupir: et relevant tristement les yeux; ah! Monsieur, reprit-il d'une voix plus ferme, quelle idée vous faites-vous de mon sort! Comment vous en impose-t-il à ce point? Vous désirez d'être instruit, soyez-le donc par moi-même. Il y a six ans que je suis entré dans cette maison; c'est pour moi six siècles d'un cruel supplice. Tout m'y déplaît, tout m'afflige, me pèse, me révolte, le jour et la nuit me paraissent une chaîne de tourments. Occupations, habits, nourriture, mon cœur se refuse à tout, mon goût y répugne avec horreur.
La cloche, qui m'appelle aux exercices, rend un son qui m'a toujours fait frémir. La seule odeur de nos aliments me soulève l'estomac. Le travail des mains m' excède jusqu'à m'avoir fait tomber plusieurs fois sans connaissance, et c'est même par cette raison, que l'indulgence du père abbé m'a chargé d'un office qui m'en exempte. Cette robe me fatigue et m'humilie. Chaque jour l'entréede cette cellule, et la vue de ces instruments de pénitence, jettent la consternation dans mon âme. Pour comble d'affliction, ma cellule était occupée, avant moi, par un religieux asthmatique, qui l'avait remplie long-temps de ses flegmes empestés, et l'air s'y ressent encore de cette purulente infection. Voilà, monsieur, une peinture bien faible de ce qui vous a paru mériter le nom de bonheur, et que vous regarderez justement comme la plus horrible et la plus déplorable de toutes les situations humaines. Il aurait pu continuer beaucoup plus long-temps, sans que je fusse tenté de l'interrompre. Dès les premiers mots, son exclamation m'avait glacé tous les sens, et les autres traits d'un si noir tableau n'avaient fait qu'augmenter cette espèce de saisissement. J'avais entendu toutes ses expressions, mais passivement, et sans être capable d'y réfléchir. Je n'avais osé lever les yeux sur lui, dans la crainte de rencontrer les siens, et retenant jusqu'à mon haleine, je ne sais si dans l'espace de deux minutes il m'était arrivé une fois de respirer. Il avait remarqué l'excès de mon embarras, et son dessein n'était pas de le prolonger long-temps. En achevant son récit, il leva les bras au ciel avec un transport si vif, que la rapidité de leur mouvement me fit sortir de mon immobilité.Je le regardai alors. Ses yeux, qui suivaient ses bras, semblaient s'élancer vers le même point, avec un mélange de joie et de langueur qui ne peut être représenté. Mais, dieu tout-puissant! S'écria-t-il, dieu bon! Dieu fidèle! Vos oracles sont certains, et votre promesse inébranlable; vous oubliez les crimes en faveur du repentir; vous pardonnez aux malheureux pénitents; ces feux dévorant, dont l'image me poursuit, ces torrents de flammes, où j'ai précipité tant de misérables, et que j'ai mérités plus qu'eux, s'éteindront pour moi par mes souffrances et par mes larmes. Que mes peines, mes aversions, mes horreurs soient mille fois redoublées, si j'obtiens grâce à ce prix! En se remettant d'une si forte agitation, deux ruisseaux de pleurs inondaient tous les sillons qu'une longue pénitence avait creusés sur ses joues.
Il s'empressa de me faire des excuses, pour le trouble, me dit-il, qu'il m'avait causé par une chaleur involontaire. Il qualifia mon émotion de sensibilité généreuse, qui fait la gloire d'une belle âme; et jugeant qu'il devait me rester de la curiosité pour ce qu'il y avait eu d'obscur dans quelques-uns de ses termes, il m'offrit des éclaircissements, si j'en désirais. Que n'aurais-je pas donné pour les obtenir? Sa cellule n'ayant pas même une chaise où nous pussions être assis,il me proposa de descendre au cloître; et là, sur un des bancs qui servent aux conférences des religieux, il me fit cette intéressante narration.
Ma naissance est noble, et mon nom, qui n'est ici connu que du père abbé, jouit de quelque considération dans ma province. Je ne relèverois pas un avantage si frivole aux yeux de la religion, s'il n'avait été la source de tous les malheurs de ma famille et des miens. Ma jeunesse s'était passée au service, et m'étant retiré dans mes terres, j'y vivais tranquillement dans un heureux mariage. Sans être d'une humeur difficile, il m'arriva de traiter avec quelque hauteur un de mes vassaux, qui voyait trop familièrement la femme-de-chambre de ma femme, et que mes avis plus d'une fois répétés, n'avaient pas eu le pouvoir d'arrêter. Je lui défendis l'entrée de ma maison, avec d' autant plus de force, qu'ayant consulté les dispositions de cette fille, j'avais cru lui trouver de l'éloignement pour le mariage, et le désir de garder sa condition. J'appris néanmoins qu'il continuait de la voir. Cette résistance m'irrita. Je passai chez lui, où, le trouvant seul, mes reproches furent vifs. Il y répondit avec insolence; et dans un mouvement de colère, je le maltraitai dequelques coups. Il les souffrit sans révolte; mais au moment que je me tournois pour le quitter, il se jeta furieusement sur moi, il me terrassa, et m'ayant fort maltraité à mon tour, sa crainte pour l'avenir le fit parler de m'ôter la vie. J'étais sans épée, et quand j'aurais été mieux armé, la défense m'était impossible, sous le poids d'un vigoureux paysan, qui, me pressant l'estomac de ses deux genoux, me serrait le gosier d'une main, et de l' autre paraissait chercher son couteau pour m'égorger. Je demandai grâce. On me l'accorda; mais ce fut après m'avoir fait jurer par tout ce qu' il y a de sacré au ciel et sur la terre, que je ne me ressentirois pas de mon aventure, et que jamais je ne penserais à la vengeance.
à cette condition, que j'acceptai sans réserve, on me laissa la liberté de me retirer. Pendant quelques jours, la honte d'un si cruel incident, et la force du lien que je m'étais imposé, faillirent de me faire perdre la raison. Je n'avais aucun témoin de mon opprobre, et le paysan se garda bien de le publier: mais c'était mon cœur dont je ne pouvais étouffer les cris. Enfin ne soutenant point une situation si violente, je pris le parti d'assembler chez moi toute la noblesse de mon voisinage, et dans un conseil secret, exposant le cas à mes plus chersamis et mes plus proches parents, intéressés autant que moi-même au maintien de nos droits et de notre honneur commun, je leur demandai quelle conduite je devais tenir, ou celle qu'ils tiendraient à ma place. Après une longue délibération, ils me condamnèrent d'une seule voix à l'exécution de ma parole; avec cet avis, dont mon malheur m'apprit la sagesse, qu'indépendamment de la modération convenable à la supériorité du rang, un gentilhomme ne doit pas maltraiter ses vassaux, s'il n'est le plus fort. Une si grave décision calma mes transports; car tel est l'honneur du monde, que souvent on le fait plus consister dans l'opinion d'autrui que dans la nature des choses, ou que dans l'idée qu'on s'en fait soi-même. Cependant je déclarai à mon ennemi que je ne le souffrirais pas sous mes yeux, et que pour jouir du pardon que je lui avais accordé, il devait abandonner mes terres. Cet homme était riche; il sentit qu'avec la fidélité même qu'il me connaissait pour mes promesses, j'avais cent moyens de le chagriner, dont il ne pourrait être à couvert. Il prit le parti de vendre tout son bien, et de s'établir dans une paroisse voisine. Je fus informé qu'en quittant la mienne, il emportait contre moi une haine qui ne me surprit point, quoique j'eusse pu la croire épuisée par mon aventure, ou calméepar ma patience. Il perdait quelque chose à changer de domicile; d'ailleurs sa malignité m'était connue. Au fond, je la crus trop impuissante pour me laisser le moindre sujet d'alarme. Quelques mois qui se passèrent tranquillement me la firent oublier. L'hiver suivant il nous vint quelques troupes de cavalerie, pour la consommation des fourrages dont l'abondance est extrême dans notre canton.
J'eus ma part de ces hôtes militaires; les chefs trouvèrent chez moi une maison ouverte et commode. Il m'était resté du goût pour une profession que j'avais exercée si long-temps, et la politesse des officiers qui m'étaient échus, répondit parfaitement à la mienne. Tout l'hiver fut une chaîne de plaisirs.
J'étais dans cette heureuse disposition, lorsqu'un mot d'écrit, dont le caractère m'était inconnu, fut jeté dans mon cabinet. Il contenait, sans prélude et sans explication, une simple exhortation à veiller sur la conduite de ma femme. La jalousie était une faiblesse que je ne connaissais pas. Cependant l'avis me venait avec si peu d'affectation, qu'il me fit jeter les yeux sur mille choses que je n'avais jamais observées. Je ne vis rien de suspect. Le major du régiment, et quelques autres officiers qui ne s'éloignaient pas du château, avaient pour ma femme toutela politesse qui distingue la noblesse militaire; la décence et l'honneur y régnaient. Je repris ma confiance pour une femme respectable qui m'avait donné deux fils, et dont je n'avais jamais reçu le moindre chagrin. Quinze jours après, un autre billet se retrouve au même lieu.
C'était un reproche d'aveuglement sur les lumières qu'on m'avait données. Il ne fit pas plus d'impression sur moi. Enfin un troisième écrit, mais plus étendu, quoiqu'aussi froid dans les termes, m'apprenait ouvertement que par un excès d'indulgence j'avais laissé parvenir le mal au comble, et que ma femme ne se bornant plus aux plaisirs du jour, recevait chaque nuit son amant. Il n'était plus question de défiance, de quelque main que ce billet fût venu. On me déclarait un crime avéré. L'accusation portait sa preuve. Hélas! J'avoue que la rage succéda trop tôt à l'insensibilité. C'est le premier de mes crimes ou de mes malheurs. Il en a produit tant d'autres, que dans ce lieu même où je me suis condamné à les pleurer nuit et jour, je ne puis distinguer le plus funeste. Mon transport m'aurait porté sur le champ à des exécutions sanglantes, si j'avais mieux connu mes victimes. Mais la nuit n'étant pas éloignée, j'obtins de moi-même ce retardement pour ma vengeance. Ensuite faisant réflexion que j'auroispeine à m'introduire sans bruit dans l'appartement de ma femme, je pris une autre résolution: ce fut de faire appeler sa femme-de-chambre, qui ne pouvait ignorer ma honte, et de la mettre dans mes intérêts par la douceur ou l'effroi. Cette fille vint, et me demanda ingénument mes ordres. Je m'efforçai de prendre un front tranquille, et j'exigeai d'elle une sincérité qu' elle me promit. Que se passe-t-il, lui dis-je, dans l'appartement de votre maîtresse?
Elle affecta de l'étonnement. Oui, repris-je; que s'y est-il passé depuis quelques nuits? Après m'avoir regardé d'un œil incertain: mais n'est-ce pas vous, monsieur, que j'entends passer par la garde-robe, et qui ne vous retirez que vers le jour? Non, répondis-je, d'un ton qui trahissait ma fureur. Je l'ai cru jusqu'à présent, reprit-elle: mais en exigeant de moi la vérité, vous me faites ouvrir les yeux sur ce que j'ai toujours craint de vérifier moi-même. Et sans attendre de nouvelles instances, elle me parla de plusieurs familiarités, qu'elle avait remarquées depuis long-temps, entre sa maîtresse et messieurs les officiers. Je l'interrompis pour me soulager. C'est assez, lui dis-je. Je vous propose la mort ou des récompenses. Si vous m' aidez cette nuit à reconnaître l'amant de ma femme, je ne mets pas de bornes à mes bienfaits. Si vous manquez de discrétion, je vous tue de ma propre main. Elle me promit une obéissance à toute épreuve. La nuit arriva. Je me rendis, par divers détours, à la garde-robe de ma femme; et j'y étais attendu par ma confidente. J'étais armé d'un poignard, dans la résolution de ne pas revenir sans l'avoir ensanglanté. J'entendis du bruit. Est-ce lui? Dis-je à la femme-de-chambre. Elle me pria de me contraindre un moment, tandis qu'elle jetterait les yeux dans la chambre de madame. C'est lui, me dit-elle à son retour. Il était entré par ici: mais peut-être a-t-il conçu quelque défiance; il vient de sortir par la porte de l'appartement.
J'étais furieux. Mais n'avez-vous pas pris soin de l'observer au passage? Qui est-il? Je lui vis de l'embarras, que je n'attribuai qu'à de vains égards pour sa maîtresse. Qui est-il? Repris-je d'un ton plus terrible. Elle m'assura timidement que c'était le major. Il périra, ne pus-je me défendre d'ajouter entre mes lèvres; et courant vers la route qu'il avait prise, j'entendis effectivement quelqu'un qui traversait l'anti-chambre, et qui sortit par la cour, à la faveur des ténèbres. Ma délibération, pendant quelques instants, fut entre l'idée de retourner à l'appartement de ma femme, et de la poignarder dans son lit; ou d'attendre une plus heureuse occasion, poursurprendre les coupables, et les immoler tous deux à la fois. Mais comme il ne me restait aucune ombre d'incertitude, je me déterminai pour un troisième parti, qui me semblait entraîner moins de lenteur, et qui, d'un autre côté, s'accordait mieux avec mes idées d'honneur. Je résolus, dès le jour suivant, de faire tirer l'épée au major. La justice de ma cause me répondait du succès, autant que mon courage et mon expérience dans les armes; et je remettais à tirer une autre vengeance de ma femme. Le lendemain, à peine le jour vint m'éclairer, que m'étant rendu chez mon ennemi, je l'engageai à faire un tour de promenade avec moi; et sans la moindre explication, je lui déclarai qu'il fallait se battre. Il parut surpris; mais la fermeté ne lui manqua point. Après l'affaire, me dit-il fièrement, vous m'apprendrez ce qui vous offense: et se défendant de bonne grâce, il me fit une profonde blessure au côté. Elle ne m'affaiblit point; et je lui portai dans la poitrine un coup qui le fit tomber sans vie. Ciel! Que vos conseils sont impénétrables et vos jugements terribles! Le soin que j'eus aussitôt de faire enlever le corps, et la faveur des autres officiers, à qui je confiai ma querelle, mais j'en déguisai lacause, aidèrent à faire passer cette mort pour l' effet d'une maladie subite. Les soupçons publics, s'il y en eut quelques-uns, furent ensevelis avec le malheureux objet de ma haine. Mais il m'était impossible de cacher ma blessure dans l'intérieur de ma maison. L'empressement de ma femme fut ardent au tour de moi. Sa douleur parut extrême; elle ne me perdait pas un moment de vue. Autant de noirceurs dans mon imagination ulcérée; autant d'insultes pour mon honneur et d' attentats contre mon repos. Je reçus ses soins comme de nouvelles perfidies; je n'attribuai ses larmes qu'à la douleur de sa perte; et cette cruelle idée, qui m'aigrissait le sang, retarda long-temps ma guérison. Le quartier des troupes fut changé dans l'intervalle.
Enfin, je me rétablis assez pour exécuter mes projets de vengeance; et toutes mes suppositions ne pouvaient les avoir affaiblis. Cependant, je me dois ce témoignage, qu'il s'éleva plus d'un combat dans mon cœur. La voix de l'humanité se fit entendre, et plaida fortement contre l'honneur outragé. Mon aventure était ignorée; ma honte secrète. J'avais eu la force d'étouffer jusqu'à mes plaintes: je me demandai pourquoi je n' aurais pas celle d'oublier l'injure même! M'avilissait-elle plus, à mes propres yeux, que celle du paysan, dontj'avais sacrifié le ressentiment à l'autorité de mes amis? D'ailleurs, n'était-elle pas plus qu'à demi vengée, par le sang du plus odieux des deux coupables? Et ce qui manquait à ma satisfaction, la mort d'une femme, était-il donc si flatteur pour un homme de courage? Je pouvais abandonner la mienne à sa propre honte, à ses éternels remords, et la croire assez punie par un silence froid et méprisant, dont elle n'aurait pas plus de peine à deviner la cause, que celle de ma blessure et de la mort subite de son amant. Le temps aurait pu fortifier ces réflexions, et les rendre plus puissantes; mais un autre abîme s'ouvrit sous mes pieds. Ma femme se trouva grosse de plusieurs mois. Elle avait attendu ma guérison pour m'en avertir: ce fut son excuse; et l'agitation continuelle où j'avais été pendant le cours des remèdes, joint au silence que j'avais gardé sur mon accident, lui donnait assez de vraisemblance: cependant je n'y vis qu'une horrible confirmation de sa perfidie. Ma blessure, qu'on avait d'abord jugée fort dangereuse, lui avait fait espérer ma mort, qui l'aurait mise à couvert, elle et le fruit de son désordre. Elle me voyait guéri: l'aveu devenait forcé. Toujours l'imposture à côté du crime. Je me souvenais aussi que pendant l'hiver, j'avais eu peude familiarité avec elle; et je croyais trouver des rapports de temps entre son état et les avis que j'avais reçus. Jugez quelle révolution, dans un cœur qui commençait à mollir! Sa mort fut jurée. Avec l'infamie dont j'étais couvert, je ne pouvais soutenir l'idée de voir entrer dans ma famille un enfant qui ne m'appartenait pas, qui prendrait mon nom, qui partagerait la succession de mes fils. Nommez cette furieuse résolution, oubli du ciel, égarement de raison, transport de fureur; je ne désavoue rien. Ce n'est pas de l'innocence que je vous ai promis. Mon emportement diminua si peu, qu'ayant employé le reste du jour et le lendemain à me procurer un puissant soporifique, je le lui fis avaler le troisième jour dans ses aliments. Elle n'y résista point. On la trouva morte le jour d'après dans son lit. à la vérité, il me vint à l'esprit de la faire ouvrir, sous prétexte de reconnaître la cause d'une mort si prompte, mais au fond pour faire donner le sceau du christianisme au malheureux fruit qu'elle portait dans son sein, et qui ne pouvait long-temps lui survivre. Il était trop tard. La mère et le fils furent enterrés avec une pompe qui satisfit mon orgueil, en achevant de rassasier ma vengeance. Si je suis capable, monsieur, de vous faire ce récit d'une voix ferme, et de m'en retracertoutes les circonstances sans pousser les plus douloureux gémissements, ne l'attribuez qu'à la même faveur du ciel, qui m'a conduit dans cette retraite pour les expier par une pénitence dont vous conviendrez bientôt que je ne puis redoubler trop les rigueurs. Alors même je ne fus pas exempt du trouble et de la terreur qui marchent toujours à la suite des grands crimes. Insensiblement je tombai dans une mélancolie qui me donna du dégoût pour mes plus chères occupations. Je renonçai par degrés à la chasse, à l'agriculture, au commerce de mes amis et de mes voisins. Je ne pouvais être seul, ni souffrir la compagnie.
La vue des hommes m'était à charge, et la solitude m'épouvantait. La lecture, ce remède si vanté pour les maux de l'âme, ne suspendait pas les miens: elle n'avait plus la force de m'attacher. Après des jours d'un mortel ennui et d'une langueur insupportable, j'attendais l'assoupissement du soir, comme la dernière ressource des malheureux: mais si le sommeil s' arrêtait quelquefois sur mes yeux, c'était pour m'offrir d'affreux fantômes et d'autres objets d'effroi, qui rendaient la nuit aussi redoutable pour moi que le jour. Je rappelai de la capitale l'aîné de mes fils, qui venait d'y achever le cours de ses exercices.
Il méritait mon affection. Sa présence calmaquelque temps mes esprits. Ensuite les soins que je donnai à perfectionner son éducation, me firent un peu sortir de la langueur et de l'oubli de moi-même, où j'étais depuis deux mois. J'espérai du temps et du remède que j'éprouvais, cette paix du cœur qui s'était refusée à tous mes efforts. Dans cette nouvelle situation on me remet une lettre. Je l'ouvre. Jugez des infernales vapeurs qui me saisissent par la force immédiate de leurs effets: à peine l'ai-je parcourue des yeux, qu'un froid mortel me gagne le cœur. Ma vue se trouble; la terre se dérobe sous moi. Je mœurs! M'écriai-je douloureusement; et sans prononcer un mot de plus, je tombe entre les bras de mon fils, qui s'efforçait inutilement de me soutenir. Il m'aurait cru mort, en effet, si la furieuse agitation, plutôt que l'épuisement de mes esprits, ne m'eût causé des mouvements convulsifs, qui rendaient témoignage de ma vie. La connaissance me fut rappelée par de prompts secours. Je m'assis: je revins entièrement à moi; mais avec un reste de convulsions, dont les douleurs étaient fort aigues. Elles ne m'empêchèrent pas de faire une attention plus pressante que tous mes tourments. La funeste lettre était à terre. Mon fils et mes domestiques ne soupçonnaient pas qu'elle eût la moindre partà mon accident; et je reconnus que le paysan même qui me l'avait apportée, n'était pas mieux instruit. Cependant, j'ordonnai d' abord à mes gens de se retirer; et recommandant en deux mots à ceux que je connaissais les plus fidèles, de veiller sur le porteur; je lui dis, sans affectation, de sortir avec eux, et d'attendre ma réponse. Mon fils demeura seul avec moi. Cette préparation, et ma contenance moins faible que pâle, sombre et consternée, lui causaient une surprise qui le rendait immobile. Je lui fis signe de prendre la lettre. Approchez, lui dis-je, et lisez vous-même. Pendant sa lecture j'eus les yeux fermés; j'eus la tête penchée sur mon sein et les mains collées sur mon visage, pour arrêter les cris ou cacher les larmes qui pouvaient m'échapper malgré moi. Ce fatal écrit, dont il est impossible que vous deviniez l'auteur, et que vous vous figuriez jamais toute la noire malignité, était du vassal que j'avais forcé de quitter mes terres: et que m'offrait-il? D' épouvantables éclaircissements sur l'histoire de ma femme et sur mon malheur. On s'applaudissait d'abord d'une complète vengeance qu'on appelait un triomphe. Ensuite j'étais traité d'imbécile et de misérable dupe, qui donnait tout d'un coup dans le piège, et qu'on n'avait pas assez de plaisir à tromper. Ma femme et les officiers ne m'avoientpas offensé. Tous les billets d'avis étaient faux. J'en devais reconnaître le caractère, dans la lettre que j'avais devant les yeux. Ils étaient venus de la même main qui m'avait appris à vivre dans une autre occasion, mais moins qu'elle n'aurait dû, puisqu'après en avoir obtenu la vie, j'avais eu l'indignité de chasser honteusement celui de qui je l'avais reçue. C'était la femme-de-chambre, qui, de concert avec lui, m'avait glissé les billets, et s'était fait un jeu, comme lui, de me rendre malheureux et méprisable, pour se venger de l'obstacle que j'avais mis à son établissement. C'était lui, qui, venant à passer souvent la nuit avec elle, s'était caché fort adroitement dans la chambre de ma femme, en était sorti de même, et que j'avais pris pour le major. Grâces à mes folles visions, tout leur avait réussi. Ils étaient vengés tous deux. Ils m'en informaient dans le ravissement de leur cœur. Ils allaient jouir de leur satisfaction, et rire de mes fureurs, dans des lieux où ils me défiaient de les découvrir. à la vérité, ils regrettaient la malheureuse fin du major et de ma femme, dont ils n'avaient à faire aucune plainte; et je devais bien juger que s'ils avaient eu, sur ce double meurtre, des preuves aussi claires qu'elles leur semblaient certaines, ils m'en auraient fait porter la peine sur un échafaud.Mais leur chagrin, d'un côté, tournait de l'autre à leur joie: ils me laissaient la honte de ma sottise, et le remords de mes crimes. Le premier rayon de cette affreuse clarté avait failli de m'ôter la vie. Chaque mot d'une telle complication d'horreurs, répété dans une lecture lente et distincte, me fit éprouver comme autant de nouvelles morts. Mais je me roidis contre leur cruelle atteinte, avec toute la force que j'avais tâché de recueillir. Mon fils, quoique plein de sa lecture, et soupçonnant sans doute une partie de la vérité, ne pouvait aller plus loin que le sens des termes, ni percer jusqu'au fond de l'abîme qui se découvrait pour moi. J'avais de fortes raisons pour ne lui laisser rien ignorer. Il était fort vraisemblable que mes ennemis avaient publié, de mes tristes aventures, tout ce qu'ils avaient cru pouvoir divulguer sans se perdre eux-mêmes, et qu'ils y avaient ajouté les couleurs de la calomnie, à laquelle ils étaient si bien exercés. Dans ma consternation même, je ne voulais pas que d'infidèles rapports me fissent jamais plus coupable aux yeux de mon fils, que je ne l'étais; ou qu'en apprenant les malheurs de sa famille, il eût à compter, parmi les désastres ou les crimes de son père, des lâchetés et des barbaries volontaires.
écoutez, lui dis-je, sans lui laisser le temps dese reconnaître: si vous avez quelque tendresse pour un père qui vous aime, prêtez-moi toute votre attention.
Cette injurieuse lettre a dû non-seulement vous causer beaucoup de surprise et d'indignation, mais vous laisser d'étranges idées sur ce qui s' est passé entre votre mère et moi. Je veux que vous n'ignoriez rien; votre âge vous rend capable de tout entendre. Apprends, mon cher fils, que dans ton absence, les plus noires vapeurs de l'enfer sont tombées sur la source de ton sang. Plaise au ciel que leur malheureuse infection n' aille jamais jusqu'à toi! Là-dessus je commençai le même récit que je vous ai fait; et je le conduisis jusqu'à la mort de sa mère. Dans l' aventure du paysan, je n'exagerai point l'outrage. Dans celle des officiers, je ne grossis point la cause de mes noirs transports. Mon discours fut dicté par l'honneur. Je ne donnai rien à ma justification, rien à ma douleur. Je ne supprimai, je n'excusai, je n'aggravai rien. En finissant; telles sont, mon fils, les horribles vérités que je veux déposer dans ton sein. Des cruels m'apprennent les plus funestes: tu les sais, tu viens de les lire; je ne réponds pas de survivre à cet affreux dénouement. Mais je veux être justifié dans ton cœur, comme je l'ai toujours été dans le mien. Ce cher fils, qui n'avait pas plus de dix-huitans, mais qui joignait un sens mûr à beaucoup d'esprit et de qualités aimables, m'avait écouté sans ouvrir la bouche et sans lever une fois les yeux. Il était debout et la tête nue devant moi. Son silence et sa posture continuèrent après m'avoir entendu, comme si l'étonnement et la douleur eussent lié sa langue et ses jambes. Mais je voyais couler, sur ses joues, une abondance de larmes. Elles excitèrent les miennes, que la violence de mes sentiments avait séchées dans leur source. Je baissai la tête sur son cou, pour en verser avec lui; et pendant quelques moments, nous nous y abandonnâmes ensemble, dans cette tendre et triste attitude. J'avais néanmoins quelque impatience de faire parler le paysan, et je le fis appeler. Mais ses informations ne m'apportèrent pas beaucoup de lumières. Il me dit qu'étant chargé de la lettre depuis trois jours, une affaire, qui lui était survenue dans mon voisinage, lui donnait l' occasion de me la remettre, plutôt qu'il n'en avait l'ordre; que celui dont il l'avait reçue, quittant le pays, lui avait fait seulement promettre qu'elle me serait rendue huit jours après son départ: qu'il ne me demandait pas de port, parce qu'il avait été payé d'avance, ni de réponse, puisqu'il ne savait où l'adresser. L'ingénuité de cette explication m'ôta l'espérance d'enobtenir d'autres. Eh! Quel fruit en pouvais-je désirer, après la fuite de mon ennemi? D'ailleurs, en me supposant le pouvoir de l'arrêter, et de le faire périr par le plus honteux supplice, n'était-ce pas révéler tous mes malheurs, et les donner en spectacle au monde entier! L'honneur de mes fils, mon propre intérêt, quoique le moins consulté, me condamnaient au silence. J'évitai même d'interroger trop curieusement le porteur, et je le congédiai. Mon fils me quitta presque'aussitôt. Je jugeai qu'après de si rudes émotions, il avait besoin de quelque soulagement, ou de prendre l'air. Je demeurai dans la même idée une demi-heure après, lorsqu'ayant demandé pourquoi je ne le revoyais pas, on me dit qu'il avait fait seller ses chevaux, et qu' il était sorti avec son laquais. La nuit arriva; il ne parut point. Je m'imaginai que dans l'amertume de son cœur, il était allé chercher de la dissipation chez quelqu'un de nos voisins. Le jour suivant se passa de même. Du matin au soir je ne revis pas mon fils, et je fus réduit à le croire encore dans quelque partie d'amusement, que les instances de ses amis avaient prolongée. Je murmurai seulement de lui voir si peu d'attention pour moi. Dans l'état où tout devait lui rappeler qu'il m'avait laissé,pouvait-il douter que sa présence et ses consolations ne me fussent nécessaires? Et ses propres sentiments lui permettaient-ils de se livrer sitôt au plaisir? Le troisième jour me causa des inquiétudes beaucoup plus vives. Ensuite elles devinrent cruelles. Après l'avoir fait chercher inutilement, je m'abandonnai à toutes les craintes qui pouvaient m'alarmer pour une tête si chère. Mon fils ne reparoissoit pas? Qu'était devenu mon fils? Quel nouveau désastre menaçait son malheureux père? Cette seule idée me glaçait le sang; et parmi tous les malheurs possibles, je cherchais celui que mon mauvais sort me réservait. Il ne se présenta pas dans le nombre. Hélas! Pouvait-il s'y présenter! Au contraire, j'éloignais de ces funestes images, ce qui me semblait indigne de mon sang, et de la noble destinée de mon fils. Je ne pensais pas même sur celles que j'envisageais volontairement, et qui me faisaient trop frémir.
Dans mes plus favorables réflexions, je revenais à considérer que ne m'ayant pas averti de son départ, il ne pouvait être que dans quelque lieu voisin, où les recherches ne s'étaient pas adressées; et je me flattais jusqu'à regarder mes inquiétudes comme une faveur du ciel, qui faisait cette diversion dans mon cœur à des douleurs plus certaines. Cependant, s'il était arrivé quelqueaccident sinistre à mon fils! Si quelque perfidie... l'ayant surpris avec avantage... le même peut-être... car c'était au fond la plus mortelle de mes frayeurs! Je ne voyais plus d'autre ressource pour moi, que la mort, en perdant l'unique bien qui m'attachait encore à la vie. Quinze jours entiers de ce tourment firent arriver l'heure infortunée, où je reçus, par la poste, deux lettres d'une ville frontière de la Flandre. Mon avide empressement, pour tout ce qui pouvait me faire espérer quelque lumière, me les fit ouvrir toutes deux à la fois, et jeter les yeux sur les seings. Je ne connaissais aucun des deux noms; et quoique j'eusse fait la guerre en Flandre, je ne me rappelai pas d'y avoir laissé la moindre habitude. J'en fus plus ardent à lire. La première des deux lettres, qui me fut présentée par le hasard, était la plus courte. Elle portait, en termes assez civils, que sans me connaître personnellement, on croyait devoir, à ma naissance, un prompt éclaircissement sur la situation de mon fils. Il existe donc! Interrompis-je. Mille grâces à la bonté du ciel!-qu' il était entre les mains de la justice, à la veille de recevoir une sentence capitale, pour deux meurtres qu'il ne désavouait pas.-ôdieu! M'écriai-je ici, avec le plus amer sentiment qui se soit jamais élevé dans le cœur d'un père; mon malheur passe donc toutes mes craintes!-que d'abord il avait refusé, avec obstination, de déclarer son nom et le lieu de sa naissance; mais que plusieurs lettres, trouvées dans ses poches, avaient fait connaître l'un et l'autre; et que l'instruction du procès étant fort avancée, il n'y avait pas un moment à perdre, si je voyais quelque jour à pouvoir le sauver du supplice.-ô dieu! Dieu!
Répétois-je à chaque mot.-c' était toute la substance de ce cruel, quoique généreux avis; et celui de qui je le recevais, joignait, à son nom, le titre de premier président. La seconde lettre ne pouvant rien contenir de plus terrible, je la lus avec une attention moins interrompue. Elle était du commandant militaire de la même ville. Il se souvenait, m'écrivait-il, de m'avoir vu à l'armée, dans nos anciennes campagnes, et mon infortune le touchait sensiblement. Quoiqu'il sût que m le premier président m'en donnait avis par la même poste, il y voulait joindre les informations qu'il avait tirées de mon fils même, dans l'horreur de sa prison, où l'ardeur de me servir lui avait fait demander la liberté de le voir, aussitôt qu'il l'avait su né de moi. Ce cher et malheureuxfils, dont il admirait l'esprit, ajoutait-il, la politesse et les grâces, autant qu'il plaignait son sort, ne l'avait instruit que généralement, des mortels outrages que j'avais reçus d'un paysan de mes terres, et de l'insolence avec laquelle ce misérable avait mis le comble à ses insultes, en se disposant à passer dans les pays étrangers: mais ne dissimulant point qu'il n'avait pu supporter tant de noirceur et d'audace, il lui avait raconté qu'il était parti, sans m'en avertir, aussi plein de ses propres ressentiments que de sa compassion pour mes peines, et que pendant quatre jours, qu'il avait employés à découvrir les traces de mon ennemi, il ne s'était pas accordé le moindre repos, dans les plus pressant besoins de la nature. Ensuite il avait marché sur ses pas, avec la dernière diligence; résolu, s'il ne pouvait le joindre dans le royaume, de le suivre jusqu'au bout de l'univers. Mais, vers la frontière, il s'était trouvé si près de lui, que dans la crainte de le manquer hors de France, où les coupables de cette espèce, dont le crime est difficile à prouver, peuvent acheter de la protection, il avait pris la résolution de l'arrêter. Son premier dessein n'était pas de lui ôter la vie. Il savait, par les informations qu'il s'était procurées dans sa marche, qu'il était à cheval, bien monté, avec une femme en croupe derrière lui, et dans un équipage si simple,qu' en suivant le grand chemin, il pouvait passer pour un paysan de tous les cantons qu'il traversait. Sur cette description, il s'était flatté, non-seulement de le joindre et de l'arrêter sans peine, avec le secours de son laquais, qui n'était pas moins résolu que lui, mais de le ramener à ma terre, en le faisant marcher la nuit, et demeurer le jour dans un bois, et le conduisant à la vue continuelle du pistolet. Il voulait me rendre maître de ma vengeance, et m'abandonner la disposition du bourreau de sa mère et du mien: projets d'un fils passionné pour son père, mais trop inconsidérés, sans doute, et dont le dernier m'aurait mis moi-même à de furieuses épreuves. Ils ne furent pas avoués du ciel. Mon fils arrêta l'ennemi qu'il cherchait. Il reconnut aisément la femme-de-chambre de sa mère, et cette vue acheva de le mettre hors de lui. Cependant comme le scélérat qui la conduisait, et qui l'avait épousée depuis la mort de ma femme, n'entreprit pas tout d'un coup de résister, leur vie ne semblait pas menacée.
Ces deux viles créatures, remettant aussi le fils de leurs anciens maîtres, avaient cru voir les furies à leur suite, et demandèrent grâce d'abord avec les plus lâches supplications. Mais lorsqu'ils entendirent l'ordre qu'il donnait à son laquais, de les lier l'un à l'autre, pour les conduire, suivant son projet, versle bois le plus voisin; la femme, qui jugea sa mort certaine, se mit à pousser des cris aigus, et l'homme, sautant à terre, se détermina brutalement à se défendre. Il voulut prendre ses pistolets, qu'il n'avait pas pris en descendant; et mon fils, qui voyait déjà quantité de laboureurs en mouvement pour accourir au chemin, craignant que sa proie ne lui fût enlevée, ou qu'un désespéré, que la vue des armes n'arrêtait pas, ne fît un usage trop heureux des siennes, n'écouta dans ce moment que la vengeance. Il cassa la tête, au scélérat d'un de ses deux pistolets; et de l' autre, il fit le même traitement à sa femme. La fuite, ajoutait le commandant, ne lui devait pas être difficile; mais après s'être éloigné des laboureurs, au galop, il s'était trop reposé sur la noblesse de ses sentiments, ou sur la justice de sa cause. Il avait continué plus lentement son chemin; et commençant à sentir la fatigue d'une longue course, et d'une veille de plusieurs nuits, il n'avait pas fait difficulté de s' arrêter dans un bourg, à trois lieues de la scène. Il ne se défiait pas qu'un des laboureurs était monté sur le cheval des deux morts, l'avait suivi constamment, et, jugeant de lui par les apparences, l'avait dénoncé comme un assassin, un voleur public, que la présence de plusieurs témoinsavoit empêché de recueillir le fruit de son crime. On s'était saisi de lui et de son laquais, pendant leur sommeil. On les avait transportés à la ville, dès le jour suivant. Le refus que mon fils avait fait, et son laquais par son ordre, de déclarer son pays, son nom et ses vues, n'aurait pu servir qu'à faire précipiter sa condamnation, à titre de voleur et de meurtrier. En apprenant sa naissance, on était un peu revenu du premier emportement; et quelque avéré que fût le meurtre par la confession même du coupable, on ne pouvait se persuader que le vol, dont il rejetait l'imputation avec dédain, eût été l'objet d'un jeune gentilhomme, à qui l'esprit et les sentiments ne paraissaient pas manquer. C'était un mystère pour le public; et l'obscurité croissait par la qualité des morts, qui paraissaient des gens du commun et sans un papier qui les fit connaître, quoiqu'on eût trouvé dans leur bagage une grosse somme d'argent. Cependant les procédures étaient avancées; et vraisemblablement elles finiraient par les affreuses méthodes, qui sont en usage, dans les cours de justice, pour arracher la vérité aux coupables. Cette partie de la lettre m'aurait fait perdre absolument la raison, si le dernier article n'eût été plus consolant. Malgré la sévérité du tribunal,le généreux commandant me promettait qu'elle ne serait pas poussée plus loin, avant qu'il eût reçu ma réponse, c' est-à-dire, avant que je l'eusse informé de ce que je pouvais espérer de la faveur de la cour et des services de mes amis. Il avait obtenu ce délai de la plus grande partie des juges, en leur découvrant les confidences de mon fils. C'était à sa sollicitation, que le premier président m'avait écrit. Mais dans une affaire de cette nature, où l'éclat, autant que la gravité du crime, rendait le public attentif à leur conduite, je devais sentir le prix de la diligence, et ne pas commettre d'honnêtes gens, qu'il avait disposés à favoriser mes soins. Me presser, moi! Me recommander la diligence pour sauver mon fils! Ah! J'aurais voulu pouvoir traverser les airs. Sans délibérer sur mes mesures, sans me permettre la moindre réflexion sur mes affaires et sur ma santé, je me jetai dans ma chaise avec mes propres chevaux, pour en aller prendre à la première poste, qu'il m'aurait trop coûté d'attendre chez moi. Mon unique détour fut de passer chez un de mes plus proches parents, que je fis partir, pour D, avec la même vitesse, chargé de solliciter les juges de mon fils, et de lui porter mes plus tendres consolations. Ces chers juges, qui m' accordaient du temps, ce noble compagnon d'armes qui lesy avait engagés, et qui m'en informait avec tant de zèle, je les aurais embrassés, et serrés tous dans mes bras. Que j'étais loin de manquer, pour eux, de ménagement et de reconnaissance! Ma diligence fut incroyable jusqu'à Paris. Cependant, je comprenais toutes les difficultés de mon entreprise. Les apparences étaient si peu favorables à mon fils, que sans des protections et des efforts extraordinaires, je ne pouvais me promettre de faire changer, en sa faveur, le cours des lois et de la justice. Depuis si long-temps que j'avais quitté le service, je ne comptais guère sur d'autres protecteurs, à la cour, que m le duc de * gouverneur de ma province, quelques parents éloignés, et mes anciens généraux. Ils pouvaient m'ouvrir les voies, me procurer un accès favorable auprès du régent; mais je ne voyais de fond à faire, que sur le cœur de ce prince, dont on vantait la bonté, et sur des motifs, qui me semblaient propres à le toucher. J'étais résolu de lui découvrir toute mon histoire, au risque, peut-être, d'attirer la vengeance des lois sur moi même, s'il n'en était pas assez attendri pour m'accorder sa compassion. J'espérais que les infortunes du père le disposeraient à l'indulgence, pour un fils tendre et vertueux, dont le crimeétoit d'y avoir été trop sensible. J'avais la lettre de mon ennemi, qui prouvait toute la noirceur de ses outrages; j'avais celle du généreux commandant, qui, sans intérêt, sans liaison de sang ou d'amitié, rendait témoignage au caractère, et même aux intentions de mon fils. La force, que je me sentais capable de donner à tous ces articles, ne me laissait pas sans espérance. Mais je ne prévoyais pas de cruels obstacles. M le chancelier, déjà instruit par le procureur général de D avait informé son altesse royale de la tragique aventure; et ce prince, n'y voyant qu'une action fort noire, prouvée par la déposition de plusieurs témoins, avait ordonné que l'affaire fût poussée avec toute la rigueur des lois. Ses ordres étaient partis: je ne l'appris qu'au palais royal, et par sa propre déclaration. Mes amis sollicitant, pour moi, la faveur d'une audience particulière, il fut frappé de mon nom. Je devine ses motifs, leur dit-il, et je ne refuse pas de l'entendre. Mais son fils sera jugé; l'ordre en est donné. Il ne me serait resté que le désespoir, si j'avais eu de la lenteur à me reprocher. Mais l'audience, du moins, m'étant accordée, ce fatal contre-temps ne changea rien à mes résolutions. Je fus écouté. Je plaidai la cause de mon fils. Il ne manqua rien à la peinture de mesmalheurs et des siens.
Je remarquai que le prince était ému, et je sentis renaître un moment toute la douceur de l'espérance. Cependant, après m'avoir dit qu'il regrettait que les vrais coupables fussent échappés à la justice, il me déclara qu'il ne changerait rien à son ordre. J'oublierai, continua-t-il, ce que l'amour paternel vous a fait révéler; et je ne rechercherai pas des crimes, dont je ne dois la connaissance qu'à vous. Mais celui de votre fils est public; ses intentions ne peuvent être vérifiées; et quand elles pourraient l'être, c'est aux juges ordinaires que j'en veux laisser la décision. Il ajouta, que par le même ordre il avait exigé que les informations lui fussent envoyées avec la sentence; et que me plaignant beaucoup, il verrait alors ce qu'il pourrait faire pour moi. Ma situation était si terrible, qu'en gémissant de n'avoir rien obtenu, j'étais obligé de reconnaître de la sagesse, de la justice et de la bonté dans cette réponse. Le rayon d'espoir qu'elle semblait présenter m'attachant nécessairement à Paris, j'envoyai un de mes gens en Flandre, avec les tristes explications qui pouvaient faire craindre à mon fils une catastrophe encore plus triste; mais je relevois aussi ce qu'elles avaient eu de favorable. J'y joignais des lettres pour le commandant et pour tous les juges, dans lesquelles j'osais leurdonner la bonté, dont le régent m'honorait, pour un motif d'indulgence en faveur d'un malheureux gentilhomme, dont les ancêtres n'avaient jamais fait déshonneur à leur partie. Mon occupation, dans l'intervalle, fut à découvrir tout ce qui jouissait de quelque crédit au palais royal; courtisans, amis familiers, confidents du prince. J'attendris le plus grand nombre, par les parties de mon histoire que je pouvais raconter, et je m'en fis d'ardents protecteurs.
Quelques-uns des plus zelés écrivirent aux principaux officiers du parlement de D, pour les confirmer dans l' opinion que je leur avais donnée de mes espérances. Ils m'assuraient moi-même que son altesse royale ne leur parlait pas de moi, sans quelque témoignage de pitié. Ce fut malheureusement dans ces conjonctures, qu'un attentat, du même genre en apparence, quoiqu'au fond tout-à-fait différent par l'odieuse nature des motifs, et par l'horrible infamie des circonstances, fit frémir la nation et l'Europe entière. Non-seulement la justice, mais des considérations plus intéressées, qui regardaient une célèbre entreprise de l'administration, excitèrent toute la sévérité du régent. Il jura de ne le pas laisser impuni. C'était prononcer, tout-à-la-fois, contre mon malheureux fils. Je ne le compris que trop. Quelle apparence, qu'en fermantl'oreille aux sollicitations de tout l'univers, pour un coupable, qui, par le sang et les alliances, touchait à plusieurs maisons souveraines, sa clémence et sa compassion ne fussent réservées que pour nous? Tout m'apprit bientôt que ses dispositions étaient changées. Cependant, les informations et les procédures étant arrivées, il se les fit lire. Les opinions des juges étaient beaucoup plus sévères que je ne me l'étais promis de leur première indulgence. Soit que l'attention du régent leur fit craindre ses reproches, soit qu'augurant bien de mes propres espérances, et de la durée de mon séjour à Paris, ils s'imaginassent me servir par une affectation de rigueur, tous étaient déclarés pour la mort, et plusieurs pour l'affreux supplice des brigands de grand chemin. L'ordre, qu'ils reçurent du régent, fut de suivre le cours de la justice; mais de nous traiter en gentilshommes. Il m'en fit donner avis. Triste avantage que j'obtins sur le comte de, et qu'on me fit valoir comme une distinction consolante entre les deux crimes. J'offris ma tête pour celle de mon fils; j'offris ma fortune et toutes mes prétentions au monde. On cessa de m'écouter; mes amis mêmes se refroidirent, et prirent un autre visage avec moi.
Le conseil qu'ils me donnèrent de la part du prince, fut de retourner sourdement dans mesterres. Je le rejetai. Ma tendresse n'était pas capable d'être abattue par des terreurs. Je partis, après avoir perdu toute espérance; mais ce fut pour D, où jusqu'au dernier moment, j'étais résolu de rendre les soins paternels à mon fils. Le désespoir et la mort furent mon cortège dans cette route. à mon arrivée, je vis ce généreux commandant, dont le zèle s'était soutenu avec une fidélité qui ne se trouve que dans l'état militaire. Il m'avoua tristement qu'il ne fallait plus rien attendre de ses services, et que par des voies secrètes, il savait qu'après un reste de formalités, qui prendraient au plus trois jours, la sentence et l'exécution se suivraient de près. Je vis les principaux juges, dont l'air taciturne et les sombres politesses ne furent pas un langage plus obscur.
à la vérité, si les maux extrêmes pouvaient recevoir quelque adoucissement, j'en aurais trouvé dans les témoignages de compassion et d'attendrissement que je recevais de toute autre part. Le séjour de mon parent dans la ville, et les explications qui s'y étaient répandues, avaient réuni tous les vœux en notre faveur. Ma présence échauffa ces sentiments; on sut qui j'étais dès le premier jour, et je ne pus faire un pas, sans emporter à ma suite les condoléances et les bénédictions publiques.Enfin, n'espérant plus rien des secours humains, sur-tout après avoir su de mon parent qu'il avait offert inutilement une très grosse somme au geôlier, et que ce cœur féroce était le seul que l'intérêt ou la pitié n'avaient pu toucher; je me réduisis à demander la liberté de voir mon fils, pour fortifier son courage contre l'horreur du supplice, et cette triste faveur me fut accordée. Quoique je lui connusse une fermeté supérieure à son âge, je m'attendais à le trouver pâle, consterné, inquiet sur-tout pour la catastrophe qu'il avait à redouter; car il n'avait pu se faire illusion sur son infortune; et notre parent, à qui je n'avais rien dissimulé dans mes lettres de Paris, n'avait jamais eu que de cruelles incertitudes à lui communiquer.
D'ailleurs, s'il s'était flatté du succès de mes sollicitations, il ne pouvait ignorer que cette voie d'espérance était fermée; le public même ne l'ignorait pas. Ces fatales informations, qui ne tardent guère à se répandre, n'avaient pu manquer de pénétrer jusqu'à lui, et le seul délai de ma visite, depuis quelques heures qu'il savait mon arrivée, ne lui annonçait que de funestes explications.
En un mot, je le croyais dans l'accablement de son sort, et mon embarras, en entrant dans sa prison, était à contraindre ma douleur, pourne rien ajouter à la sienne. Cependant je vis sur son visage, non-seulement sa santé ordinaire, mais toutes les marques d'une parfaite tranquillité. Je l'embrassai les larmes aux yeux, avec une peine extrême à retenir mes sanglots, et je le tins long-temps dans mes bras, autant pour soulager l'oppression de mon cœur, que pour satisfaire ma tendresse. Il me rendit affectueusement mes caresses, mais l'œil sec, la voix libre, et le front serein. Je ne pus comprendre cette insensibilité pour un malheur si présent. Il n'était plus temps de le flatter par de vaines consolations. Je m'assis; je le fis asseoir. Ah! Mon fils, lui dis-je, en laissant un libre cours à mes larmes, d'où vous vient la tranquillité que je vous vois affecter? Seriez-vous encore dans la fausse espérance d'une pitié que je n'ai trouvée ni dans le souverain, ni dans vos juges? Il me répondit paisiblement qu'il n'ignorait rien, que la mort l'effrayait peu, et que ses adieux étaient faits à la vie; que si quelque jour, comme il se le promettait de ma tendresse, je prenais soin de publier ses intentions, il croyait sa mémoire à couvert dans l'opinion des honnêtes gens; que la vengeance d'une mère et d'un père sur de monstrueux coupables qui se dérobaient au châtiment, était un devoir forcé,un cas où non-seulement un fils, mais tout citoyen était redevable à la justice; que si la cour et ses juges en décidaient autrement, ces principes qu'il trouvait dans son cœur ne suffisaient pas moins pour le consoler. Mais vous périssez! M'écriai-je douloureusement; l'échafaud se dresse: votre sentence ne peut être différée trois jours. Pendant votre éloignement, répliqua-t-il avec la même sérénité, je vous avoue qu'elle a fait ma crainte. Aujourd'hui je suis tranquille. Et me regardant d'un air attendri: vous connaissez des secours que vous ne me refuserez pas, et je vois que le besoin est pressant. Des secours!
Interrompis-je: moi! J'en connais qui puissent!... un profond soupir, le seul qu'il ne put arrêter, se fit un passage malgré lui. Dans toute autre circonstance, reprit-il, je ne me serais jamais permis de vous rappeler des souvenirs affligeants pour vous. Mais pardonnez à ma situation..., à la loi de notre honneur commun. Qu'ai-je à redouter avec le secours qu'une malheureuse erreur vous a fait employer pour ma mère? Il se tut, pour attendre ma réponse.
J'atteste le ciel que je n'avais rien compris à sa première ouverture: mais l'affreuse idée, que cette explication m'offrit tout d'un coup, fut accompagnéed' un sentiment que tous mes malheurs successifs ne m'avaient pas encore fait éprouver. Anciens et présents, ils se réunirent tous, pour me déchirer le cœur. Une impression de cette violence était nécessaire, pour soutenir mes forces. ô mon fils! Lui dis-je d'une voix basse, en tremblant d'horreur et de pitié, à qui le demandez-vous ce fatal secours? Et pouvez-vous l'attendre de la main d'un père? Oui, répondit-il d'un ton ferme; c'est la seule à qui je puisse me fier de votre honneur et du mien. L'échafaud, la sentence même, votre diligence peut tout prévenir. Je demeurai sans répondre. Mes réflexions, si ce nom convient aux douloureux mouvements qui continuaient de me déchirer, étaient moins contraires à cette terrible proposition, que les mortelles répugnances de ma tendresse. Dans les préjugés d'honneur qui me tyrannisaient comme lui, tout ce qui pouvait nous sauver l'ignominie du supplice, et celle même de la sentence me paraissait préférable à quelques heures de vie passées dans les horreurs d'une si cruelle attente. Je sentais aussi tout le danger du délai; car j'étais arrivé la nuit précédente, j'avais passé le matin à solliciter les juges; et n'ayant pu me faire ouvrir la prison que l'après-midi, les trois jours, que le commandant m'avait fait espérer, étoientdéjà raccourcis. Qui me répondait du reste, dont je n'avais eu l'obligation qu'au hasard; le moindre incident pouvait avancer la sentence et l'exécution. Mais prêter mes mains à la mort d'un fils! Préparer moi-même, et lui présenter le breuvage empoisonné! Craindre de ne pas me hâter assez pour l'horrible office! Mon cœur, mon indignation se soulevaient; toutes mes entrailles étaient émues. Ce combat ne pouvait être terminé que par un expédient plus tragique encore; celui qui me tomba dans l'esprit, de préparer du poison pour deux, et d'en avaller ma part, de la même main dont j'aurais présenté la sienne à mon fils. Cette idée, dont je m'applaudis beaucoup, calma sur le champ mes agitations. Je sentis plus que jamais l'importance du temps: et ne doutant pas que le reste du jour ne suffît pour mon dessein, je me levai brusquement, j'embrassai mon fils avec une fermeté, qui se ressentait déjà de ma résolution; vous serez content, lui dis-je: mais vous ne mourrez pas seul. Je suis à vous dans une heure. Il ne me fallait pas plus de temps pour la composition du breuvage; et dans une grande ville, il me fut aisé de me procurer les mortels ingrédients par le ministère d'un valet fidèle. Je retournai aussitôt à la prison, quelques papiersà la main, pour éloigner les défiances par des prétextes d'affaires domestiques. Un retardement de quelques minutes causait déjà de l'impatience, et peut-être de l'inquiétude, à mon fils. Mais lorsqu'il me vit paraître avec la liqueur, et tenir le vase qui la contenait, la joie se peignit sur son visage. Voyons la couleur, me dit-il, en tendant la main avec un regard avide. Les apparences, répondis-je d'un ton grave, qui lui reprochait une curiosité superflue, ne changent rien à l'effet: et sans le moindre soupçon, je lâchai le vase pour un moment. Mais au lieu d'observer la liqueur, il l'avala d'un seul trait. Concevez, s'il est possible, tout l'excès de ma surprise et de ma confusion. J'en devins comme immobile. Mon fils souriait, d'un trouble et d'une consternation, dont il pénétrait la cause. Il avait compris mes vues, par quelques mots échappés. Je conçus qu'il s'applaudissait de son adresse, et je ne pus me défendre d'une sorte de ressentiment. Qu'avez-vous gagné, lui dis-je, à retarder ma résolution de quelques moments? Croyez-vous emporter avec vous un secret dont je n'ai que trop appris la vertu par mes funestes épreuves? Alors il me confessa qu'ayant compris mon dessein, il avait voulu m'ôter d'abord l'occasion de l'exécuter, dans l'espérance de me le faire perdre entièrement, par de puissantesraisons qu'il me conjurait d'entendre. Il me força de m'asseoir pour l'écouter. Son discours fut aussi réfléchi, aussi calme, que si le mortel breuvage n'eût pas commencé à fermenter dans son sein, et peut-être à circuler déjà dans ses veines. Je ne doutai pas qu'il ne l'eût médité pendant mon absence. Mais il remarqua bientôt qu'il en tirait peu de fruit. Mes intérêts personnels, qu'il jugeait capables de me faire aimer la vie, celui même de son frère pour lequel il s'efforça de réveiller ma tendresse, ne firent pas la moindre impression sur mon cœur. Tout semblait glisser sur une surface endurcie, et branlant la tête à chaque article, je souriais, à mon tour, de la faiblesse de ses arguments. La raison toute puissante, irrésistible, était réservée pour la dernière. Lorsqu'il me vit insensible à toutes les autres; si l'honneur, ajouta-t-il, vous est assez cher, pour vous avoir fait précipiter la dernière heure de ma mère, et pour vous faire avancer aujourd'hui la mienne, pouvez-vous fermer les yeux sur les suites de votre résolution? Deux morts, qui s'entresuivront de si près, passeront-elles jamais pour des événements naturels?
Et si la justice en prend connaissance avec un peu de rigueur, de quel autre opprobre notre mémoire n'est-elle pas menacée? Il s'arrêta un moment, pour chercher ma pensée dans mesyeux... au lieu, reprit-il, qu'en me laissant mourir seul et me survivant avec une douleur modérée, vous ne faites trouver, dans ma mort, qu'un accident ordinaire; et de toutes parts, je vois notre honneur en sûreté. Ce triste raisonnement eut toute la force qu'il désirait. J'en fus si frappé, que sans y faire la moindre objection, j'abandonnai mon dessein, en remettant la disposition de ma vie à d'autres temps. Mon silence néanmoins, fut le seul consentement qu'il put obtenir. Je me laissai tomber sur son cou, que j'arrosai de mes larmes; et passant les bras autour de lui, je le tins étroitement embrassé, pendant qu'il répétait ses raisons, et qu'il me recommandait le soin d'une vie, que l'effort même que je me faisais, pour consentir à cette prolongation, devait être capable de m'arracher. J'étais dans cette posture, lorsque le geôlier vint m'avertir qu'il était temps de me retirer.
Mes deux bras serrèrent mon cher fils, et mon visage pressa le sien, avec un redoublement de tendresse et de douleur, mais dans le même silence. Au moment que je sortais, la tête penchée et les yeux fermés, il me demanda s'il pouvait compter sur ma promesse? Oui, lui dis-je: et ce mot fut le seul que j'eus la force de prononcer. Hé bien! L' entendis-je répondre, j'attendrai tranquillement mon sort.La forme de cet adieu, et nos dernières expressions, qui n'échappèrent pas au geôlier, servirent beaucoup, le jour suivant, à détourner les soupçons d'une catastrophe méditée. Je me rendis le matin à la prison. Le geôlier m'apprit lui-même qu'étant entré dans la chambre de mon fils, à l'heure ordinaire, il l'avait trouvé mort dans ses draps; et que les chirurgiens, par lesquels il avait été visité sur le champ, n'avaient découvert aucune marque de violence. Tout préparé que j'étais à la première de ces deux nouvelles, mes forces n'y résistèrent pas, et je tombai dans un profond évanouissement: mais en revenant à moi, la seconde excita mon courage, et m'inspira la pensée de demander le corps, qu'un ordre du premier président me fit accorder. Cependant, après m'avoir fait cette faveur, il ajouta que c'était prendre beaucoup sur lui, dans une affaire où la cour était entrée; et que la même raison l'obligeant d'en rendre compte, il me conseillait de retourner promptement à Paris, pour obtenir du régent que le procès fût entièrement abandonné. Ce discours me fit comprendre qu'il restait de fâcheuses suites à redouter. Je confiai le corps de mon fils à notre parent, qui se chargea de le transporter au tombeau de nos ancêtres; et traînant mon désespoir avec moi, je repris le chemin de la capitale.Le régent ne me fit pas acheter trop cher la grâce que je venais demander. Il y joignit même des consolations flatteuses pour l'honneur de ma maison. Mais il me fit entrevoir qu'il devinait une partie de ma tragique aventure, et que la visite des experts ne lui en imposait pas. Un silence, auquel ma douleur eut plus de part que la considération de ma sûreté, ne dut pas le faire changer d'opinion.
Il ajouta d'une voix plus basse, en penchant la tête vers moi, qu'il plaindrait toujours un père à ma place. Mais, hélas! Que me valut ce respect pour l'opinion des hommes, auquel j'avais fait tant d'horribles sacrifices? Et quel fruit tirai-je de cette manie d'honneur, par laquelle toute ma vie avait été gouvernée? Un fruit, que je nommerais le plus grand des maux, s'il ne m'avait conduit au premier de tous les biens; un fruit si terrible, qu'avant la lumière à laquelle il m'a fait parvenir, j'ai quelquefois mis en doute s'il n'était pas plus insupportable pour le cœur humain, que l'opprobre dont il m'avait garanti.
J'entends cette espèce de trouble, ou de tourment infernal, que le terme de remords exprime trop faiblement. Je n'en connus pas tout d'un coup la nature, parce que je le confondis d'abord avec la douleur, et qu'un sentiment si juste ne pouvait mecauser de surprise ni d' effroi. Mais lorsque le temps l'eut affaibli, je n'en demeurai que plus en proie à des agitations et des terreurs, dont je ne pouvais soutenir la violence, ni me demander la cause à moi-même.
Tout devint pour moi, non seulement ennuyeux et fatiguant, mais redoutable et terrible. Une ombre me faisait frissonner. Le moindre bruit pénétrait mes sens, et me consternoit l'âme. La solitude, qui n'avait fait que m'épouvanter après la mort de ma femme, était un supplice auquel je ne trouvais plus la force de résister. On veillait autour de moi la nuit et le jour. Si je demeurais seul un moment, je ne remarquais pas plutôt ma situation, que je pâlissais. Mon front se couvrait d'une sueur froide. J'étendais les bras en frémissant, et j'appelais du secours. Dans mes compagnies familières, je m'abandonnais à de longues et sombres distractions, qui ne finissaient que par un tressaillement, et dont il ne me restait rien dans la mémoire. La vue même et les soins de mon second fils, le seul bien qui me restait, n'adoucissaient pas mes noirs et douloureux sentiments. Quelquefois il m'échappait des cris, qu'il m'était impossible de retenir; quelquefois des larmes, mais amères et cuisantes, qui laissaient leur trace sur mes joues, et qui ne servaient pas à me soulager. Vous serez surpris que j'aie méconnu long-temsla cause du mal, ou plutôt, que fermant l'oreille à cette voix du ciel, qui m'en instruisait avec tant d'énergie, j'aie pu m'obstiner dans une erreur, que je nomme aujourd'hui volontaire. Mais vous avez dû juger, par tout ce que vous venez d'entendre, que je n'avais jamais eu de principes de religion bien approfondis. Mon éducation avait été celle de ma naissance. J'étais passé de bonne heure au métier des armes. Les plaisirs de l'abondance avaient succédé. Ma religion était l'honneur, et je la poussais à l'idolâtrie. Dans cette aveugle disposition, non-seulement je croyais toutes les actions de ma vie bien justifiées; mais les jugeant indispensables, j'aurais regardé le doute, ou le repentir, comme une faiblesse. Loin de reconnaître que la main du ciel s'appesantissoit sur moi, je me roidissois contre ses avis et ses châtiments. Je cherchais sa justice dans l'excès de sa rigueur. J'allais jusqu'à réclamer mon innocence. Ainsi, mes yeux se fermant sur la cause du mal, au lieu de m'aider à la découvrir, les mêmes préventions, qui me dérobaient cette connaissance, m'éloignaient à jamais du remède. J'étais dans ce déplorable état, et sans espoir d'en sortir, lorsqu'après une longue insomnie, causée par mes agitations ordinaires, qui m'avaient conduit à me rappeler toutes les circonstancesde mes malheurs, un léger assoupissement me fit espérer quelques instants de repos. Je m'endormis en effet; si l'état, où je passai, peut vous paraître un sommeil. Songe, ou vision terrible! Dont je ne ferai jamais le récit tranquillement, quoique je sois condamné, par la justice du ciel, à porter jusqu'au tombeau cette image. Je vous épargne un détail qui vous glaceroit le sang. Je me l'épargne à moi-même, qui ne suis pas toujours sûr que mes forces y suffisent. Que vis-je? Toutes les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l'existence. Je les vis; je les reconnus. J' entendais leurs cris! Elles m'appelaient par mon nom. Elles me reprochaient leurs tourments. Elles m'annonçaient le même sort. Ajouterai-je que l'ardeur du cruel élément, qui les dévorait, se fit sentir jusqu'à moi? Songe ou vérité, dois-je répéter: mais l'impression en fut si vive et si pénétrante, que m'arrachant au sommeil, comme l'application d'un fer embrasé, elle me fit pousser un cri fort aigu. Je demeurai dans un trouble, que je vous laisse à vous figurer. Mes gens, accourus au bruit, me trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux égarés, tenant un de mes rideaux des deuxmains, comme le premier secours qui s'était offert. Mais, ce qui vous surprendra beaucoup, j'arrêtai leurs soins, je leur ordonnai même le silence; pour m'attacher, dans l'attitude où j'étais, au spectacle que j'avais encore devant les yeux, et contre l'horreur duquel leur présence semblait me fortifier. Je prêtai l'oreille; j'observai ce qui me consternoit et me déchirait le cœur; avec une attention obstinée, que je regarde aujourd'hui comme l'ouvrage du ciel, qui voulait faire servir cette scène d'horreur au soutien, comme à la naissance de mes résolutions, en la gravant pour jamais dans ma mémoire. Elle disparut enfin. Mes domestiques prirent le désordre de mes sens et de mon imagination, pour un de mes accès ordinaires. En sortant de cette étrange extâse, je considérai mon songe, ou ma vision, avec un peu plus de liberté d'esprit; et le fruit de mes réflexions ne fut pas long-temps incertain. Il fallait, ou renoncer à tout sentiment de religion, ou se rendre à des éclaircissements forcés, qui faisaient évanouir toutes mes fausses idées d'honneur. Non qu'un songe dût avoir cette force en lui-même; mais quoique les instructions de ma jeunesse eussent été négligées, elles n'étaient pas effacées de ma mémoire; et s'y réveillant, à la faveur de ce nouveau jour, elles portèrent ma condamnation,sans autre lumière. La vérité, lorsqu'elle est reconnue de bonne foi, ne laisse aucun nuage après elle. Voici quel fut le progrès de ma conversion. Le ciel, me dis-je à moi-même, ne me doit pas de miracle; et rien ne m' oblige de reconnaître ici l'opération de sa puissance: ainsi je suis libre de traiter mon songe, ou ma vision, de vapeur, montée au cerveau, de toutes les parties d'un corps languissant, et condensée en noires images, qui ne m'ont représenté que de vains fantômes. Je ne dois pas même y chercher d'autre explication; car pourquoi ma femme, cette victime innocente d'une barbare imposture, serait-elle au nombre des coupables? Et les autres, sans excepter mon malheureux fils, dont le désespoir n'a que trop été volontaire, n'ont-ils pas eu, jusqu'au dernier instant de leur vie, une ressource dans la clémence du ciel, qui ne permet pas de prononcer sur leur sort? Mais quand tout ce que j'ai vu ne serait qu'un songe, une pure illusion de mes sens troublés; la réalité du lieu terrible, dont ils m'auraient offert une fausse image, n'en est pas moins certaine. Il n'en est pas moins constant que les crimes y seront punis, et par des rigueurs plus affreuses que ma faible imagination n'a pu me les représenter. Il est de la même vérité qu'entre mesvictimes, les coupables ont mérité cet épouvantable châtiment, et que sans égard pour de frivoles excuses, telles qu'ont été les miennes, ils le subissent avec toutes ses horreurs, si la justice n'a pas été désarmée par le repentir.
Sera-t-il moins vrai que moi, le triste objet des crimes d'autrui, mais chargé des miens, et complice d'une si grande partie des autres, je dois m'attendre aux mêmes supplices? Qu'importe ce que j'ai vu? C'est un songe: mais il me ramène à la connaissance des plus importantes vérités. Il devient pour moi, ce qu'il y a de plus respectable et de plus intéressant après elles. Je dois le regarder à jamais, comme une des plus précieuses faveurs que le ciel ait jamais accordées aux âmes rebelles. Ces raisonnements, fortifiés par la redoutable impression qui m'était toujours présente, me conduisirent bientôt à des résolutions qu'ils m'ont donné le courage d'embrasser. Leur premier effet, avant le rétablissement même de ma santé, fut d'adoucir l'amertume et le trouble de mes sentiments. La bonté du ciel permit, pour soulager mon imagination, que je crus sentir diminuer le poids de mes crimes, à mesure que je faisais quelques pas vers le repentir; et m'aidant aussi par les douceurs de l'espérance, il m'inspira celle d'expier par mapénitence et par mes larmes, non-seulement mes propres forfaits, mais ceux dont je me reconnais la cause ou l'occasion. Consolation inexprimable! Si le cœur d'un pénitent, tremblant pour lui-même, osait s'y livrer. Chère épouse!
Mon fils! Malheureux major! Où êtes-vous? à quel horrible sort vous ai-je exposés? Telles sont, monsieur, les raisons qui m'ont conduit et qui me soutiennent dans cette carrière si pénible, si révoltante pour la nature, dont je crains de vous avoir exposé trop vivement les rigueurs. J'ai remarqué qu'elles vous ont fait frémir; et j'ai cru vous devoir un récit qui fût capable de régler vos idées. Vous conviendrez à présent que ma pénitence, loin d'être excessive, ne peut jamais approcher des réparations que je dois à la justice du ciel; et qu'avec des motifs tels que les miens, on peut trouver son martyre affreux, et souhaiter qu'il redouble. Le vertueux solitaire cessa de parler.
Quoique dans le cours de son récit il n'eût pu se défendre quelquefois d'une vive émotion, la force de ses principes lui avait fait reprendre, en le finissant, un visage tranquille et serein. Je fus plus long-temps à revenir, des mouvements successifs de piété, de terreur et d'admiration, qu' il m'avait fait éprouver; et j'étais surpris dele revoir sitôt calme, lui qui me causait une si forte agitation. Son exemple suffisait pour lever mes difficultés, sur l'extrême austérité qui règne dans cette abbaye. Je ne lui dissimulai pas ce que j'avais pensé là-dessus. Il me répondit que le but de l'institution ayant été d'en faire un asile pour la pénitence; les exercices, les aliments, et tous les articles de la règle avaient été rapportés à cette vue: qu'on y reçoit peu d'âmes innocentes, parce qu'on ne leur suppose pas des motifs assez puissants, pour soutenir leur constance: qu'en effet, la plupart de ceux qui n'y avaient cherché que la perfection du christianisme, avaient trouvé tôt ou tard le joug trop pesant, et s'en étaient dégoutés, sous des prétextes d'affaiblissement ou de maladie; tandis qu'au contraire, par une grâce, attachée visiblement au saint lieu, les grands criminels, les pécheurs signalés, s'animaient de jour en jour aux plus rudes observations, bénissaient le ciel de leurs souffrances, et comptaient la ruine de leur santé pour le premier de leurs sacrifices: que cet esprit de mort volontaire, ou de guerre contre le repos et la vigueur des sens, n'était modéré que par la crainte d'abréger avec la vie des tourments dont on regrettait toujours la fin; qu'aussi, lorsque la mort arrivait dans le cours naturel, on se hâtait de les redoubler,pour mettre tous les moments à profit, sans avoir à se reprocher sa délivrance; et qu'à l'agonie même, c'était une pratique constante, de se faire étendre sur la cendre et sur la paille pour y expirer, dans ce dernier acte de mortification et de renoncement à soi-même: que depuis deux jours, un des solitaires, poussant le courage bien plus loin, avait prié le ciel, en mourant, de ne pas se contenter d'une pénitence de quinze ans, pour quarante ans d' une vie passée dans le crime, et de le condamner, pendant l'espace d'un siècle, aux flammes du lieu de purgation. Le père célérier, en achevant de m'instruire, parut goûter beaucoup cette idée. Je jugeai qu'il était homme à demander cinq ou six siècles de purgatoire, au lieu d'un. Tandis que je lui faisais d'autres questions, sur des sujets aussi graves, on vint l'avertir que messieurs les directeurs de la mine demandaient à le voir, et semblaient fort empressés de lui parler. J'avoue que je ne fus pas fâché de voir interrompre un tête-à-tête, que je commençais à trouver fort long. La scène, qui le suivit, était propre à dissiper les idées trop sombres, dans lesquelles il m'avait laissé. Je suivis mon guide à la salle des hôtes. Les directeurs me parurent effectivement dans une ardeur extraordinaire. L'impatienceles fit venir au-devant de nous, et l'épanouissement de leurs visages annonçait beaucoup de joie. Mon père, dit leur chef au célérier, nous avons fait une découverte de la dernière importance, autant pour votre maison, avec laquelle nous prétendons en partager le profit, que pour nous, dont elle abrège les peines, en nous mettant tout d'un coup en possession d'un immense trésor. Un de nos messieurs a remarqué ce matin que toutes les pierres, dont votre monastère est bâti, sont de l'espèce de celles qui nous coûtent une peine extrême à tirer. Vous comprenez tout d'un coup combien vous abrégeriez notre travail, en nous le cédant. Bien entendu, que dans le terrain qu'il vous plaira de choisir, nous vous bâtirons une autre abbaye plus grande, plus commode, et magnifique, si vous le désirez. C'est ce que nous sommes venus vous offrir, et ce que tous vos amis vous conseilleront d'accepter. Le père, sans témoigner de surprise, ni donner le moindre signe d'approbation ou d'éloignement, répondit qu' une résolution de cette nature ne dépendait pas d'un simple officier de l'abbaye; mais qu'il en parlerait au père abbé, qui probablement aurait aussi des supérieurs à consulter. Pour moi, qui n'avait rien perdu de la harangue, j'en fus beaucoup plus frappé. L'observation dela ressemblance des pierres ne me surpprit point; elle m'était venue à l'esprit en considérant les murs: mais n'étant rien moins que persuadé du fondement de la supposition, j'avais ri des idées de richesse, qu'une mine, exposée depuis si long-temps au public, m'avait présentées. Cependant la proposition que je venais d'entendre, était tout-à-la-fois si bizarre et si sérieuse, que ne voyant pas de tempérament entre la plus haute extravagance et la plus ferme persuasion dans les directeurs, je demeurais en suspens. Après la réponse du célérier, l'orateur, dont elle ne satisfaisait pas l'impatience, s'approcha de lui; et d'une voix basse, dont je ne laissai pas de recueillir quelques mots, il le conjura de faire hâter la décision, en l'assurant que la compagnie était résolue de lui donner la conduite de cette affaire, et qu'il ne manquerait rien à leur reconnaissance. Un autre s'avançant aussi, ajouta, du ton et de l'air dont Poisson jouait les financiers; nous emploierons tout notre crédit, morbleu, pour faire obtenir au père un bref de translation; et nous le rendrons si riche... je me charge, moi, interrompit un troisième, quoiqu'entre ses lèvres, de lui procurer la plus jolie... le sage et vertueux solitaire recula d'étonnement. Je ne doutai pas que ce ne fût une partie concertée, pour le faire entrer dans leurs intérêts par unemisérable séduction, et j'attendis curieusement sa réplique. Il la fit, avec cette modération et cette candeur, qui donnent tant de lustre à la vraie vertu. Hélas! Messieurs, leur dit-il, je n' ai ni talents pour votre service, ni goût pour vos offres. Je suis dans cette retraite, pour réparer l'abus que j'ai fait des biens que vous y cherchez; et s'il est vrai qu'ils s'y trouvent, je vous souhaite la force que je n'ai pas eue, pour en faire un bon usage. Il leur promit néanmoins de parler au père abbé, mais sans oser leur répondre, ajouta-t-il un peu malicieusement, qu'il ne prît pas leur proposition pour un badinage. Cette conclusion parut les choquer; et celui, que j'ai comparé à Poisson, répondit fort brusquement, que pour n'avoir rien à démêler avec les ridicules visions du cloître, ils auraient un ordre de la cour. Alors, répliqua modestement le célérier, sans paraître sensible à l' insulte, notre devoir sera d'obéir. J'avais gardé le silence; et quelque réjouissant que fût le spectacle, il n'avait pu m'inspirer de la gaieté.
J'étais attaché par une si prodigieuse opposition d'idées, de raisonnements, de soins et de goûts, entre des hommes de la même maturité d'âge, et nourris dans la même religion, c'est-à-dire, dans les mêmes principes sur ce qui doit faire le grand objet de l'estime, desaffections et des recherches humaines. Je ne pouvais concevoir que la différence allât jusqu'à faire oublier et mépriser même, aux uns, ce qui s'attirait si justement la préférence et l'unique empressement des autres. Que les vicieux penchants de la nature et la tyrannie des sens nous éloigne du devoir, je n'en étais pas surpris: mais qu'ils fassent perdre toute attention, et quelquefois tout respect, pour les vérités et les exemples qui les condamnent, mes connaissances ne m'offraient rien encore qui pût me faire expliquer cette extrême dépravation. Mon éducation militaire m'avait appris à respecter la religion et l'honneur; et je trouvais, dans mes anciennes leçons, que le premier sentiment, qui devait suivre la violation de l'une ou l'autre de ces grandes lois, était la honte et le repentir; sur-tout dans les intervalles où l'âme n'est pas remplie, comme elle ne saurait toujours l'être, des tumultueux mouvements du plaisir dont la séduction a pu l'entraîner.
J'avais pardonné aux chefs des mines leur libertinage, ou les emportements de leur joie, dans le souper du jour précédent; et je ne leur passais pas d' être venus insulter de sang-froid, la religion et la piété dans leur sanctuaire. Le père se tournant vers moi, me remercia de ma visite, dont sa bonté lui fit ajouter qu'ilconserveroit chèrement le souvenir; et sous prétexte de quelques devoirs qui l'appelaient, il nous demanda civilement la permission de se retirer. Au moment qu'il nous quittait; ne semble-t-il pas, reprit l'aigre financier, et dans le dessein apparemment d'en être entendu, que ces gens-là soient les directeurs des mines célestes? Ce ton monastique fait pitié. Leurs pénitences, dont la plupart avait grand besoin, ne servent qu'à leur tourner la tête. C'était trop d'extravagances à la fois, pour y faire une réponse sérieuse.
Je feignis de prêter l'oreille ailleurs, quoique le discours me fût adressé. Le père célerier, dis-je froidement, est pour moi un des plus respectables hommes du monde; et pour rompre un entretien qui m'aurait déplu, je leur offris mes services à Paris. Ils me proposèrent en vain leur dîner. Ma chaise, qu'on avait amenée par mes ordres, fut une excuse pour les quitter sur le champ. Je regrettai néanmoins, en sortant de l' abbaie, de n'avoir pas demandé au célérier ce qu'il pensait de leur mine. Cette curiosité avait cédé, dans notre entretien, à des empressements d'un autre ordre. Mais je crus pouvoir conclure, du jugement qu'il avait porté de leur proposition, qu'il ne jugeait pas plus favorablement de leurs magnifiques espérances; et n'en augurantpas mieux, je ne fus pas étonné, quinze jours après, d'apprendre à Paris, que sous des prétextes, tels qu'on en trouve toujours pour renoncer à de ruineuses entreprises, le travail était abandonné. Une aventure, qui fit alors tant de bruit, ne peut-être tout-à-fait oubliée dans cette province, sur-tout aux environs de La Trape, où, sans compter l'éclat du travail, j'ai su depuis, de M, intendant de la généralité, que la dépense des entrepreneurs et des curieux avait rendu, pendant quelque temps, l'argent fort commun. Mais, dans le goût de morale qui m'avait saisi, j'aurais emporté moins d'admiration pour les trésors de la mine, quand ils auraient été plus réels, que pour ce contraste de principes et de sentiments, que je ne me lassais pas d'observer. J'en eus, dans le même instant un autre exemple. En approchant de ma chaise, je vis mon valet-de-chambre et mon laquais occupés, avec une ardeur égale, à ranger sous le coussin, dans la cave et dans le coffre, des paquets que je ne reconnus pas pour les miens. Je voulus savoir de quoi ma voiture était chargée. Ils me confessèrent; l'un qu'ayant appris la valeur des pierres de la forêt, il en avait recueilli un grand nombre, dont il espérait tirer un profit considérable à Paris; l'autre qu'étant plein de vénérationpour les saints religieux de l'abbaye, il avait eu l'art de se procurer quantité de choses dont ils avaient fait usage, telles que de vieux lambeaux de robes, de scapulaires et de frocs, des fragments d'outils qui leur servaient au travail, et d'autres rebuts, auxquels ils croyaient la bénédiction du ciel attachée. Non-seulement leur imagination me réjouit beaucoup, mais elle me fit penser que je n'avais pas à chercher bien loin des caprices opposés, et des bizarreries d'esprit et de cœur, puisqu'il en croissait, si cette expression m'est permise, jusqu'autour de moi. La même réflexion n'avait pu manquer de me venir plusieurs fois à l'esprit, depuis que mon goût s'était tourné aux observations de cette nature. Je n'avais pas fait un pas, je n'avais rien vu dans mon chemin, qui ne m'eût offert la matière de quelque nouvelle spéculation. Tous les hommes, disais-je souvent, pourraient donc être un objet d'étude, une source continuelle d' instruction, l'un pour l'autre. Quelle carrière, pour une philosophie douce, qui ne me faisait chercher effectivement qu'à m'instruire, sans malignité dans mes recherches, et sans fiel dans ma censure!
LIVRE 3 Ce n'était pas seulement dans le cœur et dans l'imagination, que je croyais découvrir de bizarres différences, et des singularités qui me surprenaient. Il me semblait que la raison même se ressentait des illusions de l'une, et des caprices de l'autre. Car, sans remonter plus loin que mes dernières scènes, je me rappelais que dans les plus simples raisonnements, les directeurs et le célérier ne s'étaient pas accordés. D'un principe clair, duquel ils étaient également partis, je leur avais entendu tirer des conclusions absolument opposées. La vie est si courte! M' avait dit la veille un des voluptueux financiers; il faut rassembler tous les plaisirs et se hâter d'en jouir. La vie est si courte! M'avait dit aussi le vertueux solitaire; je ne puis donner trop de rigueur à ma pénitence, ni trop craindre que la mort ne vienne l'abréger.
Deux conséquences peuvent-elles s'accorder moins? Cependant, de part et d'autre, elles passaient pour incontestables. Elles se trouvaient changées en principes, qui formaient, des deux côtés, une règle également constante, et qui décidaient, non-seulementde toutes les actions, mais de tous les jugements et de tous les goûts. Plus ma propre raison me faisait trouver de justesse et de vérité dans la logique du célérier, plus j' admirais l'opposition que j'y voyais dans celle des autres, sur-tout de la part du vieux financier, qui ne semblait trouver, dans son âge, qu' une folle confirmation de la sienne. Le reste de mon voyage aurait été court, et ne pouvait être ennuyeux, avec cette abondance de réflexions, si j'avais pu suivre le dessein où j'étais de marcher la nuit suivante, pour arriver le lendemain à Paris. Mais, de La Trappe à Mortigne, le chemin est si mauvais, qu'une de mes roues s'étant rompue, je me vis forcé de passer la nuit dans un village, où je n'eus pas d'autre hôtellerie que la maison d'un honnête paysan, qui me l'offrit pour retraite, pendant les réparations nécessaires à mon train. Quelle occasion perdue! Si je l'avais refusée. Cette maison avait tous les dehors de la pauvreté; mais en y entrant, je fus satisfait de la propreté que j'y vis régner. Une femme, d'une physionomie commune, parut approuver, par quelques civilités, l'invitation de son mari. Après m'avoir offert une chaise, elle appela de toute sa force Angélique, qui se fit attendre assez long-temps.
Angélique était sa fille. Vousla verrez toute en pleurs, me dit la mère. Un jeune homme du village, qui l'aime beaucoup, mais qu'elle refuse, et qui la soupçonne d'en aimer un autre, l'a traitée dans des termes qui sont capables d'affliger une honnête fille: depuis deux heures elle n'a pas cessé de pleurer.
Cette sensibilité pour l'honneur me fit prendre une fort bonne opinion d'Angélique. Elle vint. De ma vie, je n'avais vu de si jolie paysanne. Angélique était une petite personne de seize ou dix-sept ans, plus blanche qu'on ne l'est ordinairement dans cet ordre; bien faite, lèvres fraîches, teint vermeil; en corset de laine, mais fort net, comme la maison entière, dont je conçus aussi-tôt que la propreté devait être son ouvrage. Ses yeux étaient encore humides de pleurs, malgré les efforts qu'elle avait faits pour les arrêter; et les pleurs ne faisaient pas d'autre tort aux yeux d' Angélique, que de joindre à leur éclat naturel un peu de langueur, qui les rendait fort touchants.
Quelqu'impression que sa vue fît sur moi, je ne pensai qu'à louer ce goût d'honneur, qui la rendait si sensible à des reproches qu'elle ne méritait pas.
Elle parut consolée par mes éloges. Je continuai de l'entretenir, pendant que sa mère me préparait un souper fort simple, dont j'avais accepté l'offre, dans l'intention de le payer libéralement.L' ingénuité de cette petite fille me charma. Mes questions ne pouvant tomber que sur l'état de son cœur, elle me fit des aveux qui me le découvrirent jusqu'au fond. Le jaloux, qui l'avait injuriée, ne se trompait pas en lui croyant de l'inclination pour un autre. Elle était fort tendre, et rien n'était moins surprenant à son âge: mais elle était vertueuse. Toute passionnée qu'elle se reconnaissait pour un jeune paysan, dont elle n'était pas moins aimée, elle ne s'était jamais rien permis qui blessât le plus sévère devoir. Tandis qu'elle m'assurait de sa sagesse, avec une naïveté qui m'enchantait, mon penchant à connaître les ressorts du cœur me faisait chercher d'où pouvait venir le sentiment de vertu, qui la soutenait contre sa propre tendresse, et contre celle de son amant. Angélique, je le voyais bien, n'avait jamais eu d'instruction. Elle était belle sans y penser, tendre sans savoir comment, et sage, sans se demander pourquoi. L'esprit néanmoins ne lui manquait pas: mais il était resserré dans le petit cercle de la vie champêtre, duquel il était si peu sorti, qu'elle n'avait jamais été à la ville, et qu'elle n'avait pas même appris à lire. Si c'était à la seule nature, qu'elle devait ses principes de sagesse, comment étaient-ils capables de résister à des penchansopposés, qui crient bien plus haut dans la même source? Ces idées m'en firent naître une autre; celle de mettre à l'épreuve son espèce de vertu.
J'approuve beaucoup, lui dis-je, une affection si sage, et je fais des vœux pour votre bonheur. Mais vous êtes pauvre, et je gage que votre amant l'est aussi: quelle apparence que vous puissiez être heureux ensemble, dans une continuelle misère. Cette question la rendit rêveuse. Elle ne répondait pas.
J'insistai. Elle me dit, à la fin, que j'avais raison, et qu'elle voyait, par l'exemple de son père et de sa mère, qu'il était bien triste de passer sa vie dans un travail si pénible; mais que pour devenir riche, il ne suffisait pas de le désirer. Non à votre amant, lui dis-je, dont il est difficile que le sort puisse changer; mais à vous, il suffirait effectivement de le vouloir. Moi!
Monsieur. Vous même, Angélique. Je connais quelqu'un à qui vous paraissez si charmante, qu'il emploierait volontiers une partie de son bien à vous rendre la plus heureuse personne du monde. Moi! Monsieur. Vous, mademoiselle. Il commencerait par vous donner des habits riches et galants, pour faire briller plus avantageusement tous vos charmes; il vouslogeroit dans une grande et belle maison; il vous y ferait servir et traiter comme une reine; il étudieroit vos goûts; il préviendrait vos désirs. L'or et l' argent, les plaisirs, ne vous manqueraient jamais... oh! Monsieur, en m'interrompant, je me connais trop; une jeune paysanne... il vous aimerait plus que lui-même, Angélique: et l'amour ferme les yeux sur le rang, sur la naissance: il ne le ferait penser qu'à vous plaire. Mais vous ne le nommez pas, monsieur. Je vois bien que c'est un badinage; vous l'auriez déjà nommé. M'a-t-il jamais vue? Oui, belle Angelique, et vous le voyez aussi; c'est moi-même. Elle rougit. Ses yeux, qu'elle avait baissés, en disant, m'a-t-il vue? Se levèrent sur moi comme par degrés, et d'un air timide. Ah! Monsieur, me dit-elle avec le même embarras, j'avais bien jugé que c'était un badinage. Vous paraissez... un seigneur... qui n'est pas fait...
je suis fait pour vous aimer, belle Angelique; et la possession de votre cœur est un bien que je crois digne d'envie. Ah! Monsieur... monsieur...
répéta-t-elle deux ou trois fois en baissant encore la vue, vous ne me persuaderez jamais que vous puissiez épouser... vous épouser; non, interrompis-je; ce n'est pas ce que je vous promets; mais vous seriez si parfaitement aimée,vous seriez si riche, qu'il ne manquerait rien à votre bonheur. Angelique m'entendit. Elle demeura muette; et je reconnus qu'elle était fort agitée. Je ne dissimule pas que mon cœur éprouvait aussi ses émotions. Il me fit sentir que la faiblesse d'une jolie fille de cet âge, était dangereuse pour un homme du mien. Je doutai même, un moment, si l'entreprise, où je m'étais engagé, ne passait pas mes forces, c'est-à-dire nettement, si je serais capable de refuser tout ce qui pouvait m'être accordé. Cependant j'étais encore trop près de La Trappe, pour devenir tout d'un coup si faible. Le souvenir du père célérier me soutint; et tandis qu'Angelique semblait balancer, je repris assez de résolution, non-seulement pour me rendre maître de moi-même, mais pour regretter d'avoir exposé cette jeune personne, au péril d'où je commençais à douter qu'elle pût sortir. Je cherchais déjà par quelle route je pouvais la ramener à ses innocentes habitudes. Comme cette suite de réflexions s'était faite en un instant, je voulus prévenir sa réponse, et la détourner, par quelques objections, contre mes propres désirs. Mais, au moment que j'ouvrais la bouche, Angelique, sortant de sa rêverie, et s'attachant à mes dernières expressions, me dit, avec unregard incertain; ah! Monsieur, peut-être ne m'aimeriez-vous pas long-temps; et Lucas, qu'il faudrait quitter, m'aimera toujours. Je fus affligé de cette crainte. Elle me laissait trop voir que la victoire ne m'était pas impossible. Aussi fus-je très-ardent à saisir l'ouverture qu'elle m'offrait, pour réparer tout le mal que j' avais causé; et le succès répondit heureusement à mes intentions. La difficulté, lui dis-je, n'est pas si je vous aimerais beaucoup, mais si vous pourriez m'aimer vous-même.
Lucas, puisque c'est le nom qui vous est échappé, règne seul dans votre cœur; et jamais vous ne vous croiriez heureuse avec un autre. Voulez-vous que je vous le fasse concevoir? Parlons de bonne foi, si vous étiez sûre que vos vœux fussent exaucés, qui souhaiteriez-vous de voir le plus riche des hommes?
N'est-ce pas Lucas? Elle ne balança point. Ah! Monsieur, sans doute: je serais bien sûre aussi, que toutes ses richesses seraient à moi comme à lui. Et si vous étiez la plus riche des femmes, avec qui souhaiteriez-vous de partager tant de biens? Ah! Monsieur, quelle demande? J'irais aussitôt chercher Lucas. Oh! Je l'aurais bientôt trouvé; et je lui dirais: tenez, Lucas, prenez tout; à condition, vous entendez-bien, monsieur, qu'il me prendrait aussi. Et quand vous avez quelque secret, Angélique, à qui le confiez-vous d'abord?à Lucas, monsieur.
Et qui vous console, quand vous sentez du chagrin? C'est Lucas, monsieur. Et quand Angélique est avec Lucas, je parie qu'elle ne s'ennuie pas un instant. Oh, jamais, monsieur! En vérité, vous devinez tout comme si vous l'aviez vu de vos propres yeux. Charmante fille! Repris-je. Me voilà bien loin du projet de vous rendre heureuse par mes offres. Elles ont flatté votre imagination; mais vous devez sentir à présent qu'elles ne rempliraient pas votre cœur. Eh! Que deviendrait d'ailleurs cette vertu, à laquelle on est si fidèle avec Lucas, et qui serait... ah! Monsieur, interrompit-elle, avec un air de confusion, qui me fit juger qu'elle craignait de s'être trop avancée dans sa première réponse; si quelque chose m'avait pu tenter dans vos offres, ce n'aurait été que l'espérance de partager ma fortune avec Lucas. Je ne sais comment Angélique l'entendait, et je ne la pressai pas de s'expliquer mieux. Il me suffisait, pour un autre dessein qui me naissait dans l'esprit, de lui trouver des notions de vertu, quelque part qu'elle les eût puisées; et ne reprochant qu'à moi le petit affaiblissement qu'elles avaient pu souffrir, je pensais à les lui faire établir sur des fondements moins ruineux, avant que de suivre le penchant qui m'intéressait à son bonheur. Ainsi, sans peser sur sa faiblesse,j' employai quelques moments à lui présenter les grandes maximes de l'honnêteté morale, qui ne me paraissaient pas moins fondées sur les lumières de la raison, que sur celles du christianisme. Elle m'écoutait avec une extrême attention; et je ne remarquai, dans ses yeux, que du goût pour ses vrais éléments d'honneur et de vertu. Ensuite, revenant à mon nouveau projet: je conçois, pour vous, lui dis-je, une manière d'être heureuse, qui s'accorderait avec toutes ces lois, et qui n'excéderoit pas mon pouvoir; c'est de vous faire épouser Lucas, et de vous procurer à tous deux une vie douce et commode. J'y pense, Angélique; et si vous le désirez, j'y suis résolu. Ici les naïves exclamations recommencèrent, avec un saisissement fort vif. Ah! Monsieur, monsieur. Mais ma proposition était obscure, et la joie n'aidait pas Angélique à deviner. Oui, continuai-je négligemment; je pense à laisser entre les mains de votre curé une somme convenable pour vous acheter, dans ce village, une maison avec son verger, un champ et quelques bestiaux. Le soin de Lucas sera borné à la culture du champ; celui d'Angélique à l'intérieur de la maison. Ils ne manqueront de rien ensemble. Ils vivront tranquilles, dans la possession l'un de l'autre; ils se souviendrontqu'ils me doivent leur bonheur; et je m'informerai quelquefois s'ils ne cessent pas d'être sages et heureux. Ah! Monsieur, nous serons toujours les mêmes, et nous ne vous oublirons jamais. Ah! Monsieur, monsieur. Mais vous avez parlé de partir ce soir. Que je crains que notre curé ne soit pas ici!
J'attendrai qu'il y soit, Angélique; et dans l'intervalle, je veux voir Lucas, pour juger s'il est digne de vous. Ah! Monsieur, monsieur, quelle bonté! Je vais le chercher, monsieur... mais il est peut-être aux champs; il n'aura pas son habit des fêtes. N'importe, Angélique; faites-le venir tel qu'il est. Et pendant que vous le chercherez, j' informerai votre père et votre mère de ce que je veux faire pour vous. Ah! Monsieur!... mais mon père ignore que Lucas m'aime... et que... et que vous l'aimez aussi, belle Angélique? Hé bien, c'est de moi qu'il va l'apprendre. Elle s'était levée pour sortir, et j'allais faire appeler son père, qui prêtait la main aux réparations de ma chaise; lorsque revenant vers moi, et me regardant d'un air enfantin, le cou un peu allongé, avec un mélange de tendresse et de supplication dans les yeux, elle me demanda si je lui promettais de ne pas partir avant son retour. Oh! Quel doute, répondis-je; et de quoi soupçonnez vous un homme qui nepense qu'à vous rendre heureuse? Elle sortit fort contente, et d'une marche légère. En chemin, Angélique m'épargna la peine d'appeler son père. étant allée droit vers lui, elle l'avertit que je souhaitais de lui parler, et que j'avais quelque chose de conséquence à lui dire. Toutes les idées dont je flattais cette aimable fille, étaient sérieuses. Mes plus généreuses inclinations avaient été réveillées par les deux motifs que je n'ai pas déguisés. J'avais à me reprocher tout-à-la-fois, de m' être laissé prendre, un moment, à l'amorce du plaisir, et d'avoir jeté le cœur d'Angélique dans un combat fort douteux; double réparation que je crus devoir à la vertu. Une légère faiblesse, dans une fille de cet âge, sans autre défense que ses propres sentiments, ne la rendait pas moins digne de mes bienfaits. Aurois-je cru mériter qu'on se défiât de mon caractère, parce que j'avais été tenté d'y manquer, en la séduisant? D' ailleurs, je tirais de ma téméraire entreprise, le fruit que je m'étais proposé: elle m'apprenait que tous les goûts naturels, sans en excepter celui de l'honneur, sont moins des vertus que des passions, lorsqu'ils ne sont pas réglés et fortifiés par les grands principes du devoir moral et de la religion. Une simple passion, je nomme ainsi tous les mouvements naturels du cœur, de quelque force qu'onpuisse la supposer, tiendra peu contre une passion plus forte, la victoire dépend du degré; et cet ascendant de force, qui rend la décision infaillible, vient presque toujours des circonstances présentes, dont l'action remplit l'âme, impose à la passion rivale, et lui ôte le pouvoir de se faire entendre. Angélique avait failli d'oublier l'amour et l'honneur, deux passions des plus maîtrisantes, parce que j'avais eu la coupable adresse d'allumer, dans son cœur innocent, une passion plus tyrannique encore, celle des richesses, plus tyrannique, sans doute, pour une jeune personne, à qui l'indigence, et tant de maux qui la suivent, faisaient regarder l'or et l'argent comme le souverain bien. Je lui devais ces lumières: il me semblait juste qu'elle en fût récompensée; et j'ajoute, s'il en est besoin, que je ressentais d'avance une délicieuse satisfaction, à faire le bonheur d'une fille aimable. Le mérite en était médiocre. Mon père, en recevant mes adieux, m'avait fait présent d'une bourse de cinq cent louis, indépendants de ma pension. L'emploi d'une partie de cette somme ne préjudicioit à personne; et ce n'était pas assurément un vol fait à mes plaisirs. Tout le reste de cette aventure devient un événement commun, qui n'a plus d'intéressant que la surprise de la famille, celle de Lucas,et les innocents transports d'Angélique. Le père et la mère reçurent mon compliment sur les charmes de leur fille, avec une reconnaissance modeste, en s'étonnant que j'eusse honoré de mon attention leur petite créature, me dirent-ils, qui ne devait avoir que dix-sept ans à noël. Le père parut même assez mécontent, lorsque je parlai de la marier avec Lucas, et que je vantai leur mutuelle affection. La petite masque, dit-il, a refusé Thibaut, sous prétexte qu'elle se croyait trop jeune. La mère sourit, et je la jugai dans le secret de sa fille. Mais la proposition d'acheter pour elle une maison, un champ, des bestiaux, fut l'ouverture du ciel. Mes explications, qui ne remettaient pas l' exécution plus loin qu'au retour de leur curé, ne pouvant laisser aucun doute à ces bonnes gens, ils se crurent déjà riches et heureux.
Les rides multipliées sur leur front, par le travail et la pauvreté d'une longue vie, semblèrent disparaître. Leur teint s'anima. Je ne leur vis plus aucune trace de pâleur. Ils me regardaient avec admiration: ils n'osaient ni me répondre, ni m'interroger; comme s'ils eussent appréhendé de susciter quelque obstacle à mes promesses. En effet, n'ayant pas d'autre enfant que leur fille, ils avaient fort bien compris que mes bienfaits retombaient sur eux. Cette idée, que leur joieme fit naître aussi, redoubla la mienne, et me détermina sur le champ à rendre mes libéralités un peu plus fortes. Je soulageai leur transport, mais sans le diminuer, en leur demandant conseil sur l'acquisition que je voulais faire pour leur fille. Dans un temps où l'argent circulait peu, les biens de campagne étaient à vil prix. Ils m'en proposèrent quelques-uns que je trouvai fort au-dessous de mes vues; quoique leur ignorance, ou leur modestie, leur fît ajouter qu'ils les croyaient trop chers. Mille francs étaient pour eux le trésor royal. Enfin, je leur déclarai que j'irais jusqu'à deux mille écus. Cette somme leur parut le revenu d'un empire; et leurs regards étonnés me firent juger qu'ils me prenaient pour quelque grand prince, qui voyageait déguisé, pour répandre l'abondance et le bonheur sur ses traces. Angélique avait eu soin, non-seulement de chercher Lucas, mais de passer en chemin chez le curé, qui se faisait nommer m le prieur, et qui n'était pas absent, comme elle l'avait appréhendé dans l'empressement de son cœur. Je le vis paraître; et je m'avançai pour le recevoir, lorsque mes hôtes m'eurent informé que c'était lui, en m'apprenant le titre qu'il affectait. Il me salua d'un air fort sombre; et de la main, il fit signe aux deux paysans de se retirer. Mon accueil,qui fut très-ouvert, ne changeant rien à son air chagrin, j' admirai cette fausse espèce de gravité, sur-tout dans une visite dont je me réjouissais, mais à laquelle je ne m'attendais pas, et que je ne pouvais attribuer qu'au hasard. Ma surprise fut beaucoup plus vive de l'entendre. Après un exorde médité sur le libertinage des jeunes gens et sur la corruption du siècle, il me demanda de quelle autorité je venais séduire une jeune fille, dont l'innocence était confiée à sa garde, et si je croyais un pasteur tel que lui capable de s'endormir à l'approche des loups?
Son emphase me fit rire; mais son zèle ne m'aurait pas déplu, si l'exemple d'Angélique ne m'eût trop appris qu'il laissait manquer de nourriture spirituelle ces brebis, pour la garde desquelles il vantait sa vigilance. Cet oubli, d'une partie essentielle du devoir, me semblait fort difficile à concilier avec tant d'ardeur pour d'autres. Le zèle religieux n'admet pas ces inégalités; et sur-tout dans les ecclésiastiques, dont tous les devoirs sont fondés sur le même principe, les distinctions m'ont toujours été suspectes.
C'est un militaire, qui se piqueroit de bravoure dans les sièges, tandis qu'il n'aurait pas honte de tourner le dos dans les batailles. Si cette conciliation était possible, elle me paraîtrait une des plus grandes bizarreriesdu cœur humain. Monsieur le prieur, dis-je en moi-même, vous aurez part quelque jour à mes observations, vous et ceux qui vous ressemblent. Cependant, comme je le croyais nécessaire à mon opération, et qu'il était dans mes sentiments de respecter les ministres de l'église, je lui fis une réponse civile. On devine ici, comme je l'avais compris au premier mot, qu'en passant chez lui pour s'informer s'il était absent, Angélique l'avait prévenu, non-seulement sur le dessein où j'étais de remettre une somme d'argent entre ses mains, mais sur l'usage qu'il en devait faire pour elle, et qu'elle s'était fort applaudie de mes dispositions. Il n'avait pas jugé favorablement des intentions d'un étranger, dont elle ignorait même le nom; et me croyant en traité avec le père ou la fille, l'impatience du zèle, ou, si ce motif paraît douteux, la jalousie de l'autorité l' avait fait partir fort brusquement. Ma réponse fut si nette et si modérée, qu'elle guérit ses soupçons. Il ne lui resta qu'un extrême étonnement de ma libéralité; et l'esprit d'intérêt succédant aux apparences de zèle, il se figura qu'il en pourrait rejaillir quelques effets jusqu'à lui. Ses éloges m'apprirent d'abord que j'étais parfaitement rétabli dans son estime.
Ensuite la connaissance qu'il avait de sa paroisse, lui fit trouver toutd'un coup ce qui convenait à mes vues pour Angélique. C'était l'héritage d'un particulier mort sans enfants, qui devait être vendu par des parents éloignés; et ses éclaircissements me satisfirent. Lorsqu'il me vit sérieusement disposé à lui remettre la somme avant mon départ, il me parla de son bénéfice: qui n'était qu'une cure à portion congrue, dans laquelle un honnête homme avait une peine extrême à vivre, mais qui pouvait être accrue par l'acquisition de quelques terres voisines. Je l'écoutais sans m'imaginer que ce discours eût rapport à moi: mais s'apercevant que j'y entrais peu, il se flattait, me dit-il ouvertement, que je n'aurais pas moins de charité pour l' église, que pour une petite fille que je ne connaissais que depuis deux heures. J'ouvris aussitôt les yeux. M le prieur, répétai-je en moi-même, vous aurez part à mes observations: et ne cherchant pas bien loin ma réponse, je lui dis d'un air badin, qu'il jugeait trop bien de moi, s'il me croyait capable d'aspirer sitôt à la qualité de fondateur ecclésiastique; que les cures à portion congrue étant si nombreuses, et le motif qu'il me donnait pour grossir le revenu de la sienne, étant le même pour toutes les autres, c'était offrir un champ trop vaste à ma charité: que j'étais capable d'une action généreuse, mais que ma vertun'allait pas encore à cette perfection; et qu'avec tout le désintéressement, dont mon cœur se rendait témoignage dans l'affaire d'Angélique, peut-être serais-je moins généreux si j'étais moins jeune et cette petite fille moins jolie. L'arrivée des deux amants me sauva d'une réplique. Je fus très-content de la figure de Lucas. Angélique avait trouvé le temps de lui faire prendre son habit neuf et du linge blanc; et l'office du peigne paraissait à ses cheveux, qui était naturellement bouclés. Un peu de fine fleur de farine, dont je lui fis confesser qu'elle l'avait poudré de ses propres mains, n'aurait rien laissé manquer à cette parure, si la poudre, trop épaisse en plusieurs endroits, n'eût été trop clairsemée dans d'autres: mais de grandes taches brunes, qui laissaient voir la couleur et la force des cheveux, ne faisaient rien perdre au galant Lucas. Il était bien fait, d'une physionomie ouverte, et sur-tout d'une vigueur qui promettait que son petit champ ne manquerait pas de culture. Angélique, retenue par la présence du prieur, me le présenta sans ouvrir la bouche, mais d'un air qui semblait me demander si je n'étais pas content de son choix? Et ses yeux, timidement attachés sur les miens, demandèrent aussi l'exécution de mes promesses.Je ne balançai point à les confirmer. Cependant, pour ne rien faire avec imprudence, j'exigeai que le bailli du village fût présent; et cette précaution ne regardant que le prieur, à qui j'étais toujours résolu de laisser le soin de l'acquisition; vous trouverez bon, sans doute, lui dis-je civilement, que mes vues soient ratifiées par l'autorité publique. Il y consentit, et le magistrat fut appelé. Dans l'intervalle, je tirai ma bourse qui n'était pas mal garnie, puisqu'avec les cinq cent louis de mon père, elle en contenait trois cent, que j'avais reçus à M, de la veuve de mon receveur; et le jour commençant à baisser, je comptai la somme pour finir avant la nuit. Si le son de l'or fut charmant pour la pauvre famille, il ne fit pas moins d'impression sur le prieur. Du même air, dont il avait d' abord éloigné le père et la mère, il leur fit signe de se retirer encore, et les deux amants eurent ordre aussi de les suivre. Lorsqu'il fut seul avec moi, ses yeux s'adoucirent; monsieur, me dit-il, votre goût doit être vif pour la beauté, s'il vous porte à de si généreuses actions. Angélique vous paraît jolie. Ma nièce l'est beaucoup plus. Elle est élevée chez moi. Vous pourriez la voir avant que de terminer ici.J' aurais éclaté de rire, si j'avais été moins délicat sur les bienséances: mais assez frappé du moins pour ne pas ménager trop mes termes, les premiers qui me revinrent furent ceux que j'avais déjà répétés en moi-même. Oh! Monsieur le prieur, dis-je cette fois tout haut, je vous assure que vous aurez part à mes observations. Je regrettai aussitôt de m'être échappé. Mais c'était connaître mal la force et l'aveuglement de l'intérêt. Ce que je croyais capable de l'offenser, l'avait pénétré de joie; et par une erreur beaucoup plus plaisante que l'offre dont je n'avais pas voulu rire, il prenait la menace de mes observations, c'est-à-dire, de ma plus vive censure, pour une promesse de voir sa nièce, et de grossir sa portion congrue.
Je n'en pus douter, après ses humbles remerciements. La résolution que je pris, fut de le laisser dans cette idée, sans rien ajouter de propre à l'y confirmer.
Un refus plus clair m'exposait à des obstacles, dans l'entreprise que je voulais terminer; et confirmer son erreur par des promesses formelles, ç' eût été blesser la bonne foi. Je lui dis fort gravement, que la beauté vertueuse avait effectivement sur mon cœur des droits que je ne pouvais désavouer; et que chacun ayant ses idées de vertu, comme ses goûts de beauté, la jeune Angélique me plaisait à ces deux titres; que sanièce, telle qu'il me la représentait, pourrait me toucher encore plus, et me faire aller beaucoup plus loin; mais que je savais mettre de la différence entre une petite paysanne et la nièce d'un homme tel que lui; que ma libéralité pour Angélique était une aumône trop bien placée seulement pour la regretter; et qu'avec sa nièce, mes sentiments pouvaient devenir plus sérieux: que divers motifs m' obligeant de hâter ma course, je n'attendais que ma chaise pour partir; mais qu'on me reverrait sur cette route, qui était celle de ma province; et qu'en attendant, je lui laisserais mon adresse à Paris. La politesse et la vérité me semblèrent assez ménagées dans ce discours ambigu. L'idée de lui laisser mon adresse, n'était pas une simple évasion. J'en avais déjà conçu le dessein, pour être informé de la conclusion des affaires d'Angélique. Le délai ou le refus de voir sa nièce, était le seul point dont j'appréhendais qu'il ne s'offensât; mais je n'aurais pas eu cette crainte, si j'avais su, comme je l'appris bientôt, qu'il était pris par son faible, et que ma réponse avait surpassé ses espérances. Il demeura si content de moi, que je le vis aussi joyeux qu'Angélique. Le bailli étant venu, mon présent et l'exécution de mes vues furent garantis dans la meilleure forme.
Pendant qu'il en dressait l'acte, leprieur nous quitta un moment après m'en avoir demandé la permission. Je pris cette occasion pour m'informer si sa nièce était aussi belle qu'il me l'avait assuré? Elle est belle, me répondit le bailli, à qui j'avais fait cette question. L'est-elle plus qu'Angélique? Oui, répondit-il encore; mais elle me plairait beaucoup moins. Cette distinction me parut profonde pour un bailli de village, et je fus charmé de voir mon goût soutenu par une approbation si naïve. Ensuite, me donnant à son tour le sujet d'une fort bonne observation sur cette malignité naturelle, qui porte les hommes, sans intérêt, sans motif, et pour le seul plaisir de se déprimer mutuellement, à dire, comme d'abondance de cœur, tout le mal qu'ils savent les uns des autres; il n'attendit pas mes demandes pour me faire l'histoire du prieur. L'oncle, continua-t-il, est un caractère fort étrange. On ne lui fait pas un crime d' adorer sa nièce, parce qu'on le connaît homme de bien, et qu'il est irréprochable pour les mœurs; mais il s'est mis dans la tête de faire une grosse dame de cette fille, qui n'est qu'une bourgeoise du pays; et dans cette idée, il a refusé pour elle cent bons partis de sa sorte. Son espérance est de lui faire épouser un gentilhomme. On parle même d'un de nos voisins, pauvre, maisd'ancienne race, qui s'est déjà présenté. Mais l'oncle a fort bien conçu que la seule beauté ne suffisait pas. Un bénéfice des plus médiocres servirait encore moins. Son frère mort depuis dix ans, après avoir gagné quelque chose dans le commerce, l'a chargé, en mourant, du soin et de l'établissement de sa fille. Quarante ou cinquante mille francs qu'il a laissés, sont le fondement sur lequel monsieur notre prieur a bâti. Cet argent s'est multiplié entre ses mains.
Il est devenu marchand de bois, de toile, de bestiaux et de tout ce qui rapporte un profit certain dans la province. On est persuadé que depuis dix ans il a doublé quatre fois ses fonds. Mais, depuis le même temps, ses fonctions ecclésiastiques sont tout-à-fait oubliées. Il est sans cesse en affaires. Sa maison est un bureau de recette et de comptes. Il nous prêche d'exemple, dit-il, parce qu'en effet sa conduite est réglée: mais, du matin au soir, il n'est occupé que de sa nièce et de son argent. Tout ce que j'avais vu jusqu'alors, était fort bien expliqué par cette peinture, à l'exception de ce qui m'avait déjà causé de l'embarras; c'était d'accorder, dans le même cœur, des goûts aussi directement opposés, que ceux de certains devoirs gênants, et des vices dont ils portent la condamnation. On me vantait la conduite duprieur, c'est-à-dire, son attachement aux plus rigoureux principes du christianisme, qui sont les devoirs moraux. Moi-même, j'avais été l'objet de son zèle, sur un point que je n'aurais pas entrepris de justifier si j'avais été coupable: et d'une autre part on ne me faisait voir dans toutes ses autres actions, qu'un aveugle excès de vanité, d'intérêt et d'oubli du plus essentiel de ses devoirs, qui était l'instruction de sa paroisse. Mais ce n'était pas le temps de m'abandonner à des recherches, dont je n'avais pas encore découvert le fil. M le prieur, qui rentra dans ce moment, vint les interrompre; et je n'eus aucun soupçon de l'usage auquel il avait employé quelques moments d'absence. Mon argent lui fut compté par les mains du bailli, après lui avoir présenté l'acte, qu'il ne fit pas difficulté de signer, et qui fut remis entre les miennes. Angélique, Lucas, et non-seulement leurs pères et mères, mais tous les parents des deux familles, qu'on avait avertis dans l'intervalle, eurent la liberté de paraître. Ils voulaient se jeter à mes pieds; je les arrêtai, et je crus le bienfait plus que payé, par les exclamations de joie et les bénédictions, qui m'exprimèrent leur reconnaissance. La petite fille devenue comme familière avec moi, par le mouvement de son propre cœur, et par la confiancequ'elle pouvait prendre au mien, saisit une de mes mains, qu'elle serra d'abord dans les siennes. Lucas, enhardi par son exemple, ou peut-être par quelque signe, se hâta de saisir l'autre. Alors ils me les baisèrent mille fois, comme de concert; et leurs lèvres s'y attachant malgré moi, lorsque je voulus les retirer, je me les sentis mouillées de leurs larmes. J'en fus pénétré. Un petit langage de tendresse, dont leur posture ne me laissait entendre que les sons vifs et touchants, acheva de m'émouvoir plus que je n'ose l'avouer. J'eus besoin de quelque effort, pour leur arracher mes mains; non que cet aimable emportement commençât à me déplaire; mais je me sentais le cœur dans une agitation si vive, que je n'aurais pu soutenir plus long-temps ma situation. J'embrassai les deux amants tout-à-la-fois, en remerciant le ciel de m'avoir fait servir d'instrument à leur bonheur; et je répandis quelqu'autres libéralités dans l'indigente famille. Deux cent louis d'or, qu'il m'en coûta pour les arrangements du prieur, et qui, suivant son calcul, devaient produire cent écus de rente à l'heureux couple, sans y comprendre le profit des bestiaux, ont donné à cette paroisse, une race d'honnêtes-gens, dont l'aîné sert actuellement l'état avec distinction dans la ferme générale, et deux cadetsdans les armes. Un quatrième fils de Lucas et d'Angélique est receveur d'une grande partie de mes terres. à la vérité, mon estime et mon inclination pour leur mère ne s'étant pas refroidies, je n'ai pas cessé de prendre intérêt aux progrès de ses affaires; et bientôt on la verra rentrer dans le cours de mon histoire avec la même innocence et les mêmes grâces: mais c'est moins à mon secours, qu'à la constance de ses sentiments, annoblis et purifiés par une meilleure fortune, que ses enfants ont dû leur éducation, et qu'elle doit elle-même une heureuse vie dont elle jouit encore. Il ne me restait qu'à presser le travail de ma chaise, et j'étais surpris de la lenteur des ouvriers. Je le fus bien plus, lorsqu'ayant fait appeler mes gens, pour m'en plaindre, ils me déclarèrent qu'on avait besoin de quelques ferrements, qu'on attendait de la ville, et que je ne pouvais partir que le jour suivant. En vain leur fis-je un reproche de ne m'en avoir pas informé plutôt. Leur excuse était prête, dans les soins dont ils me voyaient occupé. Le prieur, qui ne s'éloignait pas de moi, m' offrit aussi-tôt un lit, en me faisant remarquer que mes hôtes n'en avaient pas à m'offrir, et que dans tout le village il ne s'en trouvait que chez lui. Je me vis forcé de l'accepter. Son compliment me parut si naturel,que je n'y cherchai pas d'explication. Dans la nécessité où je me croyais de remettre mon départ au lendemain, la liaison que je venais de former avec lui, ne m'aurait pas permis de prendre un autre logement que sa maison, quand j'en aurais eu la liberté. Le bailli me dit malicieusement à l'oreille; vous verrez la belle nièce. Il fut invité lui-même à me tenir compagnie; et d'avance, on me fit les excuses d'un souper si peu prévu. Je péserois moins sur toutes ces circonstances, si ce malheureux souper n'était devenu, pour moi, la source d'une infinité de chagrins, et dans mes vues, à la vérité, celle d'un grand nombre de lumières, mais au prix de mon repos, pendant les plus belles années de ma vie. J'étais joué, sans m'en défier. Le prieur ne pouvant résister à la passion de me faire voir sa nièce, n'était sorti, un quart-d' heure auparavant, que pour assurer le succès de ce dessein. Il avait commencé par tirer, de mes deux domestiques, des informations sur ma naissance et mon bien, qui n'avaient fait qu'augmenter son empressement. Ensuite, il leur avait demandé s'ils me connaissaient des affaires pressantes. Non-seulement ils ne m'en connaissaient pas; mais, n'aimant pas à courir la nuit, ils avaient fort applaudi au projet qu'il leur avait confié, de meretenir jusqu'au lendemain. Les ouvriers n'avaient pas eu plus de peine à seconder leur curé. Il leur avait fourni des prétextes; et faisant avertir sa nièce, de l'importance de plaire, dans la visite qu'il lui préparait, il était rentré tranquillement, sans craindre que le complot pût manquer: ses attentions avaient été, jusqu'à faire cesser les petits préparatifs, qu'il s'était aperçu que mon hôtesse faisait pour moi. Je ne fus instruit de ce détail, que dans le cours de ma route, par mon valet-de-chambre, qui craignit que je ne l'eusse appris du prieur même, et qu'une infidélité, dont je pouvais m'offenser, ne diminuât ma confiance pour ses services. Mon nouvel hôte me fit prendre le chemin du presbytère; mais ce fut en profitant d'un reste de jour, pour me faire voir, de mes propres yeux, la maison qui devait faire l'établissement d'Angélique. Cette promenade ayant été prolongée jusqu'à la nuit, le malicieux bailli trouva le moment de me faire remarquer qu'elle ne se faisait pas sans dessein, et qu'on voulait donner à la chère nièce, le temps de se mettre sous les armes. En effet, loin de la surprendre en négligé, comme son oncle avait eu la coquetterie de me l'annoncer, je la trouvai dans une parure, qui ne pouvait être son état ordinaire, ni l'ouvraged' un moment. Le bailli, qui me suivait en entrant, me tira doucement par l'habit. Mademoiselle De Créon, c'était le nom que son oncle lui faisait porter, ne devait pas avoir perdu le temps à sa toilette, depuis le premier message. Plus d'ordre et de choix, néanmoins, plus de propreté que de richesse; ce qui me fit bien juger de son goût. Sa beauté, quoique régulière, ne me fit pas reculer d'étonnement. Elle avait les yeux très-beaux; et qui n'aimerait pas de beaux yeux? Mais le regard dur. De tous les défauts d'une femme, c'est celui sur lequel je passe le moins. On n'est pas content, à la vue d'un beau visage, d' essuyer un coup-d' œil qui glace le cœur. L'idée de grandeur et de majesté trompe quantité de belles femmes, lorsqu'elles peuvent se persuader que cette apparence en impose aux hommes, et qu'elles aient d'autre voie, pour être aimables, que la douceur et la complaisance naturelles à leur sexe. Quelques moments d'entretien m'apprirent, que Mademoiselle De Créon joignait de l'esprit à la beauté; et sa taille, sans être divine, convenant fort bien à l'air de sa tête, tout le mal qu'elle m'a fait depuis, ne peut m'empêcher de reconnaître qu'elle avait des qualités extraordinaires. Il n'y eut que la dureté de ses yeux, avec laquelle je ne pus me réconcilier; quelqu'effortqu' elle parut faire ensuite, pour les adoucir. Le jugement du bailli me parut un oracle de la nature: elle était plus belle, mieux élevée, plus spirituelle qu' Angélique; mais elle plaisait infiniment moins. Pendant le souper, qui se ressentit du message de l'oncle, comme l'exercice de la toilette, on ne s'entretint que de ma générosité, pour une pauvre fille qui périssait de misère. La belle nièce en parla long-temps de ce ton, avec toute la supériorité de la fortune. Elle la trouvait jolie. Elle avait été souvent touchée de son sort. Elle avait fait plusieurs fois l'épreuve de son adresse, dans quelques petits ouvrages dont elle l'avait chargée, et qui lui avaient fait admirer les talents d'une petite fille, sans naissance et sans éducation. Aussi l'avait-elle payée noblement. Quel coup de la providence me l'avait fait rencontrer, pour changer sa destinée dans l'espace de quelques heures! Car je n'ai rien ignoré; ajouta-t-elle. J'ai suivi tous les événements, depuis que mon oncle m'a quittée. Tout m' est revenu; et je me suis demandé si c'était un roi, un dieu, qui venait exercer sa bonté dans cette misérable paroisse? Un compliment si noble et si fin, ne me laissa aucun doute des soins que l'oncle prenait pour l'éducation de sa nièce. J'ai su, dans la suite,qu' avec beaucoup de lecture, elle avait quelquefois les instructions de l'abbé..., à qui le public est redevable de plusieurs bons livres, et qui jouissait dans le voisinage d'un petit bénéfice, où il venait passer quelques mois de la belle saison. Le bailli, qu'on avait placé près de moi, me pressa le pied du sien; et je compris ce langage: mais l'étonnement de trouver ce tour d'esprit, à Mademoiselle De Créon, me fit oublier un moment ses yeux durs, et secouer mon imagination pour me faire honneur de ma réponse. Ces efforts ne sont pas toujours heureux. Il m'échappa, dans mon compliment, qui fut trop long d'ailleurs pour être bon, de dire que cette paroisse, qui paraissait misérable à ses habitants, était un pays d' enchantement pour moi: que tout y ravissait mes adorations; et que si j'avais exercé des vertus communes, en adoucissant le sort d'une très-aimable fille, je souhaitais le pouvoir des rois et des dieux, pour offrir une couronne à Mademoiselle De Créon, avec tout le bonheur qu' elle méritait. Le bailli me regarda, sans oser pousser l'avis plus loin. Mais il est certain que dans mes idées, comme dans mes sentiments, ce langage n'était qu'une politesse exagérée, à laquelle je ne joignis même nulle expression des yeux, qui dût passer pour une déclaration de tendresse, ou me faire attribuerle dessein de plaire. C'est néanmoins sur ce fondement, et sur quelques autres termes, auxquels je n'attachai pas d'autre sens, qu'on m'a suscité des aventures et causé des tourments sans exemple. Avec moins d'indifférence, peut-être me serais-je aperçu qu'on prenait avantage de ma réponse, et que non-seulement les attentions de la nièce, mais les caresses de l'oncle en étaient plus vives. Mais dans la simplicité naturelle de mon caractère, je les pris pour une suite de leurs civilités, et rien ne me fit ouvrir les yeux. On leur annonça M De, qui demandait la permission d'entrer. Quelle heure, pour une visite, répondit brusquement le prieur. Cependant, après un moment d'incertitude, il le fit introduire. C'était un homme de mauvaise mine, aussi peu réglé dans ses propos que dans sa figure, qui commença par me demander si je n'étais pas le riche passant, qui venait marier les pauvres filles de la paroisse? Il ajouta que l'amitié d'un homme tel que moi était bonne à quelque chose, et qu'étant fort pauvre, il serait heureux pour lui de l'obtenir. Quelques signes du bailli me firent connaître le gentilhomme, amant de Mademoiselle De Créon, dont il m'avait parlé. Son discours n'ayant rien d'offensant, quoiqu'indiscret et grossier, ma réponse fut civile; mais elle fut courte et sérieuse. Il s'assit; et ses plaisanteriesrecommencèrent sur le bonheur d'être riche. Le prieur souffrait, et sa nièce aussi; tandis que cet importun, livré à sa folle imagination, continuait de parler, sans faire d'attention à personne. Pour moi, comme il n'y mêlait rien de choquant, son extravagance m'amusait: et me conduisant à des réflexions plus sérieuses, elle me fit plaindre le malheur d'un gentilhomme, qui naît assez pauvre pour ne recevoir aucune éducation. Il se trouve confiné dans une campagne, où les droits de sa naissance se bornent à dominer sur des paysans, et l'autorité qu'il s'attribue sur eux ne sert qu'à multiplier ses ridicules, par la facilité qu'il trouve à les exercer sans être contredit.
C'était le caractère du noble amant de Mademoiselle De Créon, qui n' était jamais sorti de sa chaumière, et que l'habitude, comme l'indigence y condamnait pour toute sa vie. Enfin, le prieur craignant que je ne fusse fatigué de cette scène, se tourna vers moi; m le marquis, me dit-il assez finement, me pardonnez-vous un si mauvais souper? C'était une raillerie, qui tombait uniquement sur le gentilhomme: mais au lieu de la sentir, il ne fut frappé que de mon titre; et baissant la tête vers le prieur, il lui demanda qui j'étais donc? Alors m le prieur se servant pour la première fois des lumières qu'il avait tirées de mes gens, lui dit,avec une sorte de respect, que j'étais le marquis de, fils de m le comte de, lieutenant-général des armées du roi, et riche de cinquante mille livres de rente. J'entendis une partie de cette réponse, et je fus surpris d'être plus connu que je ne me l'étais figuré. Mais toute mon attention se tourna sur le babillard, qui parut comme effrayé de ce qu'il avait appris. Il rougit, il devint modeste; ou plutôt son embarras fut aussi grand, que s'il eût été sous les yeux du roi et de toute la cour. Je plaignis, j'admirai, tout-à-la-fois, ce nouvel effet d'une mauvaise éducation et de l'indigence, dans un homme qui me valait sans contredit par le nom. En vain m'efforçai-je de le ranimer par mes politesses. Il ne parla plus; et chaque fois que je m'adressais à lui, il ne répondait que par un air de contrainte, accompagné d'une révérence fort gauche. Enfin, ce rôle devint si gênant pour lui, qu'il se retira bientôt sans autre adieu, que deux ou trois révérences, et si malheureuses, qu'en se tournant pour sortir il renversa quelques chaises.
Mademoiselle De Créon, qui probablement n'avait pas un goût fort vif pour un amant de si mauvaise grâce, rit beaucoup, et de son embarras, et de l'accident qui nous avait fait craindre de le voir tomber lui-même. L'oncle,en convenant qu'il était un peu grossier, vanta sa naissance et l'ancienneté de sa noblesse.
Je parlai, avec respect, d'un nom qui m'était connu; et j'eus peine à concevoir qu'un homme qui le portait, manquât de fierté jusqu'à ne pas trouver dans ce sentiment de quoi se roidir contre la timidité d'une mauvaise éducation. Mes difficultés, sur cet empire des sens, qui me semblait si contraire aux vrais droits de l' esprit et du cœur, furent éclaircies le lendemain. Mais je m'aperçus, après le départ de M De, que son embarras, et l'espèce d'humiliation, par laquelle il s'était avili devant moi, produisaient, dans l'oncle et la nièce, un surcroît d'estime en ma faveur; comme si le tort, qu'il s'était fait, avait ajouté quelque chose à mon mérite ou à ma dignité. Cette bizarrerie de l'opinion me fit souvenir d'un trait que j'avais entendu raconter plus d'une fois à mon père. Le duc de, étant amoureux d'une jolie femme, voyait, avec jalousie, qu'un gentilhomme de sa connaissance était mieux traité que lui par sa belle. Après mille efforts, pour supplanter cet heureux rival, il prit cette voie, qui lui réussit. Un jour, qu'ils étaient ensemble chez leur maîtresse commune, il feignit d'être pressé de la soif; et se tournant vers le gentilhomme, je t'en prie, mon cher, lui dit-il familièrement, fais-moi donner un verred'eau. Le gentilhomme se lève, sans réflexion, sonne, et donne ordre qu'on serve de l'eau à m le duc. La dame, frappée de la différence qu'elle crut trouver entre celui qui s'était levé et celui qui s'était fait obéir, conclut que l'un était supérieur à l'autre, et méritait mieux son cœur. Peut-être manque-t-il quelque chose à l'application de l' exemple, parce que je n'avais aucune part au malheur du gentilhomme normand; mais du côté de la belle nièce, c'était assurément le même caprice. Il est vrai qu'indépendamment des vues de l'oncle, j'étais déjà mieux dans le cœur de Mademoiselle De Créon, que je ne le désirais, et que je n'aurais osé me le figurer. En sortant de table, le bailli, fort attentif à tous les mouvements de nos hôtes, me fit en secret ses félicitations, avec une rusticité fine, qui est le caractère commun des paysans de cette province, et dont le ton me réjouissait. Quand j'en aurais jugé comme lui, l'orgueil de mon âge n'aurait pas échauffé mes désirs. J'étais défendu, non-seulement par la comparaison d'Angélique, mais par le souvenir des ouvertures de l'oncle, qui ne me laissaient voir, dans toutes les attentions qu'on avait pour moi, qu'un manège d' intérêt; et mon penchant décidé pour des observations d'un autre genre, mefaisoit ramener cette scène comme toutes les autres, à mes idées favorites. Cette fille, m'étais-je dit vingt fois en soupant, cet honnête prêtre, ne seraient-ils pas plus heureux l'un et l'autre, s'ils se renfermaient dans leur état naturel? Quel démon, ou quel caprice de cœur, les éloigne du chemin? La nièce aurait pu faire le bonheur d'un honnête-homme de sa condition, qui ferait aussi le sien: son choix n'aurait pas eu d'autre objet; elle ne s'y serait pas trompée. L'oncle remplirait les devoirs de sa profession, pour lesquels il n'est pas sans talents et même sans goût; et devant dieu et les hommes, sa vie serait sans reproche. Au lieu que par des vues forcées, qui les jettent tous deux hors de leur sphère, ils ne parviendront peut-être qu'à se rendre malheureux et ridicules: car le bailli, j'en suis sûr, n'est pas le seul qui rie de leur vanité; le bailli est l'écho du public: et je suis trompé, si le seul nom du gentilhomme normand rend jamais la nièce fort heureuse; comme je le suis, si le seul plaisir de faire une dame dans sa nièce, dédommage l'oncle, à qui je suppose quelque idée de ses devoirs, du continuel remords de les négliger. Tous deux, en un mot, je ne les trouvais pas moins à plaindre d'ambitionner une élévation mal conçue, à laquelle ils attachaient un faux prix, que leurgentilhomme, d'être tombé dans un avilissement dont il ne paraissait pas sentir la honte. Le lendemain, apprenant enfin que ma chaise était prête, je ne pensais qu' à partir; lorsque je fus arrêté par une visite à laquelle je m'attendais peu. C'était cet infortuné rejeton d'une bonne tige, à qui l'on me dit, en forme d'excuse, après son départ, qu'on n'avait pu refuser l'entrée de la maison. Il était chargé d'une multitude de vieux parchemins, qui ne l'aidèrent pas à se présenter de meilleure grâce: cependant il fut moins lourd qu'il ne me l'avait paru le soir précédent; et du moins dans ses premières explications qu'il avait eu le temps d'étudier, il ne lui échappa rien d'indécent. Ayant appris qui j'étais, me dit-il, et me croyant assez de bonté pour le servir à Paris, il m'apportait ce qui lui restait de titres, où je pouvais voir qu'il descendait en droite ligne, de, grand-maître des arbalêtriers, sous le règne de. La crainte qu'il ne me proposât de les lire, me le fit interrompre aussitôt, pour l'assurer que je connaissais l'ancienneté de sa race. L'histoire en est belle, reprit-il, et si vous vouliez l'entendre...
comme il était question de quatre cent ans bien clairs, depuis le grand-maître des arbalêtriers, sans compter, peut-être, autant d'années fabuleuses au-dessus, je l'interrompisencore: je conçois, lui dis-je, qu'une si longue suite de siècles doit avoir produit quantité d' événements glorieux pour vous. Mais vous me voyez prêt à partir. En quoi, seulement, me jugez-vous capable de vous obliger? Il me dit alors, qu' il était à la veille de se marier, et que si je ne le savais pas déjà, c'était avec la nièce du prieur; que ses enfants, après tout, n'en seraient pas moins gentilshommes, pour venir d'une mère sans naissance: qu'elle leur donnerait du bien, et qu'il y mettrait de la noblesse: que le malheur de son père et de ses aïeux, depuis trois ou quatre générations, avait été de ne pas connaître, ou de n'avoir pas su faire cette utile distinction; et qu'en s'obstinant à ne vouloir épouser que des filles aussi nobles qu'eux, mais aussi pauvres, ils avaient réduit leurs descendants à l'aumône: que pour lui, qui n'avait pas quinze pistoles de rente, il était résolu de saisir l'occasion; qu'avec deux cent mille francs et plus, qu'il aurait de la Créon, il ne serait pas embarassé du reste; que, grâces au ciel, les titres ne lui manquaient pas, comme je le pouvais voir; que pour augmenter le bien de sa femme, il voulait d'abord entrer dans la finance, où tout le monde assurait que l'or et l' argent naissent au bout des doigts; que c'était dans cette vuequ'il avait recours à moi; qu'ensuite il n'aurait besoin de personne pour s' avancer à la cour, et qu'il saurait y faire claquer son fouet comme un autre. à l'exception des termes, beaucoup plus grossiers que je ne les répète, et de quelques idées mal assorties ou mal conçues, que je pardonnais à son éducation, je ne trouvais rien d'absolument déraisonnable dans cette ouverture. Sa fluidité de langue ne devait pas m'étonner, après l'avoir entendu la veille. J'aurais été plus surpris de lui voir l' air si libre, si son haleine ne m'eût fait observer qu'il avait bu largement, pour s'exciter à la hardiesse. Cependant, je n'en jugeai pas moins qu'il avait le sentiment de son humiliation dans le cœur, puisque le vin semblait l'en faire sortir; et je crus que le meilleur office à lui rendre, était d'animer ce reste de noblesse héréditaire. Je ne lui déguisai pas, combien j'étais étonné qu'avec un nom tel que le sien, il eût pu croupir dans un village, tandis que la profession militaire offre une ressource toujours présente à la pauvreté, des encouragements à l'honneur, et des récompenses au mérite. J'approuvai son mariage, qui pouvait le délivrer tout d'un coup d'un mal aussi terrible que la pauvreté, mais je rejetai ses projets de finance, et je luireprésentai que l'héritier d'un grand nom, n'était pas fait pour chercher la fortune par cette voie. Je lui parlai de vertu et d'actions nobles. Je lui mis de grands exemples devant les yeux; et sans la moindre réflexion, qui pût l'offenser, sur l'obstacle de sa grossièreté et de sa mauvaise mine, qui m'avaient fait rire de ses espérances à la cour, je finis par un conseil, qui me parut aussi convenable à son incapacité naturelle, qu'au sentiment d'humiliation que je venais de lui supposer. à votre âge, lui dis-je, qui semble approcher de quarante ans, je ne penserais à réparer ma fortune par le mariage, que pour mettre au monde des enfants dignes de leur origine, et pour employer mon bien à les élever dans la même vue. Je me promettrais qu'avec l'avantage de la naissance et de l' éducation, ils feraient revivre en eux leurs ancêtres, et qu'ils parviendraient, par le chemin de l'honneur, non-seulement aux grandes distinctions de la cour, mais à l'opulence, qui leur manquerait encore. Moi, dans l'intervalle, je jouirais d'une vie douce; avec le regret, à la vérité, de n'avoir pu faire pour moi-même ce que je ferais pour mes enfants, mais avec la charmante satisfaction de les voir répondre à mes désirs, et l'honneur réel de rétablir ma maison dans tout son lustre; et voilà, monsieur, ajoutai-je en souriant, comment je ferais claquer mon fouet.Il m'avait écouté d'un air si joyeux, que je me flattais de lui avoir fait goûter mes principes, c'est-à-dire, les simples inspirations du devoir. Mais c'était le vin qui soutenait encore cette gaieté dans ses yeux. Sa réponse fut celle d'un vrai paysan. Elle m'est restée dans la mémoire, et je n'y change que ce qui ne serait pas tolérable dans l'expression. Chacun, me dit-il, vivait pour soi-même, et le premier point était de vivre à son aise; c'était l'unique raison, pour me parler naturellement, qui lui faisait épouser une fille de rien. Ensuite il fallait multiplier son bien, parce que deux et deux font quatre, et que plus on devient riche, moins on craint de retomber dans la pauvreté: il savait compter, c'était toute sa science. En troisième lieu, il voulait se pousser à la cour, car la cour semblait flatter cet ours informe; parce qu' avec plus de trente-deux quartiers, il était sûr d'y jouer son rôle. Mais il se garderait bien d'imiter son trisaïeul, qui s'était ruiné follement dans les anciennes guerres d'Italie, et qui n'y avait gagné que de la misère, pour lui-même et pour sa postérité: s'il mangeait son bien, il le mangerait de ses propres dents. à l'égard de ses enfants, il ne voyait pas ce qui l'obligeait de faire pour eux, plus que son père n'avait fait pour lui: cependant il ferait plus en effet, puisqu'il y aurait bien du malheur s'il neleur laissait pas du pain, ce que son père n'avait pas fait. Ceux à qui sa succession ne suffirait pas, n'auraient qu'à chercher comme lui, quelque riche nièce de curé ou de chanoine, ou d'évêque pour les plus fiers; graine assez commune, et qu'on leur jetterait à la tête, comme Mademoiselle De Créon se jetait à la sienne, s' ils n'avaient pas la sottise de vouloir être plus délicats que leur père. En ce cas, ce serait leur faute. Il s'en lavait les mains. Quand à l' éducation, bien entendu qu'il leur ferait apprendre à lire et écrire, comme tous les enfants de qualité; ce que son père n'avait pas fait pour lui. Dame, l'exemple lui avait appris à vivre. Il avait eu le temps d'y penser, depuis si long-temps qu'il mourait de faim. Si je n'approuvais pas toutes ses résolutions, il ne s'en étonnait pas; parce que j'étais plus jeune, et que je n'avais pas eu la pauvreté pour maître. Il revenait donc à me demander mes soins, pour lui procurer une charge de finance; le meilleur choix, qu'il pût faire, ajouta-t-il, et l'on pouvait s'en fier à lui. Il y mettait volontiers la moitié de la dot, parce qu'il savait que jamais petite semence ne rendit grosse moisson. Si l'on se figure cette réponse, chargée de termes rustiques, et plus bas que je n'aurais pu les affecter, on croira facilement qu'elle me fit perdre toute espérance d'inspirer plusd'élévation à M De. Ce n'était pas le bon sens, ni même une sorte d'esprit qui paraissaient lui manquer: mais ne lui voyant pas une étincelle d'honneur, je renonçai à le servir autrement, que selon ses vues, dans lesquelles je ne fis aucune difficulté d'entrer aussitôt, pour obliger le prieur, que je croyais d'intelligence avec lui. Cependant, la singularité de ce caractère m' attachait si fort, que m'abandonnant à mon goût d'observations, je continuai de mettre cet insensible à l'épreuve, par tous les motifs qui doivent agir sur un être de figure humaine. Discours et peine perdus; je ne pus le faire sortir un moment de ses principes, sur la nécessité de se procurer du pain, ni de son indifférence pour le sort de ses enfants. Enfin, cette contestation devint une comédie par sa dernière scène. Les efforts qu'il avait faits, pour m'expliquer ses desseins ou pour se défendre contre mes objections, ayant bientôt épuisé les esprits du vin, s' affaiblirent à mesure qu'il perdait cette chaleur empruntée; et je le vis retomber par degrés dans son état naturel. L'embarras et la contrainte reprirent la place de la hardiesse et de la gaieté; et sa grossière éloquence, qui venait apparemment de la même source, l'abandonna tout d'un coup. J'eus pitié de sa situation, et je le congédiai civilement; avec le soin même de tourner un peula tête, pour soulager sa confusion, que mes regards semblaient augmenter. Quel exemple! Me dis-je à moi-même, en le conduisant jusqu'aux degrés, et me gardant bien d' interrompre son silence. C'est donc ainsi que tant de grandes et célèbres maisons s'éclipsent pendant des siècles entiers, et tombent dans un oubli qui fait ignorer jusqu'à leur existence. Je le vois sensiblement; la pauvreté seule est capable d'obscurcir la gloire, par toutes les dégradations qu'elle entraîne. Un prodigue illustre, qui dissipe imprudemment son bien, ne sent pas que ses aveugles profusions sont fatales à toute sa race. Elles y jettent, avec les cruels embarras de la pauvreté, un abattement de cœur et d'esprit, qui produit infailliblement la timidité, l'ignorance et l'insensibilité pour l'honneur, trois sources d'avilissement, qui ne peuvent être arrêtées que par des miracles de la nature ou de la fortune, quand elles ont pris une fois leur malheureux cours. Entre nos lois somptuaires, pourquoi n'en avons-nous pas une, qui puisse attacher l'opprobre, dans les gens de qualité, à la dissipation de leurs biens héréditaires? Comme il l'est, par un heureux préjugé, à la lâcheté dans un combat, ou dans le ressentiment d'un outrage. Le prieur, paraissant après le départ dugentilhomme, me fit connaître aussitôt, par ses excuses, qu'il n'avait pas eu la part que je supposais à cette visite. Il témoigna au contraire, tant de chagrin et d' impatience, que je le crus affligé de la nouvelle occasion que j'avais eue, d'observer le caractère du mari qu'il destinait à sa nièce. Mais c'était pénétrer encore plus mal ses intentions. Il ne regrettait que le temps qu'il avait perdu, et que mon départ, pour lequel j'avais donné des ordres pressant, lui faisait juger difficile à retrouver. Aussi tous les moments qui restaient furent-ils bien employés. Ses excuses, sur un contre-temps qu'il n'avait pu prévoir, furent suivies d'une ouverture de cœur à laquelle je m'attendais beaucoup moins. Il me dit d'abord, en baissant la vue d'un air humilié, qu'il était pauvre, comme il n'avait pas fait difficulté de me l'avouer la veille; obligé même de se recommander à mon souvenir, si dans la dépendance de mon père, ou dans la mienne, il y avait quelque bénéfice qui valût mieux que le sien: mais sa nièce, reprit-il, en me regardant avec un sourire de complaisance, cette chère fille, pour laquelle j'avais eu la bonté de faire des vœux si tendres, était un riche parti. Il voulait ne me rien déguiser; elle avait deux cent quarante mille livres. Avec une fortune sirare en province, et les agréments que tout le monde lui reconnaissait, il avait pensé qu'elle n'était pas faite pour un bourgeois du canton. Le gentilhomme, qui venait de me quitter, et qui m'avait sans doute informé de ses sentiments, lui offrait, avec sa main, les plus nobles titres du royaume... elle était sans inclination pour lui... à chacun de ces articles, la voix de m le prieur était devenue plus lente; il s'était même arrêté, sur-tout au dernier; il m'avait regardé fixement, comme s'il eût désiré ma réponse, ou comme s'il l'eût cherchée dans mes yeux. Tout ce qui s'était passé, depuis le jour précédent, devait peut-être me les faire ouvrir sur des préparations si claires. Cependant la conclusion était si loin de mes idées, que je prêtais l'oreille sans défiance, d'un air même assez distrait, et fâché que toutes ses ouvertures retardassent mon départ. Enfin, ne me voyant pas d'empressement à lui répondre, il acheva quoiqu'assez timidement. Quand sa nièce, me dit-il, aurait eu, pour M De, des sentiments qu'une fille si bien élevée ne pouvait prendre, pour un homme qui n'avait que la naissance en partage; elle n'en aurait pas moins senti, depuis qu'elle m'avait vu, qu'il n'y avait qu'un amanttel que moi, à qui elle put donner volontiers son cœur et son bien. Une déclaration si nette ne laissait pas de porte aux évasions. Il fallait répondre; et je n'étais pas capable d'une réponse farouche ou désobligeante. On comprend que mes premiers termes se firent un peu chercher. Cependant, la fierté n'eut aucune part à mon embarras. Je n'ai jamais condamné l'ambition qui fait désirer, aux familles enrichies, de s'anoblir par de grandes alliances; ni l'estime des richesses, qui porte les nobles à réparer leur fortune par des alliances vulgaires. Les deux premiers avantages de la vie humaine étant l'opulence et la noblesse du sang, ils doivent chercher naturellement à s'unir; et je n'entends pas ce qu'on nomme disproportion dans un mariage, lorsque d' une part on y met un nom illustre qui l'élève, et de l'autre une grosse fortune, qui sert à le soutenir.
L'exemple du gentilhomme, que j' avais encore devant les yeux, et mes réflexions sur son sort, me confirmaient dans cette manière de penser. Mais, grâces au ciel, je n'avais pas les mêmes vœux à former pour les richesses, que l'oncle et la nièce pour leur élévation. Avec la fortune, qui devait tomber sur moi, dans l' ordre naturel, je pouvais, au contraire, me flatter de faire un jour comme mon père, celle dequelque jeune personne moins riche qu'aimable et qualifiée; ou si les dispositions dont je me défiais en faveur de ma belle-mère, rendaient ma situation moins aisée, l'état actuel de mes affaires et la certitude de mes seules espérances pourraient me faire prétendre à de plus riches partis que Mademoiselle De Créon. Dans mes principes, à la vérité, l'intérêt du cœur pouvait aussi l'emporter quelquefois, comme les richesses, sur la considération de la naissance: mais j'étais fort éloigné de cette disposition, pour la nièce du prieur. Ses yeux durs, quoique de la plus belle forme et du plus beau noir du monde, n'avaient pas fondu les glaces du mien; et j'avoue que si j'avais été capable de m'oublier, ceux d'Angélique m'auraient pu mener bien plus loin.
Ainsi, la tentation n'était pas dangereuse. Le bien de Mademoiselle Ce Créon ne suffisait pas pour me faire passer sur sa naissance; ni ses charmes, du moins à mes yeux, pour me les fermer tout-à-la-fois sur sa naissance et sur la médiocrité de son bien. Cependant, sans examiner si l'intérêt n'avait pas plus de part que l'estime, aux sentiments qu'on lui supposait pour moi, je crus que cette déclaration, de la part d'une jeune fille, décente ou non dans la bouche de son oncle, méritait ma plus vive reconnaissance, et j'enmesurai peu les expressions. Le prieur les prit dans le sens le plus flatteur pour sa nièce.
D'un autre côté, notre entretien ayant commencé au haut des degrés, où j'avais conduit le gentilhomme, nous l'avions continué en descendant, et je ne m'étais pas défié que Mademoiselle De Créon pût nous entendre. Elle s'était placée néanmoins, au-dessous de nous, dans un lieu si voisin, qu'elle n'y avait pu perdre un mot de ma réponse. J' avais cessé de parler lorsqu'elle se fit apercevoir. Elle parut d'un air triomphant, mais sans me faire connaître qu'elle nous eût entendus. Elle m'attendait, me dit-elle, pour le déjeuner. En vain m'excusai-je, sous des prétextes d'affaires, qui m'obligoient d'arriver le même jour à Paris; ses instances furent si pressantes, que je n'aurais pu les rejeter sans grossièreté. Je lui dois cette justice, que pendant une heure qu'elle eut l'adresse de me retenir à table, il ne lui échappa rien qui pût me faire juger qu'elle nous eût entendus, et qu'elle en prît droit de me croire d'autres sentiments pour elle que ceux de l'estime et de l'amitié. Elle se félicita beaucoup de l'heureux hasard qui lui procurait ma connaissance; mais elle n'ajouta rien qui regardât l'avenir, et l'espoir d'une liaison plus étroite. Elle s'attendait apparemment que cetteproposition lui viendrait de moi.
Ensuite, ne me voyant pas répondre à son espérance, elle se souvenait, me dit-elle, qu' elle avait besoin de plusieurs choses à Paris; et dans sa confiance à ma politesse, elle ne faisait pas difficulté de me charger de ses commissions. Je les acceptai de bonne grâce. Elle me les donna par écrit. Il fallut lui laisser mon adresse, qu'elle parut recevoir avidement, et dont elle considéra plusieurs fois le caractère. Je fais toutes ses observations pour un autre temps où les circonstances m'obligeront de les rappeler; car dans celles où j'étais, il ne me vint pas le moindre soupçon des vues qu'on formait sur moi, et de l'usage qu'on devait faire de tout ce qui pouvait y servir. Si je ne pouvais douter que le prieur et sa nièce n'eussent pour moi quelqu'estime, et ne m'eussent accordé volontiers toutes sortes de préférences, je regardais leurs idées comme de simples désirs, qui ne pouvaient avoir plus de fondement dans leur imagination que dans la mienne. Après le déjeuner, l'oncle se leva sans affectation, et me laissa seul avec sa nièce. Je n'aurais pas eu besoin d'efforts, pour lier une conversation galante avec une jeune personne, à laquelle, au fond, je reconnaissais plusieurs qualités aimables: mais le cœur ne me disant rien pour elle, mon goût de morale fut le premier mouvementqui se fit sentir. Il me vint à l'esprit d'employer quelques moments pour approfondir, s'il était possible, d'où venait à Mademoiselle De Créon ce désir passionné d'une alliance noble, qui lui faisait mépriser celles de son ordre, et qui devait être d'une force extrême, s'il était capable de l'aveugler sur tous les défauts de son gentilhomme. Je me figurais d'autant moins de difficulté à pénétrer dans son cœur, qu'ignorant les informations que j'avais reçues du bailli, elle ne pouvait se défier de ma curiosité. En effet, elle y résista si peu, que semblant m'entendre au premier mot, lorsque j'eus commencé par louer la noblesse de ses inclinations, elle me dit, d'un air libre et satisfait, qu'elle se sentait le cœur d'une reine, et qu'elle s'était toujours efforcée d'inspirer les mêmes sentiments à son oncle. Peut-être avait-elle ses propres vues dans cet éloge de son cœur: mais je n'y considérai que le rapport qu'il avait aux miennes. Avois-je raison, repris-je en applaudissant, pour l'encourager par un compliment flatteur, de souhaiter, hier au soir, le pouvoir suprême qui dispose des couronnes? Et n'étais-je pas inspiré du ciel, dans le charmant usage que j'en voulais faire? Mais ce qui m'étonne, ajoutai-je, c'est que le sort n'ait pas prévenu mes vœux, en vous faisant naître sur un trône, et qu' avec dessentimens si nobles, il ne vous ait pas donné le pouvoir et l'occasion de les exercer. Jamais la flatterie n'est excessive pour une âme vaine; elle se plairait à l'opinion qu'on a d'elle, quand elle se connaîtrait assez pour juger moins favorablement d'elle-même. Celle de Mademoiselle De Créon se prit à cette trompeuse amorce. Peut-être se persuada-t-elle aussi, que la connaissance de ses aventures pouvait augmenter l'impression de ses charmes. Après m'avoir regardé quelques moments; hélas! Me dit-elle, dois-je vous faire un récit, qui vous apprendra d'où vient l'élévation de mes sentiments, mais qui vous fera connaître aussi que j'ai fait l'essai de la douleur? Vous allez voir de quoi j'ai le cœur capable, quand il est animé par deux nobles passions, les seules que j'aie connues; l'honneur et l'amitié. J'entre dans ma vingt-deuxième année; à peine en avais-je douze, lorsque j'ai perdu mon père. Il était veuf depuis ma première enfance; et son indulgence, pour une fille unique, ne lui fit rien négliger pour sa fortune et la mienne. En mourant, il m'a laissée entre les mains de mon oncle, avec un bien considérable qui s'est fort accru depuis. Mais j'avais déjà les sentiments formés, par des accidents ignorés de ma famille et du monde entier.Quelques bonnes qualités naturelles, avec un peu d'ouverture d'esprit, qu'on m'attribuait dès l'âge de neuf ou dix ans, m'avaient attiré les caresses et l'amitié d'une femme de condition, voisine de la maison de mon père, que le désordre de ses affaires avait obligée, après la mort d'un premier mari de même naissance, à s'engager dans un mariage d'intérêt. Un homme de rien l'avait rendue riche, non-seulement par la jouissance actuelle d'une fortune considérable qu'il devait à ses intrigues, mais par de grands avantages qu'il lui avait assurés après lui. à la vérité, dans cette opulence même, elle gémissait souvent de sa chute, et j'étais la confidente ordinaire de ses peines.
J'avais commencé, dès ce temps, à sentir la différence établie dans l'opinion des hommes, entre les degrés de la naissance. Deux ans presque' entiers, pendant lesquels je continuai de vivre avec cette chère amie, me confirmèrent dans ces idées, et souvent je regrettais de n'être pas née dans une condition plus noble, comme elle s'affligeait d'en être tombée. Une mort imprévue lui enleva son second mari. Peut-être avait-elle négligé quelques formalités, dans les dispositions qu'il avait faites en sa faveur. Les héritiers, gens d'un caractère fort vil, y trouvèrent des défauts, ou les firent naître.Elle se vit dépouillée, par une sentence, de tout le bien qu'elle avait acquis, au prix d'un mortel chagrin et de l'amitié de tous ses proches. Il ne lui resta que de la honte et de la pauvreté. Tout ce qui lui appartenait par le sang, poussa la rigueur jusqu'à refuser toute communication avec elle. Les secours étant encore plus éloignés, de la part des parents de son mari, elle tomba dans une misère qui l'aurait rendue digne de pitié, si le public en eût été mieux instruit. Mais la fierté de son cœur lui faisait cacher sa malheureuse situation. J'en étais seule témoin, et désespérée de n'être capable de rien pour la soulager. Pendant quelques mois, elle ne vécut que de ce que je pouvais lui fournir secrètement de la maison de mon père; car elle exigea que mes secours mêmes ne fussent pas connus de lui; et j'étais dans un embarras continuel, pour les détourner, sans autre confident que moi-même. Je compris alors, avec plus de force que jamais, la différence que j'avais déjà remarquée dans les ordres de la vie. Un mépris, dont les témoignages ne cessaient pas, du côté de ceux qui reprochaient à ma chère amie de s'être déshonorée par son mariage; la raillerie de ceux mêmes, au rang desquels elle s'était ravallée, qui, pour justifier leur vile conduite, l'accusoientd' avoir sacrifié l'honneur aux richesses; les reproches de son propre cœur qui la tourmentaient sans cesse, et qui pénétraient le mien: cette différence, disais-je, n'est donc pas une chimère de l'imagination, puisqu'elle est si vivement sentie, et par ceux qui possèdent l'avantage de la naissance, et par leurs inférieurs qui l'envient peut-être, mais qui le respectent, et par ceux qui l'ayant perdu, regrettent si vivement leur disgrâce. Un jour que j'étais remplie de cette réflexion, il m'en vint une autre, dont je me hâtai de faire part à mon amie. Si votre chagrin, lui dis-je, vient d'avoir perdu la considération et les droits de votre naissance, il me semble que cette infortune n'est pas impossible à réparer. Vous êtes encore assez jeune pour vous engager dans un troisième mariage; et cette province n'a-t-elle pas quantité de gentilshommes, entre lesquels vous pourriez trouver un nouveau mari? Quelle apparence? Me dit-elle; lorsque je suis sans un sou, et que je ne dois la vie qu'à vos généreux secours. Je ne pus répondre à cette objection: mais ne m'attachant pas moins à ma première idée, je voulus savoir, de mon amie, que ses souffrances me rendaient plus chère que moi-même, ce qui pouvait suffire à-peu-près pour lui faire prendre l'espérance que sa pauvretél' obligeait de rejeter. Elle me dit, qu'à la vérité, connaissant plusieurs gentilshommes fort pauvres, elle pourrait se flatter qu'avec une somme médiocre, telle, par exemple, que deux ou trois mille écus, il s'en trouverait quelqu'un qui ne ferait pas difficulté d'accepter sa main; et se livrant elle-même à son imagination, elle regretta douloureusement de ne voir aucun jour à cette ressource. Je n'ajoutai rien: mais deux jours après, elle fut surprise de me voir entrer chez elle avec un sac de louis d'or, que j'avais une peine à porter sous ma robe, et qui n'en contenait pas moins de cinq cent. Je ne me hâtai pas de lui dire, qu'ayant saisi les clés de mon père, j'avais fait ce vol sans qu'il s'en fût encore aperçu; et dans la joie de mon cœur, étallant cette abondance d'espèces, je me mis à les compter. Mon amie, loin de pénétrer mes intentions, me demanda froidement d'où venait cet or, et comment il se trouvait dans mes mains. Il est à vous, répondis-je, et votre mariage ne sera plus impossible.
Elle voulut être mieux informée. Mon aveu faillit de la faire tomber sans connaissance à mes pieds. Qu'avez-vous fait? S'écria-t-elle. Quelle affreuse idée! à quoi n'avez-vous pas craint de m'exposer? Et sans vouloir écouter mes explications, elle exigea, sur le champ, que mon or fût éloigné de ses yeux.Tandis que je le faisais rentrer dans le sac, confuse de ses reproches et de ses plaintes; elle me dit plus tranquillement: ma fille, apprenez que tout l'or du monde ne vaut pas l'honneur, et qu'après la malheureuse expérience que j'ai faite, la vie même ne me rendrait plus capable d'une bassesse. En vain m'efforçai-je de justifier mon entreprise. Il fallut retourner sur mes pas, chargée encore une fois de mon sac. Au premier moment, la colère et le langage de mon amie furent de vraies énigmes pour moi. Je me demandai d'où venait cette délicatesse, et ce qu'elle avait à craindre, lorsque non-seulement mon père ignorait le vol, mais que s'il l'eût découvert, il n'aurait pu faire tomber ses plaintes et son ressentiment que sur moi. Les louis n'eurent pas plutôt repris leur place, qu'étant retournée chez elle, je lui témoignai autant d'étonnement de ses reproches que de son refus. Sa réponse me toucha trop vivement, pour n'être pas demeurée dans ma mémoire. J'admire votre amitié, me dit-elle; mais n'attendez pas d'éloges pour une action dont je souhaiterais, au contraire, de pouvoir vous faire sentir toute l'imprudence et la bassesse. Premierement, le crime est égal dans celle qui le commet ou qui l'approuve: et quand votre qualité de fille unique pourrait vous le faire pardonner,la principale infamie, comme la punition, n'en serait que plus inévitable pour moi, qu'on accuserait de vous l'avoir conseillé. Supposerez-vous qu'il pût demeurer caché? Nous voilà donc à couvert du châtiment: mais le serais-je, ma fille, de la honte et du remord, après une lâcheté que je me reprocherais toute ma vie? Moi! J'achéterois la fortune aux dépens d'autrui? Et par la plus indigne de toutes les voies, qui est celle du larcin? Mon cœur serait mon bourreau si je parvenais à tromper la justice humaine; il forcerait cette main qui m'aurait rendue coupable, à me punir elle-même par quelque extrémité violente. Hélas! Depuis deux ans et demi que vous me connaissez, vous m'avez vue gémir d'une simple tache que l'infortune m'a fait faire à mon honneur: si j'étais capable de le perdre par un crime, comptez que je ne lui survivrais pas un instant. Ce discours, dans la bouche d'une femme à laquelle je connaissais autant de lumières que d'affection pour moi, me frappa d'abord jusqu'à m'ôter le pouvoir de répliquer. Ensuite, je ne fus pas plutôt seule, qu'il me jeta dans une méditation fort profonde pour mon âge. Je passai sur le reproche d'imprudence; car je n'ignorais pas que le vol était un crime: et n'ayant jugé le mien excusable que par mes intentions, ouparce qu'il regardait mon père, je compris facilement qu'une étrangère, soupçonnée de me l'avoir conseillé pour en recueillir le fruit, aurait eu des suites fâcheuses à redouter. Mais le terme de bassesse me causait un extrême embarras, comme ceux d' infamie et de lâcheté. L'idée m'en était nouvelle. Mon cœur l'approuvait par un sentiment confus d'honneur et de noblesse, que les explications de mon amie avaient eu la force d'y exciter: mais les principes n'en étaient pas encore développés dans ma raison. Il devait être dans mon cœur, puisqu'il s'y faisait entendre; il y devait être auparavant, puisque le son de quelques paroles n'avait pu l'y faire entrer tout d'un coup, et que sans doute elles n'avaient fait que l'y réveiller: pourquoi donc ne s'y était-il pas manifesté plutôt? Je cherchai long-temps à quoi je devais attribuer un assoupissement si réel. Je crus l'avoir découvert. C'est apparemment, me dis-je, à ce défaut de naissance, dont j'ai fait plus d'une fois des plaintes; et ces plaintes mêmes, qui n'ont pu venir que du même sentiment, m'annonçaient peut-être son réveil. Cependant, un peu de réflexion me fit changer de pensée.
Est-il croyable, continuai-je, que le seul avantage de la naissance puisse mettre une distinction de cettenature entre les hommes? Non; ils sont tous sortis d'une tige commune; ils en descendent par les mêmes voies, dont ils tirent le même sang, les mêmes organes et les mêmes facultés, avec les seules différences que la variété des causes accidentelles peut y faire supposer. Ce qu'on nomme avantage de la naissance, n'est en soi qu'une distinction purement extérieure. Quel est donc cet étrange mystère? Ah! Je le devine enfin, et je ne crains plus de m'y tromper. Ce qui lie, ce qui tient captifs et comme endormis dans le cœur des hommes, les sentiments naturels de noblesse et d'honneur, c'est le défaut d'éducation; et le défaut de naissance entraîne ordinairement celui de l'éducation. L'opulence même n'y remédie pas toujours: car, sans chercher des exemples hors de moi, en suis-je mieux élevée, pour être fille d'un père qui jouit d'une fortune abondante? Les leçons de musique et de danse ne m'ont pas manqué: mais a-t-on pensé à me former l'esprit et le cœur, par des instructions plus utiles? De combien d'heureux et de nobles fruits, ne vois-je pas que cette omission m'a privée? Les chers auteurs de ma vie ont ignoré constamment ce qu'on ne leur a pas appris, à la source de leur propre existence; ou compté pour rien de procurer à leur fille des avantages dont ils n'ont pas senti le prix, parce qu'ils ne les avaient pas reçus eux-mêmes: et c'est ainsi que les meilleures dispositions de la nature demeurent comme étouffées par la pesanteur d'esprit et l'ignorance, qui deviennent héréditaires dans une suite de viles et languissantes générations. Au contraire, dans une famille un peu relevée, on trouve, en naissant, un goût et des principes d'honneur établis. Ce sont les premières idées qu'on reçoit; et les premières sont toujours les plus puissantes. D'ailleurs elles sont bientôt développées, étendues et fortifiées, par une instruction régulière, qui les fait tourner en habitude; avec ce précieux avantage, que les exemples et les modèles, si nécessaires pour le soutien des préceptes, étant pris souvent dans la même race, l'impression en est plus profonde, sur un jeune cerveau qu'on peut supposer de même trempe, et la force plus active dans les canaux du même sang. Il doit être impossible, ajoutais-je, pour ceux qui joignent le bonheur de la naissance au bienfait de l'éducation, de n'être pas aussi nobles dans leurs sentiments que dans leurs idées; ou s'il se trouve des âmes si basses, que ce double avantage ne puisse les anoblir, elles doivent passer pour une espèce de monstres, dans la composition desquels toutes les lois de la nature et de la raison sont anéanties.Vous sentez, monsieur, qu'après ces réflexions mon ardeur devint fort vive, pour acquérir, par mes propres soins, ce que mon père avait laissé manquer à mon éducation. L' entretien de mon amie était une source toujours ouverte, dans laquelle je puisois familièrement tous les fruits de son expérience et les trésors de son propre cœur. Mais, par son conseil, j'y joignis une suite de lectures, dont elle me traça l'ordre, et j'en éprouvai bientôt d'heureux effets.
Les livres, auxquels je m'attachai, furent ceux qui peignent les hommes non tels qu'ils sont, c'est-à-dire, plein de bassesses et d' erreurs, mais tels qu'ils devraient être tous, et qu'ils pourraient être, s'ils prêtaient l'oreille aux vraies inspirations de la nature; ou plutôt, si l'obstacle que j'avais reconnu, et que je cherchais à vaincre, ne les rendait pas sourds à cette voix. Je n'ai pas cessé depuis de l'entendre, de la consulter, de respecter ses décisions, soit dans les mouvements de mon cœur, qui s'est affranchi par degrés de toutes ses chaînes, soit dans mes lectures, soit dans les sages interprétations de mon amie. Malheureusement cette chère source de mes sentiments et de mes lumières s'est fermée trop tôt pour moi. Ici, Mademoiselle De Créon jeta les yeux autour d'elle, pour s'assurer qu'elle ne pouvoitêtre écoutée. Avec tout autre que vous, reprit-elle, je finirais une confidence, dont le reste ne serait peut-être pas sans danger. Mais j'ouvre mon cœur au plus généreux des hommes; et loin d'y sentir de la défiance, j'embrasse ardemment une occasion que je n'ai jamais eue, de le soulager d'un fardeau qu'il porte depuis long-temps. Vous allez entendre ce que j'ai tenu caché à mon père même, et ce que je n'ai jamais été tentée de révéler qu'à vous. L'indigence où je vous ai représenté mon amie, s'étendait beaucoup plus loin que je ne l'avais conçu. Je croyais pourvoir à tous ses besoins, par les secours que je lui portais journellement; et mon seul chagrin était de la trouver opposée au dessein que j'avais eu mille fois, de faire connaître sa situation à mon père, dans l'espérance d'obtenir de sa tendresse pour moi, des libéralités abondantes pour une femme que j'aimais uniquement.
Elle avait non-seulement rejeté cette proposition, mais exigé de moi un serment formel de garder le secret de sa misère entre nous; et je ne me consolais de la violence qu'elle faisait à mon amitié, que par la résolution où j'étais de partager quelque jour les douceurs de mon sort avec elle. J'ignorais, et ma jeunesse ne me permettait pas d'observer que d'autres nécessités l'obligeaient de vendre successivementce qui lui était resté d'habits et de meubles. Elle avait à payer le petit appartement qu'elle occupait, les services domestiques qu'elle recevait de quelques pauvres voisins, et divers emprunts forcés, qu'elle me déguisait à moi-même. Un ancien commis de son second mari, demeuré plus riche qu'elle après la mort de son maître, était l'homme entre les mains duquel les restes de son bien passaient à vil prix, et qui, par degrés, achevait ainsi de consommer sa ruine. Mais ce n'était qu'un abus commun de l'infortune d'autrui; et ce malheureux était capable d'un crime beaucoup plus noir. Les apparences d'attachement qu'il conservait pour son ancienne maîtresse, couvraient une indigne passion qu'il n'avait jamais eu la hardiesse de faire connaître, mais qui se fortifiait par l'espérance à mesure qu'il voyait croître l'embarras de mon amie, et sa misère augmenter. Un jour qu'il jugea ses besoins plus pressant, il se rendit chez elle avec une bourse remplie d'or. Les voies de l'insinuation qu'il tenta d'abord, ne lui promettant aucun succès, il en prit d'assez claires pour se faire entendre. J'ai su d'elle-même, que fermant l'oreille aux déclarations les plus ouvertes, non-seulement elle avait feint de n'y rien comprendre, mais que pour se dispenser d'un fâcheux éclat, elle avait fait ou dit mille chosesqu'elle croyait capables d'éteindre les désirs d'un homme d'honneur; efforts inutiles sur un cœur qui ne le connaissait pas. Le prix de sa complaisance lui fut proposé si brutalement, qu' elle se vit forcée de prendre le ton d'une maîtresse outragée; et l'indigne amant, furieux de son humiliation ou de son amour, entreprit d' obtenir, par la violence, une victoire, dont son aventure même le faisait désespérer par d'autres voies. Le hasard, ou quelque génie, protecteur de la vertu, m'amena, dans cet instant, à la porte de ma chère amie, qui m'en laissait toujours une clé. Je crus entendre du bruit. J'ouvris doucement. Ses cris, à demi étouffés par son saisissement, et par d'odieuses lèvres, qui pressaient les siennes, me firent comprendre une partie de la vérité. Mes yeux m'en apprirent encore plus. Malheureusement pour l'infâme commis, j'avais lu depuis deux jours dans l'ordre de mes études, l'aventure de Lucrèce et celle de Virginie. Tout le feu de l'honneur héroïque enflamma mon sang. Je crus devoir à ma chère amie ce qu' elle aurait fait pour elle-même. Un couteau de table, qui se présenta dans l'anti-chambre, devint un poignard pour moi. J'entrai, de l'air et du pas d'une romaine. Mon amie, qui m'aperçut, ou qui m'entendit, s'écria douloureusement: ô ma fille! Mon courage futredoublé par cette invocation: et m'élançant sur le traître, qui, dans son brutal emportement ne voyait et n'entendait rien, je lui plongeai, je lui enfonçai mon poignard entre deux côtes. Le coup fut si ferme et si profond, que presque'aussitôt ses forces l'abandonnèrent, avec un fleuve de sang; tandis que ma chère amie, capable encore de sacrifier le plaisir de la vengeance aux sentiments du christianisme, l'exhortait à mériter le pardon du ciel par son repentir. En me faisant ce récit, avec beaucoup de chaleur, Mademoiselle De Créon avait étendu le bras et serré le poing, pour m' exprimer l'action d'une main fort blanche et fort tendre, que je n'aurais jamais soupçonnée d'un pareil office. Cependant mes yeux, qui se levèrent en même-temps sur les siens, m'y firent trouver l'air de férocité qui convenait à son rôle. Je jugeai, par le regard dont le mouvement de son bras fut accompagné, qu'elle frémissait moins de son souvenir, que moi de cette étrange peinture. Elle reprit. Le transport qui m'avait soutenue dans ma sanglante opération, ne fut pas plutôt calmé par le succès, que les forces me manquèrent aussi. Je fus saisie d'une sueur froide et d'un tremblement qui m'obligèrent de recourir au premier fauteuil, où mes esprits achevèrentde m'abandonner. Ainsi je ne fus témoin ni du dernier soupir de l'infâme, ni des peines que dut coûter à mon amie le soin d'arrêter les flots de son sang, dont elle craignait que le moindre indice ne pût nous trahir. Cette attention lui parut si pressante, qu'après m'avoir secourue, elle m'avoua qu'elle en avait fait son premier objet, et que dans ses mortelles alarmes pour notre intérêt commun, elle m'avait laissée un quart-d' heure entier sans secours. Ensuite, lorsqu'elle eut satisfait sa reconnaissance et son amitié par de vifs empressements autour de moi, elle se sentit si faible de fatigue et de terreur, que s'évanouissant à son tour, elle me jeta dans le même embarras pour la secourir. Cette incomparable amie fut bientôt soulagée par mon zèle. Mais ce fut pour retomber dans ses premières frayeurs, à la vue du cadavre, qu'elle n'avait fait qu'envelopper dans les couvertures de son lit, et dont le sang, qui coulait encore, n'était pas loin de les pénétrer. Nos mains s'employèrent, avec une horrible répugnance, à bander la plaie de ce corps impur. Chaque mouvement, qui nous forçait d'y toucher, faisait dresser nos cheveux. Enfin, nous tînmes conseil sur notre lugubre situation. Avec si peu d'expérience du monde, je sentais que mon avis ne devait pas être d'ungrand poids. Cependant, comme je ne voyais rien à me reprocher, et que l'horreur même du spectacle que j'avais devant les yeux, ne m'ôtait pas la satisfaction d'avoir exercé des sentiments, dont mon cœur s'applaudissait, je proposai d'informer volontairement la justice d'une action pour laquelle je ne croyais mériter que des éloges. Mon amie, que la prudence rendait plus timide, me fit comprendre qu'indépendamment de la difficulté de prouver notre innocence, il était cruel pour d'honnêtes femmes, de donner une scène de cette nature au public, et qu'avant cette dernière ressource, il fallait tenter d'ensévelir toutes les traces de notre aventure.
Elle se promit qu'en obtenant de mon père la permission qu'il m'avait accordée plusieurs fois de passer la nuit chez elle, je pourrais l'aider, dans l'obscurité, à se délivrer du corps, dont la pesanteur ne semblait pas excessive pour nos forces. Je me conformai sans résistance à toutes ses vues, et sa résolution fut la mienne. Mais elle ne me trouva pas la même docilité sur un autre point. Dans nos mélancoliques réflexions sur le fond de l'aventure, elle me demanda, quoique sans reproche pour un service dont elle ne relevait que trop le prix, si je n'aurais pas pu me dispenser d'en venird'abord aux voies sanglantes, dans l'espoir que ma seule présence eût suffi pour contenir le coupable? Je ne pus supporter cette espèce de regret, qui semblait m'accuser de précipitation. Le contenir? Répondis-je avec une vive chaleur. Eh! Qui nous eût garanti son châtiment? En un mot, je prétendis qu'un crime si noir n'ayant pas dû demeurer sans punition, je n'avais pu le punir trop vite; et dans ce renouvellement d'indignation, j'aurais été capable de tuer vingt hommes, sur le seul soupçon du même attentat. Telle était déjà l'élévation de mes sentiments.
Les regards de Mademoiselle De Créon semblèrent ici me demander des applaudissements, que je n'eus pas la complaisance de leur accorder. La violence et l'emportement m'ont toujours déplu dans une femme: combien plus le meurtre et le goût du sang? Autant que mon cœur est attendri par les pleurs de la beauté malheureuse, et par les gémissements de l'innocence affligée, autant suis-je révolté par la rudesse de l'air et par la dureté du langage, dans un sexe fait pour plaire, c'est-à-dire, pour intéresser délicieusement le cœur et les yeux.
Si de malheureuses circonstances forcent une femme à la cruauté, loin d'en faire gloire, je veux qu'elle en gémisse la première, et qu'elle se croie plus à plaindre, que ceux qu'elle perce de ses coups. Cependant,m' étant bien gardé de communiquer cette réflexion à la belle nièce, mon silence, qu'elle prit sans doute pour un excès d'admiration, lui fit continuer son récit. Je revins le soir avec la permission de mon père, et toute la résolution dont j'avais besoin dans l'odieux ministère que j'avais promis. Notre première occupation fut de faire l'essai de nos forces pour le transport du cadavre, et de le mettre dans un état qui pût nous rendre l' entreprise plus aisée. La bourse, dont le poids se fit sentir, et qui contenait plus de cent louis, était une partie du fardeau qui pouvait être diminuée. Je le fis remarquer à mon amie, dans l'idée que cette attention lui échappait, et qu'avec tant de besoin, elle avait de justes droits sur une somme qu'on avait employée contre sa vertu. Mais sa réponse m'ôta l'envie d'insister. Périsse l'or, me dit-elle, avec le malheureux qui m'a crue capable de mettre l'honneur à prix. Elle évita même d'y toucher. En remuant les habits du mort, je sentis quelques papiers dans ses poches, et la curiosité me les fit ouvrir. Il s'en trouvait un de la main de mon amie; c'était un billet de cent écus, qu'elle avait empruntés de ce misérable, et dont il ne lui restait que la valeur en meubles et en bijoux; cette fois, je me crus bien fondée à lui proposer de retenirdu moins ce billet. Mon conseil ne fut pas mieux reçu. Une promesse de ma main! Me dit-elle; pour une somme que je dois et que j'ai touchée! Oh! Jamais, jamais. Elle m'obligea de remettre le billet dans la poche du mort: et lorsque je lui représentai qu'il pouvait se perdre; peu m'importe, ajouta-t-elle, la somme n'en retournerait pas moins aux héritiers. Vers minuit, le silence et les ténèbres semblant nous promettre de la sûreté dans les rues, nous eûmes le courage et la force de sortir chargées. à la vérité, tous les pas de notre marche furent chancelants. La lumière d'une étoile, notre ombre, notre propre souffle, mais sur-tout le bruit de notre marche, nous causaient une mortelle agitation. Nous parvînmes néanmoins à la rue voisine. Le dessein de mon amie était d'avancer beaucoup plus loin, et jusqu'au faubourg, s'il était possible. Quelque mouvement qui se fit entendre devant nous, grossi, sans doute, par notre frayeur, nous en ôta l'espérance. L'horrible fardeau fut déposé dans le lieu même où cette alarme nous arrêtait. Mon amie, toujours prudente, fut d'avis de prendre nos mules dans nos mains, pour retourner sur nos traces, sans aucune sorte de bruit qui pût être remarqué de ceux qui nous avaient peut-être entendues passer. Nous filâmes, chacun de soncôté, le long des maisons, où l'obscurité nous parut la plus profonde. Enfin, tremblantes de fatigue et d'inquiétude, mais réellement délivrées du danger, nous rentrâmes avec un transport de joie dans l'appartement de mon amie. La situation où le corps fut trouvé le jour suivant, la blessure, l'argent, les papiers, tout sembla prouver un assassinat médité, qui passa pour le monstrueux effet de quelque haine ou de quelque vengeance ignorée. Les soupçons n'ayant pu tomber sur nous, notre secret nous coûta d'autant moins à garder, que dans nos entretiens mêmes, l'horreur d'un si tragique accident nous en faisait éloigner le souvenir. Mais le seul courage ne suffit pas pour soutenir une femme contre la faiblesse naturelle de son sexe. Mon humeur et ma santé, dans une si grande jeunesse, se ressentirent des violentes agitations d'un seul jour: et mon père ne fut pas long-temps à le remarquer. Il n'avait rien de si cher que moi. Mes visites, plus fréquentes que jamais chez ma tendre amie, commencèrent à lui déplaire. Un jour, que ma pâleur l'avait alarmé, il prit le parti de me les interdire. Je ne pus le fléchir par mes instances ni par mes larmes: mais cette contrainte qu'il faisait à ma plus vive inclination, me fit naître un dessein qui me réussit plus heureusement, et dont le succès mefit vivement regretter de ne l'avoir pas conçu plutôt. Combien de souffrances épargnées pour ma malheureuse amie! Et quel surcroît de satisfaction pour moi-même! Sans compter que vraisemblablement il nous eût garanties du désastre auquel nous avions eu la même part. Je proposai à mon père de lui offrir sa maison, c'est-à-dire un logement et sa table. Il y consentit; non-seulement par complaisance pour moi; mais par considération pour une femme dont le mérite n'était pas moins connu que la naissance, et qu'il avait toujours respectée. J'étais au comble de mes désirs. Mon père ne m'avait pas fait d'objections, parce qu'il ne doutait pas que ma demande ne fût concertée avec mon amie; et ce n'était pas d'elle que je craignais des obstacles. L'impatience de mes sentiments me fit partir aussitôt pour l'informer d'une résolution à laquelle je croyais déjà la voir aussi sensible que moi. J'abrégeai mes expressions, pour les rendre aussi vives que ma joie. Je la serrai dans mes bras en les prononçant. Ma surprise fut extrême de les voir reçues avec froideur.
Elle me rendit mes embrassements, pour me témoigner, dit-elle, combien elle était touchée de mon amitié, et de la générosité de mon père: mais je ne considérais pas qu'elle n'avait que trente-cinqans, lui cinquante: et quelle espérance de vivre sous le même toit, sans donner prise à la malignité du public? Sa censure est respectable, ma fille, jusques dans ses erreurs et ses injustices!
D'ailleurs à quel titre serais-je reçue dans une famille, où je ne suis proprement connue que de vous? Si c'est à titre de pauvre, le bienfait est trop humiliant pour ma fierté. Je ne rougis pas, ajouta-t-elle, des secours que je reçois de vous tous les jours, parce que c'est à votre amitié que je les dois, malgré mes importunes leçons, qui vous font payer la mienne assez cher: mais les faveurs de cette nature, je ne les accepte que de Dieu, l'auteur de mon être, ou du roi mon souverain, ou d'une tendre et fidèle amie, à laquelle j'appartiens uniquement après eux. Toutes mes instances n'ayant pu la faire changer d' idées, et ses lois d'honneur lui faisant prétendre aussi que l'obéissance d'une fille de douze ans devait être aveugle pour les volontés d'un père, il fallut renoncer à se voir, jusqu'au rétablissement de ma santé, et chercher des voies secrètes pour continuer de la servir. Peu de temps après, l'observation de mon père fut justifiée par une maladie violente dont je fus saisie, et qui me mit tout d'un coup au bord du tombeau. Il se hâta d'en faire avertir machère amie, dont il ne doutait pas que la présence et les soins n'eussent plus d'effet sur moi que tous les remèdes. Sa tendresse, alors fut seule écoutée. Elle vint; elle se fixa près de mon lit. Nuit et jour, son empressement fut continuel autour de moi: et dans ma langueur, je me réjouissais de devoir, au mortel danger dont j'étais menacée, une satisfaction qu'elle m'avait refusée pour elle-même. Mais affreuse trahison du sort, et cruelle récompense d'une si vertueuse amitié! Mon mal était d'une qualité maligne: j'en fus délivrée par le zèle infatigable de ma tendre amie; et le poison sorti de mon sein passa dans le sien pour l'étouffer quatre jours après. Sa mort me fut déguisée avec tant d'adresse, que cette connaissance ne m'étant venue qu'après ma guérison, je trouvai la force de soutenir une perte à laquelle j'aurais infailliblement succombé dans ma maladie. Cependant, qu'il m'en coûta, pour me familiariser avec la privation d'une compagne si chère!
Perdre son unique amie, on conçoit que pour les cœurs sensibles, c'est un des plus grands revers de la vie humaine: mais je ne prenais pas ce malheur avec la faiblesse commune à mon sexe; et ma disgrâce ne fut pas célébrée par des larmes.
J'y considérais la ruine d' une charmante éducation,dont je commençais à recueillir les fruits; peut-être celle de mes sentiments et de mes lumières, qui m'avaient paru croître de jour en jour; celle de mes espérances pour un établissement supérieur, dont ma chère amie m'avait inspiré le goût; celle enfin d'une considération, que son estime et ses préférences m'avaient déjà fait obtenir, dans l'état même dont je brûlais de sortir. Quelles pertes! Et sans espoir de les réparer. La lecture devint ma seule ressource. J'en avais un plan tracé de la main de mon amie; et tous les moments du jour furent donnés à le suivre. Hélas! Cette instruction muette, qui m'a tenu lieu des siennes, n'en peut avoir été qu'un supplément imparfait, et bien éloigné d'avoir eu la même force. La mort de mon père survenue deux mois après, interrompit mes idées, mais ne changea rien à mes inclinations. Il chargea mon oncle de la conduite de ma jeunesse et de l'administration de mon bien. J'apportai dans ce village un cœur noble, dont la solitude et la simplicité d'une vie champêtre, n'ont pu ravaller, ni refroidir un moment les goûts. La première confidence que je fis à mon oncle, regarda mon établissement, sur lequel j'avais observé plusieurs fois qu'il cherchait à pressentir mes inclinations. Je lui déclarai que ma résolution était de prendreun mari d'une naissance supérieure à la mienne; et que si l'occasion ne s'en offrait pas, je me condamnais volontairement à la retraite du cloître.
Il me vit si ferme dans cette idée, que ayant succédé à toute la tendresse de mon père, il ne pensa plus qu'à l'augmentation de ma fortune, comme la seule voie qui pût me conduire à l'élévation que je désirais; et le succès de son zèle, depuis neuf ou dix ans, me rend en effet un des plus riches partis du canton. Je n'ai pas cessé, dans l'intervalle, de cultiver d'autres biens, pour lesquels ma passion n'a fait aussi qu'augmenter. Elle s'est nourrie par mes lectures; elle s'est fortifiée par mes réflexions. Dois-je le dire? Je me sens l'âme aussi grande que si j'étais descendue d'une longue suite de rois. Dans ces sentiments, conclut Mademoiselle De Créon, d' un air qu'elle s'efforça de rendre aussi noble que son langage, j'ai dû rejeter toutes les ouvertures, qui ne m'auraient apporté qu'un surcroît de richesses vulgaires; biens méprisables pour moi, s'ils ne sont accompagnés de ceux que j'estime uniquement. Je n'ai pas dû recevoir plus volontiers les propositions et les soins du gentilhomme que vous connaissez; lorsqu'il n'a que l'ombre de la noblesse à m' offrir, et que par le malheur de son éducation, je ne lui vois rien, dans lecoeur et dans l'esprit, qui réponde à sa naissance. Cependant, mon oncle qui brûle de me voir mariée, ne cesse depuis trois mois, de m'importuner en sa faveur. Il répond à mes objections que si le ciel bénit cette alliance, je serai libre d'en faire élever les fruits dans mes principes. Il me fait valoir l'honneur de relever un grand nom, qui tiendra de moi le nouveau lustre de la fortune et de la vertu. J'étais incertaine, il y a deux jours, ajouta-t-elle en me regardant d'un œil plus timide: aujourd'hui, ce sacrifice m'est impossible. Elle s'arrêta. Son visage se couvrit d'une vive rougeur. Il m'était permis, après la déclaration de son oncle, d'expliquer en ma faveur une partie de cet embarras; mais ne cherchant point à plaire, et charmé qu'avec plus de respect que lui pour la bienséance, elle parût me laisser la liberté de ne rien entendre, j'en usai civilement, pour me réduire à de simples témoignages d'admiration, que je ne fis même tomber que sur la constance de ses études et sur la noblesse de ses sentiments. Elle ne répliqua point. Je feignis de ne pas remarquer son silence. Le prieur, qui jugea son absence assez longue, dans quelque vue qu'il l'eût ménagée, rentra d'un air gai; et je saisis cette occasion pour me disposer sérieusement à partir. Ce ne fut pas sans m'êtrebaissé jusqu'à la main de Mademoiselle De Créon, que je pris et que je baisai respectueusement; cette même main, qui savait plonger, enfoncer si noblement un poignard! Je renouvelai mes promesses de zèle, pour ses petites commissions à Paris; j'assurai l'oncle de mes services; enfin je sortis légèrement, et je pris le plus court chemin vers ma chaise. Ma vitesse à m'éloigner, faillit de me dérober la vue d'Angélique et de Lucas, qui m'attendaient dans la cour, pour me faire leurs adieux. Suivez-moi, leur dis-je en passant; et m'étant jeté dans ma voiture, j'y reçus leur compliment. Quelques regards d'Angélique me firent sentir encore une fois la différence de ses yeux et de ceux auxquels j'avais résisté plus heureusement.
LIVRE 4 Loin de regretter mes hôtes, et de m'accuser d'un départ trop brusque, à peine mes glaces furent levées, que je me soulageai par un grand soupir, comme si j'étais sorti d'une longue oppression, dont la fin rendait ma respiration plus libre. Je croyais mes adieux faits pour long-temps à Mademoiselle De Créon; et ses sentiments, quels qu'ils fussent pour moi, ne lui donnant droit que sur ma reconnaissance, les petits services, que je lui avais promis, me semblaient propres à m'acquitter. Mes réflexions, d'ailleurs, furent modérées sur son caractère. Je rendais justice à sa beauté. J'admirais sincèrement le tour de son esprit, qui s'était porté, par la force de l'exemple, à l'imitation de sa noble amie, et que le souvenir d'un si bon modèle attachait encore aux mêmes principes. J'avais trouvé de la force dans ses idées, de la justesse dans ses raisonnements, et de l'élégance dans ses termes. Enfin, je reconnaissais beaucoup de mérite à Mademoiselle De Créon, et quoiqu' elle eût fait si peu d'impression sur mon cœur, je ne doutais pas qu'ellen' en pût faire une très-vive, sur des cœurs mieux disposés. Mais dans le tableau qu'elle m'avait fait du sien, sur-tout lorsqu'ayant à redouter la censure d'une amie, dont elle connaissait la délicatesse, elle ne pouvait être trop attentive à ne pas s'écarter des principes, qui faisaient son admiration et son étude; j'étais vivement blessé de la voir capable de plusieurs idées grossières, dont il me semblait que dans son récit même, elle ne s'était pas assez reproché la bassesse. Je pardonnais son larcin, parce qu'ayant précédé ce qu'elle nommait le réveil de ses sentiments, il pouvait passer pour un aveugle emportement d' amitié; et je n'étais pas plus difficile sur l'emploi trop précipité du poignard, que je mettais sur le compte d'une imprudente jeunesse, excitée par quelques notions mal conçues d'ordre et de justice. Mais la proposition de garder l'or du commis, et celle de supprimer le billet: oh! Mademoiselle De Créon, quel sentiment pour un cœur qui prétend à la noblesse? J'en étais si révolté, que, cherchant à l'expliquer, mes raisonnements me firent conclure que la noblesse de Mademoiselle De Créon était moins dans le fond de son cœur, que dans son imagination; c' est-à-dire qu'ayant la tête remplie des exemples et des maximes de son amie, fortifiés parune lecture assidue de l'histoire romaine et des romans de La Calprenede, elle s'était accoutumée par degrés à voir tout sous un jour noble, quoique fort souvent elle fût ramenée, par la force du naturel, aux vulgaires sentiments de sa première éducation. N'avais-je pas remarqué que dans son récit elle avait pesé, avec complaisance, sur tout ce qui présentait une vaine apparence d'élévation d'esprit, comme ses réflexions sur la différence des états; ou de courage, comme la scène du meurtre et celle du transport nocturne d'un cadavre? Tandis qu'elle avait passé légèrement sur la plus intéressante partie de son histoire, la mort d'une tendre et généreuse amie, qui s'était sacrifiée, m'avait-elle dit elle-même, pour lui conserver la vie, et dont elle ne devait jamais prononcer le nom, qu'avec des transports de reconnaissance et d'admiration: preuve assez sensible, que malgré les leçons de cette chère amie, et ses immenses lectures, elle n'avait qu'une idée fausse ou superficielle de la vraie noblesse, qui consiste dans le discernement, le goût et l'exercice des choses nobles, non dans une vaine ostentation de principes et de sentiments. Ainsi je demeurai convaincu que Mademoiselle De Créon jouait un rôle de théâtre, qui faisait plus d'honneur à ses talents qu'à son cœur; et supposant néanmoinsde la bonne foi dans son illusion même, je la comparais à ces grandes actrices, du genre noble, qui parviennent, à force d'étude et de répétitions, à se croire les déesses et les reines qu'elles représentent: caractère et dispositions romanesques, qui ne lui promettaient pas une vie tranquille, mais dont je ne me serais pas défié que je dusse ressentir les premiers effets. Toutes ces réflexions n'étaient pas propres à m'inspirer plus de penchant pour elle. Cependant elles m'occupèrent jusqu'au soir, qu'en passant à Dreux, la vue de divers objets, qui se présentèrent autour de ma chaise, me tenta vivement de descendre, pour approfondir les mouvements qui frappaient mes yeux; car la moindre singularité m'attachait. J' éprouvais, de plus en plus, que rien n'est indifférent pour un observateur attentif; et les plus simples rencontres ayant offert, à ma nouvelle philosophie, de riches occasions de s'exercer, j'étais persuadé, par tant d'exemples, qu'un inconnu, le premier passant, que j'aurais eu la curiosité d'arrêter, m'eût fourni quelque profond sujet de réflexions. Chacun n'a-t-il pas ses intérêts, ses passions, ses plaisirs ou ses embarras de fortune et de cœur? Dont l'aveu lui coûte d'autant moins, qu'il en a l'imagination plus remplie. J'avoue que dans ma course du jour, il n'était passé personne, surqui je n'eusse senti quelque désir de renouveler mes expériences. Mais il fallait que mon voyage eût un terme.
D'ailleurs, outre les motifs qui me menaient à Paris, je pouvais m'attendre que cette grande ville ouvrirait un champ bien plus vaste à mes observations. Celles de ma route ne me paraissaient qu'un essai de mon nouveau goût, et les aventures, qui l'avaient fait naître, une préparation à des événements d'une autre importance. Quoique je n'eusse passé, dans la capitale, que le temps de mes études et de mes exercices, l'accès que j'y avais eu chez les amis de mon père, et mes propres liaisons, me laissaient des souvenirs sur lesquels j'établissais déjà de fort grandes vues. à la vérité, mes plus étroites communications n'avaient été qu'avec de jeunes gens de mon âge; et l'idée que la jeunesse se forme d'une saison de la vie plus avancée, dont les graves apparences en imposent, aurait pu me faire craindre de trouver les gens d'un âge au-dessus du mien, trop défendus contre mes recherches, par l'usage du monde, et par quantité de raffinements qui voilent le cœur: mais grâces à sept ou huit ans, que j'avais perdus dans ma province, j'étais à ce point où quelques années de plus n'ajoutent presque rien à la raison, et d'ailleurs naturellement peu capable d'être trompé par desombres. Mon âge était vingt-huit ans. En un mot je regardais Paris comme un centre, où tout le royaume aboutissait par les lignes de l'ambition, de l'intérêt, de la sensualité, et des autres passions. J'y devais trouver pour mes éloges et pour ma censure, c'est-à-dire en vertus comme en vices, une moisson toujours abondante. Ce fut en recevant mes ordres pour courir toute la nuit, que mes gens, frappés peut-être de cet air d'impatience, m'apprirent la ruse du prieur, la part qu'ils y avaient prise, et le désir même que l'oncle et la nièce auraient eu de m'arrêter plus long-temps, si l'invention ne leur eût manqué pour un nouvel artifice. Mais en me faisant ces deux aveux, ils se gardèrent bien d'ajouter que l'oncle, pendant qu'il m'avait laissé seul avec sa nièce, s'était lié fort étroitement avec eux, et les avait engagés, par de grandes espérances, à l'informer désormais de toutes mes actions. Ainsi je fus long-temps observé par ces deux hommes, qui, s'étant laissés remplir des chimères du prieur, ne m'apportèrent pour excuse de leur trahison, qu'une aveugle passion de contribuer à ma fortune. Mes vues d'établissement étaient si peu décidées, qu'en arrivant à Paris, je ne pensai pas à régler mon train, et je pris, pour logement,le premier hôtel meublé. Les amis de mon père étaient le conseil, dont je lui avais promis de faire dépendre mes plus importantes résolutions: mais je prévoyais aussi que le nouveau goût qui me dominait, et qui me semblait assez sérieux pour faire l' occupation, comme l'amusement de ma vie, aurait beaucoup de part à mon choix; et je ne voulais pas commencer par m'imposer des liens, gênants du moins pour ma liberté. La prudence humaine juge fort bien du présent et du passé, mais elle est toujours hors de sa sphère, lorsqu'elle prétend embrasser l'avenir. Je souhaitais d'être libre; et la voie, que je prenais volontairement, m'allait conduire au plus bizarre esclavage. Ma première chaîne, et la plus légère, fut un de ces incidents dont on ne peut se prendre à personne, et contre lesquels il n'y a de ressource que dans la patience. Le jour même de mon arrivée, m'étant mis au lit, pour me rétablir d'un peu de fatigue, que je ne pouvais attribuer qu'à ma course, j'y fus saisi d'une fièvre si violente, qu'elle m'y retint vingt-quatre heures, sans la moindre diminution. à mon âge, il me parut surprenant que la veille d'une seule nuit eût été capable d'altérer le fond de ma santé. Je fis demander si l'air était sain, dans l' appartement que j'occupais; ou si, dans l'hôtelil n'y avait pas quelque malade, dont le voisinage fût contagieux pour moi. On me répondit que tout le monde s'y portait bien, et qu'il n'y avait actuellement d'étrangers, qu'un marchand du Havre, arrivé depuis huit jours avec sa nièce. La fièvre m'ayant repris le jour suivant, j'abandonnai aux médecins, les raisonnements sur la cause du mal, et je me fiai de ma guérison à leurs remèdes. J'en fus quitte pour quelques autres accès, qui m'affaiblirent beaucoup, mais qui ne refroidirent pas ma passion pour les recherches morales. Dans une situation, qui n'était pas sans danger, j'étais moins occupé de ma maladie, que du souvenir de mon voyage, et de celui de mes réflexions sur l'histoire de cinq ou six jours. Elles me plaisaient, elles m'attachaient autant que dans leur naissance. J'y revenais sans cesse, et je me les retraçais sous toutes sortes de formes. Après les avoir comme épuisées, et faute d'objets pour en faire de nouvelles, mon attention tomba d'elle-même sur mon médecin. Pendant qu'il étudiait ma fièvre, j'observais ses mouvements, ses discours, et sa contenance. J'entrepris de découvrir les secrets de son cœur, ou ceux de son art. Il était homme de beaucoup d'esprit.
Ma constance à le suivre des yeux, l'airde méditation qu'il voyait dans mes regards, mes questions fines et sensées, quoiqu'étrangères à ma situation, lui causèrent, non-seulement beaucoup de surprise, mais quelqu'embarras. Il me regarda fixement à son tour. Je crus le voir incertain. Il consultait un instant mon pouls. Il me portait la main sur le front. Ses réponses étaient vagues; ou, feignant de ne m'avoir pas entendu, il me suppliait de m'agiter moins, et de me reposer sur son zèle. Je craignis enfin que l'usage du monde, et la pénétration que je lui avais reconnue, ne lui donnassent quelque défiance de ma curiosité: elle ne fut pas poussée plus loin, et mon silence le rendit tranquille. Mais après ma guérison, lorsqu'en recevant les témoignages de ma reconnaissance il me parla du délire où j'avais été pendant plusieurs jours, j'eus peine à demeurer sérieux. Je ne balançai pas néanmoins à le détromper; et je pris plaisir à l'informer de la vérité, avec toute l'ouverture qu'on a volontiers pour un homme d'esprit et d'honneur. Alors nous rîmes ensemble de mon idée et de sa méprise.
Il goûta mon tour d'esprit. J'étais déjà prévenu en faveur du sien. Cette bizarre aventure me valut un ami d'un mérite distingué, à qui son propre penchant, ou sa complaisance, fit adopter tous mes goûts, et dont les lumièresn' ont pas peu servi, dans la suite, à régler mes observations et mes principes. Il ne fallait pas compter sur le même bonheur, à Paris, dans toutes mes liaisons.
Mais, en amitié, les choix sages ne se font pas sans épreuve; et la résolution de m'éloigner des caractères suspects entrait autant dans ma nouvelle philosophie, que la passion de les connaître. Cependant, une carrière si difficile demandant plus d'expérience que je n'en avais encore, je craignais que ce défaut ne m'exposât à plus d'une erreur, et j'étais réellement à la veille de l'éprouver. à peine la fièvre m'avait quitté, que le marchand étranger, dont l'appartement touchait au mien, m'avait fait offrir de venir quelquefois me désennuyer par son entretien. Mes gens m'avaient dit, en exécutant sa commission, qu'il avait pris beaucoup d'intérêt à ma maladie, et que chaque jour il s'était informé plusieurs fois de ma situation. Cette politesse demandait quelque retour. J'avais désiré seulement un peu d'explication sur son caractère.
On ignorait les affaires qui l'arrêtaient à Paris; mais, depuis son arrivée, il n'était pas sorti de l'hôtel, et sa nièce ne s'était pas fait voir hors de leur chambre. Ils n'avaient, à leur service, qu'une vieille femme, dont on admirait la fidélité; rienn'avait été capable de lui faire ouvrir la bouche sur les occupations de ses maîtres. Ils étaient d'ailleurs doux et civils; et la bonne chère, qui régnait constamment à leur table, semblait marquer une fortune abondante et faire leur unique amusement. Ce récit n'ayant pu me donner d'éloignement pour la visite de l'oncle, j'avais consenti à le recevoir. Il s'était présenté de très-bonne grâce: sa physionomie était engageante, et ses manières polies. Ma porte lui fut ouverte à tous les moments du jour. Matin et soir, il venait passer quelques heures avec moi; et dans une lente convalescence, qui ne me permettait pas encore de voir mes amis, je m'applaudissais d'avoir trouvé ce préservatif contre l'ennui de ma solitude. Au reste, il avait donné peu d'exercice au penchant qui m'avait fait commencer par l'étude de son caractère. Quoiqu'il fût impénétrable sur le fond de ses affaires, et que ma propre discrétion m'otât la curiosité de les découvrir, jamais homme n'avait eu de voile moins épais sur le cœur. Son âge était d'environ trente ans. J'avais reconnu, dès le premier jour, qu'il était voluptueux, prodigue, inconsidéré dans ses jugements et dans son langage, et que sa profession, qui demande une conduite réglée, ne l'avait pasempêché, dans sa jeunesse, de mener une vie fort libertine à Paris. Il me racontait, sans ménagements, ses anciennes aventures et celles d' autrui; la plupart assez intéressantes pour me ramener à mes réflexions favorites, si des mélanges sans vraisemblance ne me les eussent fait regarder comme des exagérations ou des fables. Mais il y mettait tant de feu et d'agrément, que ses récits m'attachaient. Lorsque ses expressions et ses peintures trop libres me rendaient plus sérieux, il savait éluder ma censure par un badinage plein de charmes, ou la combattre avec plus d'esprit que de raison. Dans la familiarité, à laquelle il parvint bientôt avec moi, il m'accusait de ressembler à sa sœur du Havre, qui ne cessait pas de le tourmenter par sa morale; fille divine, à la vérité, qu'il voulait me faire connaître un jour, mais d'un caractère insupportable, il m'en informait d'avance; le tyrannisant du matin au soir, critiquant mal-à-propos tous ses discours et toutes ses actions, jugeant de tout, comme moi, par des visions philosophiques auxquelles il ne comprenait rien, plus faite en un mot pour être ma sœur que la sienne: il voulait la faire venir exprès du Havre, et je verrais une créature aussi déraisonnable que moi. Je lui passais toutes ces saillies en faveur de sa gaieté et de son bon naturel; car, aprèss' être long-temps défendu contre mes attaques, il avouait à la fin que j'avais raison, et que cette sœur, qui le fatiguait souvent des mêmes avis, n'avait pas tort: mais il tenait, disait-il, pour le système de Pope; tout lui paraissait bien dans le monde; et si nous étions contents, sa sœur et moi, d'avoir tant de sagesse en partage, il l'était extrêmement d'en avoir moins. Cette conversation, qui ne m'apprenait rien, mais qui m'amusait beaucoup, était allongée par la lecture des nouvelles publiques, que mon complaisant se faisait apporter régulièrement. Non-seulement il les lisait avec grâce, mais il y joignait des commentaires, qui me surprenaient dans un marchand de province. J'admirais qu'il connût parfaitement la cour et la ville. Les noms, les événements lui paraissaient familiers. J'aurais pu tirer beaucoup davantage de sa mémoire, pour grossir le recueil de mes observations, si la connaissance de son caractère ne m'eût rendu ses explications aussi suspectes que ses récits. Un jour qu'il était à lire une gazette étrangère, sa vue devançant sa prononciation, il s'arrêta tout d'un coup, avec une exclamation fort vive, qui fut aussitôt suivie de contorsions plaisantes, et de grands éclats de rire. Il semblait ne se pas posséder, de surprise et d'admiration. Un moment de silence et de méditationsuccédoit; ensuite, se tenant les côtés des deux mains, et la tête renversée sur le dos de sa chaise, il recommençait à rire avec de nouveaux éclats. J'attendis tranquillement la fin et l'éclaircissement de cette scène.
Enfin, s'adressant à moi: monsieur, me dit-ildu ton le plus empressé, de grâce écoutez; je vous demande toute votre attention: et revenant aux nouvelles, il continua de lire, dans l'article de Paris, " que m le comte de * ayant disparu depuis plus d'un mois, sans qu'on eût pu découvrir ce qu'il était devenu, on suppliait instamment ceux qui savaient sa retraite, ou qui l'avaient rencontré sur les chemins, de donner de ses nouvelles à madame la comtesse, dans leur hôtel, rue... à Paris ". Alors la gazette fut jetée sur ma table, et les éclats recommencèrent encore. Il me regarda d'un œil riant: connaissez-vous le comte de *? Et sans me laisser le temps de répondre; c'est moi-même, ajouta-t-il. Je lève le masque, cher marquis, et je me reproche de l'avoir gardé si long-temps, avec un homme qui sait le monde, à qui j'ai voué une parfaite amitié, et dont je déclare naturellement que la sévérité ne me fait pas peur. Vous ne sauriez être ennemi du plaisir à votre âge. Mais le fussiez-vous autant que vous l'affectez, dans la petite guerre que vous faites à mes folies, il ne m'en est pas moinsimpossible de vous cacher mon secret; il me pèse, il m'étouffe; pourquoi l'aventure est-elle si comique? Et de suite, il se remit à rire, à frapper des pieds et des mains, en s'agitant jusqu'aux larmes. Les lumières, que j'avais déjà, me firent entrevoir aisément une partie du mystère: mais trouvant l'histoire assez étrange en effet, j'eus la curiosité de l'entendre de sa propre bouche. Je l'observais néanmoins, sans lui dire un mot, et bien résolu de ne rien approuver qui blessât la délicatesse de l'honneur. Lui, toujours dans l'emportement de la même joie, ne fit pas la moindre attention à mon silence, et reprit du même ton. Je commence, me dit-il, par vous assurer que la pièce qu'on me fait, n'est pas de ma femme. C'est bien l'âme la plus douce et la plus modeste du quartier, qui m'aime assurément plus que je ne l'y tiens obligée, et que je crois avoir aimée moi-même plus de quinze jours, depuis notre mariage: elle est incapable d'une mauvaise plaisanterie, dont elle craindrait que son cher mari pût s'offenser. Mais j'y reconnais mon excellente sœur, Mademoiselle De * que vous me dispenserez à présent de faire venir du Havre, puisqu'elle n'est jamais sortie de Paris, où je vous apprends qu'elle tient magasin de méchancetésphilosophiques. Vous la connaîtrez, vous dis-je; guérissez-vous seulement. Je brûle de vous mettre aux mains avec elle. C'est votre portrait d'après nature. Et peu m'importe lequel soit le plus méchant des deux; peut-être serai-je vengé de l'un par l'autre. Or voici l'histoire qui met cette charitable sœur aux champs, et qui me procure l'honneur de figurer dans un article de la gazette. Vous ne me trahirez pas, ajouta-t-il plus sérieusement; je vous somme de la fidélité qu'on se doit entre hommes: ou bien, reprit-il après un moment de réflexion, vous me trahirez, si vous l'aimez mieux. Ne vous gênez pas, mon cher ami. Rien n'est plus égal pour votre très-humble serviteur. Ceux qui l' ont connu, et qui se rappelleront son excessive légèreté, soutenue par un fond inépuisable d'idées libertines, quand sa folle imagination avait une fois pris feu, n'auront pas besoin de clé pour les noms que je supprime. Ils se méprendroient encore moins à l'extrême licence de ses termes, si j'étais capable de les répéter. Tous les freins semblaient rompus, depuis qu'il m'avait appris son nom. Son récit fut digne de l' aventure. Mais je n'en veux conserver que les circonstances nécessaires à l'enchaînement du mien. En rentrant un jour chez lui, il avait aperçu,dans son anti-chambre, une lettre arrivée par la poste, à l'adresse d'un de ses laquais, et n'avait pu résister à la curiosité de l'ouvrir. Elle était de la sœur de cet homme, pauvre bourgeoise du Havree, qui faisait des plaintes, à son frère, de la peine qu'elle avait à vivre, et qui lui donnait avis, que sa fille n'ayant pas moins de seize ans, étant fort jolie, et dans le dessein d'apprendre le commerce des modes, elle la faisait partir par le coche, pour arriver tel jour à Paris, où elle supposait l'oncle assez aisé pour se charger du soin de sa nièce, et lui tenir lieu de père. Une découverte de cette nature avait fait naître au comte, un projet digne de lui. Il s'était déterminé sur le champ à prendre la place de l'oncle. Sa cruelle adresse avait rendu le piège infaillible, pour une petite fille fort simple, qui n'était jamais sortie des bras de sa mère, et qui s'attendait, en quittant le coche, à tomber dans ceux d'un oncle chéri, qu'elle ne connaissait pas encore, mais dont elle se promettait toute la tendresse, et que sa mère lui avait recommandé de respecter comme un père. Le comte, en habit commun, sans épée, comme il était encore avec moi, s'était présenté au coche, avait demandé sa nièce, qui s'était offerte à ses caresses, et l'avait menée dans l'appartement qu'il avait loué pour elle et pour lui, avec une femmede service, dont l'emploi n'était pas son coup d'essai. La peinture qu'il me fit de l'innocente simplicité de l'une, et des ruses infernales de l'autre, avec lesquelles il n'eut pas honte de me peindre aussi ses propres artifices pour hâter sa criminelle victoire, excita ma plus tendre pitié, et me fit donner un profond soupir au malheur de la vertu sans défense. Il expliqua si différemment cette sensibilité de cœur, que dans l'extrême dépravation du sien, il eut l'audace de me demander si son bonheur me faisait envie. Le dédain fut ma seule réponse. Mais, loin de le remarquer, ou d'y paraître sensible, il continua de me faire une voluptueuse image de la vie qu'il avait menée dans sa solitude. Enfin, m'avouant qu'elle commençait à l'ennuyer, il était charmé, me dit-il, que la méchanceté de sa sœur lui fût bonne à quelque chose, et vint le réveiller de sa léthargie. Il allait revoir le jour, sans savoir trop bien ce qu'il ferait de sa nièce, qu'il était prêt à rendre pour le prix qu'elle lui coûtait, et recommençant à rire de toutes ses forces, il me demanda si son aventure, et le dénouement, n'étaient pas ce qu'il y avait de plus comique au monde. J'avais eu le temps de préparer ma réponse, ou plutôt je m'étais déterminé à la faire si courte et si sérieuse, qu'elle pût me délivrer pour jamaisde ses confidences. Cependant j'y mis toute la politesse, qui convenait entre nous. On ne pouvait me contester le droit d'observation, sur les vices et les ridicules; mais je ne m'attribuais pas celui d'une censure ouverte, qui, dans le règne des opinions et des mœurs présentes, m'aurait fait passer pour un misanthrope. Le goût des femmes, répondis-je d'un ton froid, m'avait si peu dominé jusqu'alors, que j'étais fort mauvais juge de ces aventures, sur-tout après une maladie de quinze jours, qui ne me laissait de passion que pour ma santé. Plaignez-vous donc, répliqua-t-il assez plaisamment, de la nature et de la fièvre. Ensuite, sans faire la moindre attention à ma froideur, il me dit, avec la même légèreté, qu'il avait besoin de moi: qu'étant résolu de reparaître le même jour, il voulait qu'on le vît arriver à la porte en chaise de poste, comme revenant d'un long voyage; qu'il me demandait la mienne, et mes gens, en équipage de francs courriers, pour donner quelque vraisemblance à cette farce. Je ne fis aucune difficulté de lui accorder ce qu'il désirait. Il fit venir aussitôt des chevaux de poste. En partant, avec promesse, volontaire assurément, de me revoir le jour même, il me demanda une autre grâce, celle de veiller un peu sur sa maîtresse. Oh! Lui dis-je, en souriant malgré moi de son impudence,cette office n'accommoderait pas un malade. J'en chargerai donc votre valet-de-chambre, ajouta-t-il sans se rebuter. Vous êtes le maître, répondis-je froidement. Tous ces nouveaux traits, d'un caractère au-dessous de mes réflexions, ne purent les exercer long-temps. Mais j'avoue que sous l'air calme, où je m'étais contenu, mon cœur avait saigné de compassion, pour le malheureux objet d' une si noire imposture; et dans mon indignation j'avais peine à justifier l'indulgence des lois, pour cet énorme excès de libertinage. Quelle sera donc, disais-je, la sûreté des familles pour l'honneur et l'éducation de leurs enfants; si les jeunes personnes, d'un sexe faible et crédule, sont exposées à ces horribles séductions? Un subtil et riche libertin causera plus de ravages dans cette tendre partie du corps civil, que l'ardeur naturelle des passions, et que les inspirations de l'enfer même, sur lequel on se plaît à rejeter tout ce qui blesse la religion et les mœurs. Il ne faut pas une grande connaissance du monde, pour savoir qu'à Paris, et dans toutes les grandes villes, où l'opulence exalte impunément tous les vices, la plupart des victimes de l'incontinence doivent leur malheur à cette pernicieuse source. Je sus de mes gens, à leur retour, que lecomte s'attachant en effet à garder les apparences, s'était fait mener d'abord à Saint-Denis, pour tromper jusqu'à ses postillons; qu'après s'y être arrêté quelques moments, il y avait pris d'autres chevaux, avec lesquels étant rentré dans Paris, il s'était fait conduire à sa porte; qu'à son arrivée, voyant accourir ses propres domestiques avec de grandes marques de joie, il s'était hâté de congédier son train, et qu'il était entré paisiblement dans sa cour. Mon valet-de-chambre avait eu le temps de prêter l'oreille, et lui avait entendu demander à ses gens, si son absence n'avait pas causé beaucoup d'inquiétude à madame? Dans le peu d'instants, qu'il avait passés à Saint-Denis, il avait recommandé le silence aux miens, sur tout ce qu'ils avaient fait à sa suite, et leur avait ordonné de dire à notre hôte, qu'il était parti avec eux pour quelques affaires dont je l'avais chargé, mais qui n'empêcheraient pas qu'on ne le revît le soir. Ainsi cette tête folle, ce cœur corrompu, qui lui faisaient violer tous les droits et tous les devoirs, ne lui avaient pas fait perdre, dans la conduite de ses dérèglements mêmes et de ses artifices, une sorte de prudence, qui les rendait encore plus dangereux et plus noir. Il revint, quoiqu'assez tard; et son excuse, que je lui demandais peu, fut qu'après un voyagede long cours, il n'avait pu se dispenser de souper avec sa femme et sa sœur. Les prétextes, dont il avait su colorer cette longue absence, lui avaient fait une seconde comédie. Il leur avait fait entendre, me dit-il, qu'il était parti subitement, par un ordre secret de la cour, avec une chaise et des gens d'emprunt, pour deguiser mieux sa commission. Il avait joué le négociateur et l'homme important, qui n'osait encore s'expliquer sur les affaires. Sa femme n'avait douté de rien. Sa maligne sœur avait été moins crédule, et ne s'était pas lassée de railler ses prétentions à la politique. Elle avait pris plaisir à l' embarrasser par de froides équivoques sur les affaires du cabinet, auxquelles on ne pouvait disconvenir qu'il ne fût très-propre, avait-elle dit, et dont elle le croyait fort occupé. Le plaisant, le divin de l'aventure, c'était qu'à la fin sa femme, touchée de cette injuste guerre, avait pris parti pour lui, et que les charmantes belles-sœurs avaient failli se quereller. Il avait compté me divertir beaucoup, et je demeurai fort sérieux. Cette conduite fut celle dont je résolus de ne plus m'écarter avec lui. Mes réponses, souvent lentes, et toujours très-courtes, n' interrompaient guère ses récits ou son badinage. Je continuai de le recevoir, une ou deux fois chaque jour, sans m'informer s'ilpassoit la nuit dans l'appartement voisin; et mes gens, qui ne pouvaient se tromper à l'opinion que j'avais de lui, ne s'exposèrent plus à me raconter ce qu'ils observaient. Toute sa légèreté ne le rendit pas insensible au changement soutenu de mes manières et de mon humeur; mais sa fierté le défendant mieux contre son dépit, il ne m'en témoigna rien. J'y gagnai de ne plus l'entendre parler de sa maîtresse, et profaner encore les noms d'oncle et de nièce. Ses visites devinrent plus courtes; et celles de mon médecin, avec lequel il avait toujours évité de se rencontrer, étant au contraire beaucoup plus longues depuis que ma santé commençait à s'affermir, je fus, à la fin, des jours entiers sans le voir.
Un refroidissement, que je désirais, ne put m'affliger. Si j'y faisais quelque attention, c'était pour m'en applaudir; et je n'avais pas attendu si long-temps à prendre la résolution de chercher un autre logement, aussitôt que mes forces le permettraient. Il s'était passé neuf ou dix jours, qui m'avaient mis en état d'y penser plus sérieusement; lorsque mon laquais, entrant d'un air étonné, m'annonça deux dames qui demandaient à me voir, et qui, sous prétexte qu'elles m'étaient inconnues, avaient refusé de se faire annoncer sous leurs noms. Deux dames, lui dis-je. Il savoitque je ne recevais encore personne, et c'était la cause de son embarras. Les amis, qui m'attendaient depuis mon départ de la province, ignoraient mon arrivée: le spectacle de ma maladie m'avait paru triste à leur offrir. Je n'en avais pas même informé mon père. Les commissions de Mademoiselle De Créon avaient été suspendues. En un mot, j'avais remis toutes sortes de soins après mon parfait rétablissement, où devait commencer proprement mon existence à Paris; et je ne devais pas craindre qu'on fût difficile à se contenter de mon excuse. Ainsi, ne me supposant connu que dans ma demeure, et croyant le comte intéressé à ne pas nous y faire découvrir l'un et l'autre, j'avais autant d' embarras que mon laquais, sur une visite si peu attendue. Je lui fis diverses questions. à peine eut-il le temps de m'apprendre que les dames étaient arrivées avec des porteurs, n'avaient fait ouvrir leurs chaises qu'au bas des degrés, où l'ayant trouvé, elles m'avaient demandé à lui par mon nom, et s'étaient obstinées à monter, malgré ses objections. Au moment qu'il achevait, j'entendis quelque bruit dans mon anti-chambre. Ma porte, qu'il n'avait fermée qu'à demi, fut poussée légèrement, et je vis paraître deux jeunes femmes du plus grand éclat,qui n'attendirent pas ma permission ou mes civilités pour entrer. Je m'avançai néanmoins au-devant d'elles; et rien ne m'aidant à les connaître, je leur demandai si ce n'était pas quelque erreur de leur part ou de celle de mes gens, qui me procurait l'honneur de les voir chez moi. Non, répondit l'une: c'est m le marquis de * que nous cherchions, et nous sommes sûres de l'avoir trouvé. Elles s'assirent, après m'avoir fait une révérence. En robe de chambre comme j'étais, je me mis aussi dans mon fauteuil, avec quelques excuses sur l'état de ma santé. Aussitôt, celle qui m'avait déjà répondu, et qui s'était présentée d'un air plus libre que sa compagne, ouvrit la scène aussi librement, quoiqu'avec un peu de rougeur sur deux joues charmantes. Nous vous connaissons, monsieur, et par des vertus si respectables, et par un témoignage si peu suspect en matière de vertus, que deux femmes de notre âge n'ont pas fait scrupule de se rendre ici sur la foi de votre caractère. Vous ne serez étonné de rien, si j'ajoute que c'est à votre voisin, le marchand du Havre, que nous sommes redevables d'une partie de nos informations, et que nous devons le reste à nos propres soins. Elle s'arrêta, comme si ce préambule n'eûtplus rien laissé d'obscur dans leurs noms et dans les motifs de leur visite. Mais il est certain que n'ayant encore aucun soupçon de la vérité, un discours, auquel je ne compris rien, ne servit qu'à m'en éloigner. Le témoignage de mon voisin, sur-tout avec la qualité de marchand, était une énigme inexplicable pour moi. Quels rapports, quelles liaisons pouvais-je lui supposer à Paris sous ce titre? J'avouai naturellement, aux deux dames, que depuis quelques semaines, j'avais vu familièrement un voisin, qui se donnait pour marchand du Havre; mais que je n'avais aucune relation avec ses amis ou ses connaissances. Je le sais, me répliqua-t-on; et vous ne nous en connaîtrez pas moins, en apprenant de nous-mêmes que dans madame vous voyez la comtesse de... et dans moi Mademoiselle De sœur du comte. Mes yeux s'éclaircirent. Je me levai, dans la dernière surprise, avec les plus profonds témoignages de reconnaissance et de respect.
Mademoiselle De me pria de ne pas quitter ma place, et de l'écouter. Un regard d'une vivacité pénétrante, de la finesse dans tous ses traits et des grâces dans ses moindres mouvements, le son d'une voix mélodieuse, et comme assortie à toutes les sensibilités, et les délicatesses du cœur, lui répondaient bien mieux que cetteprière, de l'attention qu'elle désirait pour son récit. Il faut commencer, me dit-elle avec un sourire enchanteur, par vous expliquer d'où vient notre confiance pour vous, et comment nous sommes parvenues à trouver le chemin de cette maison. Je n'ai pas besoin d'autres préliminaires, puisque vous êtes informé, comme nous, du fond et de la suite des événements; et vous devinez, sans doute, les motifs qui nous amènent. Elle ne remonta pas plus loin que le retour simulé du comte, et la supposition d'une course, dont il avait fait un roman fort orné. La comtesse, d'un naturel simple, et passionnée pour son mari, s'était laissée persuader à peu de frais. Mademoiselle De avec autant de pénétration et de justesse d'esprit que de charmes, exercée d'ailleurs à faire la guerre aux extravagances de son frère, n'avait pas été de si bonne composition; et l'ayant poussé fort vivement, elle l'avait fait tomber en contradiction sur plusieurs points, qui lui paraissaient manquer de vraisemblance. Cependant elle s'était trouvée dans quelque embarras. Le comte, à qui j'étais trop présent pour n'avoir pas eu beaucoup de part aux égarements de son imagination, avait quelquefois mêlé mon nom à ses fables. Il m'avait représenté sous les mêmes traits dont il m'avoitpeint sa sœur; ami excessif du raisonnement et de la réflexion, philosophe austère, censeur incommode toujours en guerre avec lui; civil néanmoins, complaisant, gai même et d'un bon commerce; car, n'ayant pas encore à se plaindre de ma froideur, le portrait n'avait été qu'obligeant. Il l'avait même flatté, comme dans nos entretiens, jusqu'à m'accorder quelque ressemblance avec Mademoiselle De et lorsqu'elle avait voulu savoir dans lequel de tous ces pays qu'il avait traversés, nous nous étions vus si familièrement, il avait nommé Bruxelles, c'est-à-dire, la première ville qui lui était venue à l'esprit. Tant de circonstances, sur-tout nos disputes, dont il avait eu la bonne foi de ne pas s'attribuer l'avantage, avaient laissé des obscurités dans sa relation, et de l' incertitude à sa sœur. Mais elle avait espéré qu'une tête si légère se trahirait bien-tôt elle-même, ou ne serait pas long-temps à l'épreuve des observations d'une femme et d'une sœur. En effet, quelques jours avaient suffi pour tout éclaircir. Quoiqu'il ne fût pas accoutumé à déguiser beaucoup sa conduite, il avait voulu garder des précautions qui n'avaient servi qu'à faire éventer sa marche. Il sortait dans son carrosse; mais le quittant le soir, il se dérobait à tous ses gens pour se rendre seul chez sa maîtresse; et s'il en revenait tard, ou s'il y passait la nuit, il ne retournait chez luiqu'avec des porteurs. Les dames l'avaient fait suivre. Après avoir découvert une fois notre logement, toutes les circonstances présentes n'avaient pu leur échapper. Mon nom seul qui leur était revenu pour première instruction, avait été comme un fil, qui ne les avait pas impatientées par sa longueur. Leur agent s'y était pris avec une extrême adresse, et le marchand du Havre avait été démasqué. Malheureusement, continua Mademoiselle De, toutes ces recherches se sont faites avec la participation de ma sœur; et les découvertes nous ayant été communiquées en commun, elle a reçu des lumières et des explications fort tristes, pour une femme idolâtre de son mari. Chaque jour a rendu la plaie plus profonde; sa situation me perce le cœur. Depuis que j'ai perdu l'espérance de ramener mon frère à des sentiments réglés, je m'efforce en vain de la guérir d'une passion qui fait le continuel malheur de sa vie. Elle s'est toujours flattée que les désordres de son mari étaient passagers, et que de légers caprices n'altéraient pas le fond de tendresse qu'elle lui croyait pour elle; d'autant plus qu'étant parfait comédien, il savait jouer le mari complaisant, avec plus d'art qu'il n'a fait le politique et le négociateur. Aujourd'hui, des infidélités si certaines, qui deviennent capables dele tenir plus d'un mois dans l'oubli de toutes les lois et des bienséances, et dont il ne paraît pas prêt à sentir l'opprobre, la réduisent au désespoir. Je ne connais plus de consolations qu'elle puisse aimer. Jour et nuit, ses pleurs... deux ou trois sanglots, échappés à la comtesse, interrompirent Mademoiselle De. Les dehors tranquilles qu'elle avait affectés jusqu' alors, s'étaient évanouis pendant l'exposition de ses peines; et m'étant tourné vers elle, j'eus devant les yeux l'image de la plus tendre et de la plus naïve douleur. Son mouchoir, dont elle se pressait les paupières pour cacher ou pour arrêter ses larmes, en fut mouillé dans l'instant; et ses bras levés, repliés à la hauteur des coudes pour aider à l'office des mains, exprimaient, par une violente contension, la force des sentiments qui l'agitaient. Le silence de sa belle-sœur m'ayant permis de m'abandonner un moment à ce spectacle, j'en fus attendri, jusqu'à ne pouvoir contenir le transport de ma compassion. Ah! Madame, lui dis-je affectueusement, en baissant la tête jusqu'à ses genoux, se peut-il qu'il y ait un cœur au monde, dont l'hommage vous soit refusé, et qui puisse résister à ces vertueuses larmes! Elle ne me répondit que par une profonde inclination, et je remarquai, avec un redoublement de pitié,les efforts qu'elle faisait pour se contraindre.
Mademoiselle De m' avait écouté, sans mêler un mot à mon compliment, mais en relevant la vue sur elle, je la vis attachée fixement à m'observer, comme si mon extrême sensibilité l'eût remplie d'étonnement. Elle reprit néanmoins d'un air fort libre. Vous voyez ici, monsieur, ce que j'ai le chagrin de voir à toutes les heures du jour, et ce qui me rend peut-être aussi malheureuse qu'une chère sœur, dont j'ai les tourments à soutenir avec les miens. Lorsque nous eûmes connu toute la grandeur du mal, il fut question entre nous d'y chercher de prompts remèdes. Notre première chaleur nous portait à couvrir mon frère de reproches et de honte; mais lui faire naître le moindre soupçon de nos découvertes, c'était le mettre en défense contre nous. Il en aurait été quitte pour donner le change à notre émissaire, en variant la scène de son intrigue, et nous serions retombées dans toutes nos ténèbres. Le dessein qui succéda, fut de recourir à l'autorité publique, et de faire disparaître l'objet du scandale.
Cette voie nous semblait sûre: cependant elle nous livrait aux discours du monde; elle exposait l'honneur de mon frère, peut-être sa vie, si quelque hasard l'amenant ici pendant l'exécution, il eût entrepris, vif et mutincomme il est, de défendre son Helène; et malgré tous nos ressentiments, c'était notre tendresse pour l'ingrat qui demeurait toujours la plus forte. Enfin il m'est tombé dans l'esprit de nous adresser à vous, et je me suis applaudie de cette idée. Ma sœur ne s'y est pas rendue sans objections: quel moyen d'admettre un étranger à la confidence de ses peines! Comment s'y prendre, d'ailleurs, pour lier connaissance avec vous? Elle appréhendait aussi que votre amitié pour mon frère, ou la partialité de votre sexe contre le nôtre, ne vous rendît moins officieux pour elle que pour son mari. Combien d'autres craintes! Mais je n'ai pas trouvé la même force qu'elle, aux deux premières; et la troisième ne m'a pas arrêtée long-temps, lorsque je me suis rappelé les récits du comte. Ses éloges et ses plaintes me semblaient honorer presque'également votre caractère. Il loue votre esprit, vos manières, et l'agrément de votre commerce, trois points sur lesquels je ne me défie pas de son goût. Il convient de la sagesse de vos principes et de l' excellence de votre morale: de tels aveux de sa bouche, ce ne peut être que la vérité qui les arrache. S'il vous reproche de l'austérité dans l'exercice de cette philosophie, s'il se plaint de vos censures, mon cher frère serait le premier exemple d'un libertin, capabled'approuver ce qui le condamne. Enfin la comtesse, persuadée par ce raisonnement comme je le suis moi-même, a pris la plus haute idée de vous, et s'est laissée déterminer à vous voir. La nécessité de garder quelques mesures, jointe à votre maladie, dont nous étions informées, ne permettait pas de vous faire demander une visite, que nous aurions espérée de votre politesse: mais le comte étant allé ce matin à Versailles, et ne devant revenir que demain au soir, nous avons saisi l'occasion sans scrupule, pour visiter nous-mêmes un malade. Ainsi, monsieur, conclut Mademoiselle De avec autant de grâces que de politesse, les deux femmes que vous voyez devant vous, sont non-seulement deux infortunées que la justice de leur douleur autorise à chercher du secours, mais deux amies de votre vertu qu'elles connaissent par des voies qu'elles croient certaines, et qui leur fait attendre de vous la protection qu'elles vous demandent. Quoique la vertu soit réellement aimable par ses propres charmes, et que son goût me paroisse le plus délicieux sentiment du cœur, j'avoue que jamais je n'en avais recueilli de fruit plus doux. Grâces à mon heureux naturel, elle ne me coûtait rien: mais, dans ce moment, je me serais cru surabondamment récompensé,quand elle m'aurait été plus pénible. Après un remerciement fort simple de l'opinion qu'on avait de moi, je promis de la justifier par mon zèle, et je n'eus aucun embarras sur le service qu' on me demandait. Rien de plus facile, dis-je aux deux dames, que d'éloigner la petite fille, dans l'absence de m le comte: je suis presque sûr qu'avec l'ingénuité que je lui suppose encore, car je ne la connais que par les portraits qu'il m'a faits lui-même, elle ne résistera point à nos exhortations, soutenues de quelques menaces. Je prends volontiers sur moi le soin de la renvoyer au Havre, sous la conduite de mon valet-de-chambre que je crois chargé par le comte de veiller sur elle, mais dont je connais la fidélité pour mes ordres. Au Havre?
Interrompit Mademoiselle De; j'avais cru tous ces noms supposés; mais s'ils sont réels, nous avons, entre les domestiques de l'hôtel, un homme du Havre, d'une probité qui m'est connue, et fort propre à cette commission. Il conviendrait mieux de l'employer, que de vous priver d'un valet nécessaire à votre situation. Je compris alors que les deux dames ignoraient la plus noire partie de l'aventure; et pour l'honneur de mon sexe, autant que pour le repos de la comtesse, je résolus d'écarter soigneusementtout ce qui pouvait les conduire à la connaissance de cet odieux mystère. L'homme du Havre ne pouvant être que l'oncle de la petite fille, j'insistai sur le choix de mon valet-de-chambre, et je le fis appeler. La seule difficulté regardait la vieille servante du comte, dont il nous fallait tromper la vigilance. Mon valet parut, je lui expliquai mes intentions, dans lesquelles je m'aperçus qu'il entrait avec beaucoup de joie, et je lui parlai du seul embarras qui m'arrêtait. Il me dit que la vieille servante, avertie du voyage de Versailles par son maître, avait profité de son absence, pour se donner quelques heures de relâche, dans une captivité dont la longueur commençait à l'ennuyer, et que mademoiselle était seule. à merveille, pensai-je aussi-tôt; on se repose apparemment sur ta garde: et me tournant vers les dames, l'instant, leur dis-je, est trop précieux pour souffrir qu'il nous échappe. Hâtons-nous. Vous serez témoins de l'opération, car votre présence est nécessaire, à quelque distance néanmoins, pour ne pas vous commettre. Tout était déjà réglé dans ma tête. Mon valet-de-chambre eut ordre de m'amener la petite fille, et je priai les deux dames de demeurer dans la situation où elles étaient, pendant que j'irais la recevoir dans mon anti-chambre. La comtesse était tremblante; je la rassuraipar mes consolations, et voyant bientôt paraître la cause de son tourment, je passai dans l'anti-chambre, avec le soin de laisser ma porte ouverte. Cette malheureuse et très-jolie créature avait fait quelque difficulté de se laisser conduire chez moi, et ne s'était rendue qu'à de puissantes raisons, dont mon valet-de-chambre me fit un secret. La rougeur, qui lui restait de leur explication, augmenta beaucoup, lorsqu'elle me vit marcher vers elle: mais, par un autre effet de sa crainte, cette vivacité de couleur l'abandonna tout d'un coup, à la vue des dames qui, de leur place qu'elles n'avaient pas quittée, paraissaient la regarder fort attentivement. Ma pitié pour une jeune personne, dont l'égarement était le crime du comte, me fit prendre le parti d'éviter toute sorte d'expressions dures, et d'abréger même une scène à laquelle je ne pouvais la croire fort aguerrie. Cependant, pour assurer la persuasion par l'effroi, je lui déclarai, en peu de mots, ce qu'elle avait à craindre d'un plus long séjour dans l'appartement qu'elle occupait; et ne lui déguisant pas que les deux dames qu'elle voyait dans le mien étaient l'épouse et la sœur de son amant, je lui fis comprendre qu'elle ne devait qu'à leur bonté l'offre qu'elles lui faisaient, de la renvoyer dans le sein de safamille. Son consentement fut si prompt, que je soupçonnai ici mon valet-de-chambre de l'avoir préparée à cette ouverture. Monsieur, me dit-elle, en portant son mouchoir à ses yeux, je sens la bonté qu'on a pour moi, et je ne sens pas moins mon malheur. Je pars à l'instant, si vos dames le désirent. Oui, mademoiselle; partez, répliquai-je: cet homme vous accompagnera jusqu'au Havre, et j'aurai soin qu'il ne vous manque rien dans la route. Je fis signe à mon valet de la remettre chez elle. Vous l'aiderez, ajoutai-je, à recueillir ce qu'elle souhaite d'emporter, et vous reviendrez prendre mes ordres. En se retirant, elle fit une profonde révérence aux dames, et son mouchoir qu'elle avait encore sur les yeux, ne put arrêter une abondance de larmes, qui se firent passage sur ses joues. Ma compassion en devint plus vive. Cependant j'étais embarassé sur la nature de ces larmes. Est-ce repentir? Dis-je en moi-même; est-ce dépit ou confusion, ou peut-être tendresse pour le comte? Est-ce obstination dans le vice, ou retour tardif à la vertu? Rien ne put m'aider, dans les circonstances, à pénétrer mieux la source d'une affliction qui ne me semblait pas contrefaite. Mademoiselle De m'en parut aussi touchée que moi; et le ton de ses regrets, en plaignant le sort d'une si jeune et si jolie créature,me fit juger que méditant comme moi sur la cause de ses pleurs, elle n'y trouvait pas moins d'obscurité. La comtesse même, au milieu de la joie qui avait succédé tout d'un coup à ses amers sentiments, ne put refuser quelques témoignages de pitié pour une petite misérable, qu'elle ne pouvait regarder comme son ennemie volontaire. Lorsqu'en rentrant dans ma chambre j'allai droit à mon tiroir, elle devina fort juste que c'était pour y prendre quelques louis, nécessaires à l'exécution de mes ordres. Elle m'arrêta; monsieur, me dit-elle vivement, vous ne me ferez pas cet outrage: et tirant une bourse assez pleine; sans prévoir un dénouement si paisible, ajouta-t-elle, je me suis munie pour tous les événements. Sa résistance fut secondée par sa sœur, et leur déclaration fut si positive, que je n'osai répliquer. Cependant la comtesse me paraissant disposée à donner la bourse entière, je la suppliai de me laisser voir du moins ce qu'elle contenait. J'y trouvai cinquante louis d'or.
Non, madame, lui dis-je à mon tour; votre générosité n'ira pas si loin: ce n'est pas de la vertu que vous avez à récompenser. Dix louis sont plus que suffisants pour le voyage; et si vous allez jusqu'à vingt-cinq, pour faciliter le repentir et l'établissement d'une jeune créature, dont onpeut supposer que le cœur n'est pas encore au dernier degré de corruption, vous aurez poussé l'oubli des injures et la noblesse chrétienne, fort au-delà du précepte. Ce conseil fut bien reçu.
Mon valet-de-chambre ayant reparu presque'aussitôt, la comtesse lui donna vingt-cinq louis, dont elle voulut qu'après les frais du voyage, le reste fût donné à la mère de la petite fille, dans la vue que j'avais expliquée, et qu'elle prit la peine de répéter. Pour moi, le seul ordre dont je chargeai mon valet, fut de partir par le premier coche, et de garder un aussi profond silence sur le fond de l'aventure, que sur sa commission. Tous mes termes représenteraient imparfaitement la satisfaction de la comtesse, et la tendre effusion de sa reconnaissance et de sa joie, lorsqu' ayant entendu descendre sa petite rivale, elle se crut délivrée du supplice de son cœur. Dans la première vivacité de ce sentiment, elle tendit les bras vers le ciel, vers sa belle-sœur, vers moi-même: il semblait qu'elle brûlât de nous embrasser.
C'était son mari que ses bras cherchaient, que son imagination lui rendait présent, et que son cœur, comme je crus le comprendre par quelques mots échappés, se plaisait à supposer désormais, fidèle, tendre, revenu de ses frivoles dissipations, et digne de toute la tendresse qu'elle se sentait pour lui.Mademoiselle De, à qui j'avais déjà reconnu de l'enjouement dans l'humeur, au travers du sérieux qui faisait le caractère de son esprit, la railla beaucoup de ce tendre emportement, et lui reprocha des excès, mille fois prouvés, de bonté crédule et de folle confiance. Leur petite guerre m'amusa quelques moments.
Votre mari, répéta plusieurs fois Mademoiselle De, est un monstre de légèreté et d'ingratitude; et vous la plus simple et la plus abusée de toutes les femmes.
Il vous trompera toute sa vie, et jamais vous n'aurez le courage de lui témoigner du moins qu'il vous offense. C'est le noircir trop aussi, répondit naïvement l'excellente comtesse; et vous ne l'épargnez pas assez pour une sœur.
Convenez au fond qu'il est le plus aimable des hommes, que de son côté il ne s'offense de rien; qu'il a pour moi des attentions charmantes qui ne sauraient venir, après tout, que de tendresse et d'estime. Hier encore n'essuyait-il pas mes larmes, sans savoir ce qui m'en faisait verser? Vous le voyez sans cesse à mes pieds, me baisant les mains, jurant qu'il m'adore. Pourquoi me tromper, s'il ne m'aimait pas? D' ailleurs ses intrigues durent peu, et c'est toujours à moi qu'il revient. Combien de fois l'avons-nous soupçonné mal-à-propos... oh!
Jamais, interrompit Mademoiselle De :soyons sûres, au contraire, que la moitié de ses noirceurs nous est échappée. Je vous ai mille fois expliqué ce qui vous surprend dans ses caresses, et tout ce qui se passe dans ce cœur volage.
Proprement il n'aime rien. Cependant tout l'attache en apparence, tout prend empire sur lui, parce que tout l'amuse, et qu'il n'a plus d'existence lorsqu'il n'est pas amusé. Mais, fort bien, une sœur n'est pas faite en effet pour noircir son frère, et mon amitié pour vous m'emporte souvent trop loin. Je vous conseille, madame, de prendre parti pour lui; sa défense vous sied merveilleusement. Que ne comptez-vous, par exemple, entre nos injurieux soupçons, ou, si vous voulez, entre ses attentions pour vous, les cinq semaines qu'il a passées dans cette maison, occupé sans doute de son extrême tendresse pour sa femme? Cette raillerie, un peu trop amère, me parut affliger la comtesse. Elle avoua tristement que de toutes ses craintes et ses jalousies, la dernière avait été la plus mortelle; parce qu'un attachement si long dans le cœur de son mari, l'avait peut-être exposée à le perdre entièrement. Quelques larmes qui se précipitèrent sur ses joues, me firent connaître combien cette crainte la touchait. Elle ajouta même, que malgré l'heureux événement dont elle m'avait l'obligation,et malgré l'opinion de sa belle-sœur, elle appréhendait encore que le comte ne tînt à sa petite maîtresse par une trop forte chaîne, et qu'ils ne trouvassent le moyen de se rejoindre. Je pouvais la rassurer sur ce point, et je le fis aussi-tôt, en lui apprenant dans quels termes son mari m'avait parlé d'une solitude qu'il avait trouvée fort ennuyeuse, et de la disposition où il était de céder l'objet de sa tendresse au premier venu. Ainsi, madame, ajoutai-je, je ne vois ni violence extraordinaire dans le cours de cette passion, ni sujet d'alarme pour l'avenir. C'est fantaisie plus qu'amour; goût de nouveauté, ou plutôt pure chaleur d'une imagination libertine, soutenue quelque temps par la singularité de l'aventure. Si les visites n'ont pas cessé, elles sont devenues assez rares; et je parirois qu'on cherche l'occasion de se décharger honnêtement du fardeau. La comtesse m'avait écouté avec une attention surprenante. J' avais cru lui rendre un service des plus simples, en la guérissant d'une vaine inquiétude, et je craignais même de m'être expliqué trop durement sur le caractère de son mari: mais, sans y penser, je l'avais jetée dans un transport de joie, dont elle ne put contenir l'excès. L' idée de n'avoir rien à combattre dans le cœur du comte, et de pouvoir se flatter quen'ayant pas eu d'amour pour sa rivale, il n'en avait réellement que pour elle, fit succéder à toutes ses peines un délicieux ravissement. Elle ne se possédait pas. Tous ses traits me parurent changés. Elle se leva un moment pour soulager son cœur, en faisant quelques pas dans ma chambre. Elle se rapprocha de sa sœur; eh bien!
Lui dit-elle d'un air de triomphe, l'accuserez-vous encore de me tromper par de fausses caresses, de ne pas m'aimer ou d'aimer quelque chose plus que moi?
Mademoiselle De me regardant d'un œil où la pitié semblait peinte, lui répondit affectueusement qu'elle souhaitait son bonheur par toute sorte de voies.
Puisse-t-il durer long-temps au même degré, ajouta-t-elle, et l'occasion ne pas renaître bien-tôt, de changer d'idées et de langage! Alors se levant aussi, elle l'avertit qu'il était temps de finir une visite qui pouvait fatiguer un malade.
Je voulus répondre à cette obligeante attention. La tendre comtesse m'interrompit. Pardonnez, me dit-elle d'un air empressé, quoiqu'un peu distrait; nous allons vous laisser libre... mais auparavant... et sans achever, elle passa brusquement dans mon anti-chambre. Mademoiselle De, surprise qu'elle nous eût quittés, s'avança pour l'observer, et je suivis aussi-tôt. Nous la vîmes dans un coin, à demi-baissée, poussantde la main quelque chose sous une armoire.
Mademoiselle De se glissa légèrement derrière elle, lui saisit le bras, et prit ce qu'elle s'efforçait de cacher. C'était la même bourse où le reste des cinquante louis était rentré. Que faites-vous donc? Lui dit sa sœur; quelle est votre idée? Ah! Laissez, laissez, répondit-elle d'une voix aussi passionnée que ses yeux. Que cet or demeure ici, et qu'il appartienne au premier qui pourra l'y découvrir. Je veux, chère sœur, je veux qu'il y ait quelqu'un d'heureux par ma joie, dans un lieu où j'en ressens une si vive! Une imagination si singulière et si touchante parut pénétrer Mademoiselle De jusqu'au fond du cœur. Elle se jeta au cou de la comtesse; elle la tint serrée quelques moments dans ses bras. Chère femme? Lui dit-elle avec un vrai transport; eh! D'où vous peut venir une idée qui me ravit l'âme? Que j' en adore le sentiment! Que je vous trouve charmante, et que mon frère est coupable! Moi qui les observais toutes deux, je me sentis le cœur presque'également touché de l'admirable bonté de l'une, et de cette vive impression qu'elle faisait sur l'autre. Nous demeurâmes tous trois dans une extase d'admiration et de tendresse qui nous rendit un moment muet. Enfin, Mademoiselle De en étant revenue la première, nous en fit sortir, sa soeuret moi, par le tour badin qu'elle fit prendre à cette aventure: la comtesse est riche, me dit-elle avec son divin sourire; mais les trésors du Pérou ne suffiraient pas à sa grande âme, si chaque inconstance de son mari lui coûtait la même somme. Les deux dames me quittèrent avec de grands témoignages de reconnaissance, et tous les remerciements que je croyais leur devoir moi-même pour l'honneur et le plaisir qu'elles m'avaient fait. Elles m'accordèrent la permission de me présenter chez elles, aussi-tôt que je reverrais le jour; ou plutôt elles portèrent la bonté jusqu'à me le demander comme une faveur. Mes réflexions, sur ces deux aimables sœurs, furent moins longues qu'on ne peut l'attendre du vif intérêt avec lequel je les avais observées. Le caractère de la comtesse ne demandait pas d'étude. Ses charmantes qualités étaient aussi manifestes, j'ose dire aussi faciles à compter, que les vices et les ridicules du mari. Modeste, ingénue, tendre et complaisante, naturelle dans ses sentiments, dans ses manières et dans son langage, elle était telle que toutes les femmes devraient être, pour le bonheur des hommes sensés, telle que l'heureux tempérament de leurs humeurs, si bien déclaré par celui de leur teint, doit faire juger qu' elles seraient presque toutes,si les passions d'autrui, plus souvent que les leurs, ne troublaient cette douce sérénité, et ne corrompaient malheureusement le plus bel ouvrage de la nature. Que le comte me semblait à plaindre, de sentir si peu le prix d'un tel bien! Et que tôt ou tard, son indigne conduite m'en faisait appréhender la corruption! Une si légère excursion sur le caractère de la comtesse, fait peut-être supposer que je réservais mes forces, pour approfondir celui de sa belle-sœur, dont les apparences plus fines et plus composées, ne promettaient pas la même facilité à les pénétrer.
Cependant, cette méditation fut encore plus courte; on en sera moins surpris, si j'avoue que je le fus beaucoup moi-même. à son arrivée, la noblesse de son port, l'éclat de ses yeux, toute sa figure, et jusqu'au son de sa voix, m'avaient plus frappé, que je ne l'avais jamais été de la vue d'aucune femme. Ensuite, son nom m'ayant rappelé quelques bouffoneries du comte, au travers desquelles j'avais reconnu que sa légèreté même ne l'empêchait pas de la craindre et de la respecter, peut-être avais je éprouvé aussi quelque chose de ce double sentiment. Une vive curiosité, de la connaître mieux, avait succédé. Dans une visite de deux heures, elle n'avait pas prononcé un mot qui me fût échappé, ni fait un mouvement que je n'eusse suivi des yeux, et de bonne foi, tout m'avait paru aussi ravissant, dans ses discours et ses moindres actions, que dans sa figure. Mais lorsqu'il fallut apprécier philosophiquement de si beaux dehors, les peser dans ma balance ordinaire, ou m'en faire une nouvelle, pour des jugements si nouveaux pour moi, et sur des principes plus certains que je n'avais encore pu m'en former; l'entreprise m'effraya. Je craignis l'illusion des sens pour ma raison, et l'austérité de la raison pour mes sens. Tels furent, du moins, les motifs par lesquels je me crus conduit, en prenant la résolution d'attendre, non-seulement qu'un peu plus d' expérience eût donné plus de certitude à mes principes, mais que le temps m'eût fait connaître assez familièrement Mademoiselle De, pour juger mieux d'elle et de ses perfections.
Au fond, l'illusion, que je craignais de mes sens, était déjà commencée. Je n'aurais pu m'y tromper, si mon attention s'était un peu tournée sur moi-même.
Une impatience, déjà très-vive, de me voir en état de sortir pour rendre ma visite aux deux dames; une si forte admiration pour Mademoiselle De, qu'elle allait jusqu'à me faire craindre que son mérite réel ne répondit pas assez pleinement à de si charmantes apparences, et que cette crainte, comme j'ai crule reconnaître depuis, avait la meilleure part aux prétextes qui rallentissoient l'exercice de mon goût philosophique; c'étaient deux symptômes, auxquels je ne me serais pas long-temps mépris, si j'eusse vu clair dans un autre sentiment, qui s'élevait dans mon sein, et dont je me défiais d'autant moins, que je ne l'avais jamais éprouvé. Mon erreur, j'en fais l'aveu volontiers avant le temps de mes vraies lumières, venait de n'avoir pas encore conçu, que pour me rendre capable de pénétrer dans le cœur d'autrui, mon étude et mes observations avaient du commencer par le mien. La visite de mon médecin, que je ne voyais plus que le soir, fut une diversion qui me fit passer tranquillement le reste du jour. Comme l'éloignement de toute application faisait encore partie de mon régime, il m'apportait des nouvelles, assaisonnées de beaucoup d'esprit et d'amitié; et je me trouvais bien mieux de sa conversation que de ses remèdes: mais, dans la plus grande liberté de notre entretien, je ne lui dis pas un mot de tant de nouveaux objets dont j'étais rempli; autre symptôme, trop obscur encore pour mes lumières présentes. Le temps seul, je le répète, pouvait m'apprendre que dans la naissance des grandes passions, le cœur est aussi muet, qu'il aime à parler et qu'il cherche à serépandre, lorsqu'il reconnaît ses sentiments et qu'il les avoue.
J'avais entretenu le docteur, des visites et de l'agréable humeur du marchand du Havre, avant que de le connaître sous un autre titre; ensuite, une discrétion volontaire et réfléchie m'avait condamné au silence, depuis que le comte m'avait confié son nom et son aventure. Ici, je ne me demandai pas ce qui pouvait m'ôter la pensée de vanter, à mon ami, le plaisir que j'avais eu de passer une partie du jour avec deux femmes charmantes; quoique pour mettre leur secret à couvert, il parut suffire de lui cacher leur rang et leur nom. Le lendemain, après un sommeil paisible, je reçus une lettre dont je crus reconnaître l'écriture. Elle était de mon valet-de-chambre; et je me figurai, en l'ouvrant, qu'avant son départ, que je supposais certain le même jour, il avait voulu me le confirmer par un mot d'avis. Je lus avec beaucoup de surprise, ces neuf ou dix lignes, du style propre à cet ordre d'écrivains. " ayant eu l'honneur d'obtenir les bonnes grâces de mademoiselle, et d'en recevoir des preuves indubitables dans l'absence de m le comte, celle-ci était pour me prier de permettre qu'il eût l'honneur de l'épouser, comme étant assez riche de l'honneur de son amiquié, avec la somme d'argent qu'elle avait, et la pratiquequ'elle espérait de madame la comtesse, sans compter les pierres de la forêt de L'Aigle, et les gages qu'il continuerait d'avoir à mon service; moyennant quoi, ils allaient lever une boutique de modes, et demeurer avec un profond respect tant que la vie, mes très-humbles, etc. " il ajouta, après son nom et celui de la petite fille, " qu'ils étaient partis sans avoir l'honneur de me mettre du secret, vu qu'ils n'avaient osé prendre tant de liberté ". Rien n'étant plus éloigné de mon attente, que ce dénouement, je fus indigné de la noire infidélité d'un valet, pour lequel j'avais eu de la confiance, et je me déterminai sur le champ à le congédier. Quelques mois de gages, qui lui étaient dus, lui furent portés à l'heure même, avec ses nippes, et la défense de se présenter jamais devant moi. Le devoir, auquel je lui reprochais de manquer, n'était pas celui de l'honneur, quoiqu'assez blessé, à la première vue, par un mariage de l'espèce du sien. Je n'ignorais pas que dans sa condition, ces assortiments étaient une bassesse commune. L'honneur, sur les points de cette nature, n'est réellement qu'un contrat de société entre ce qu'on nomme les honnêtes gens, c'est-à-dire entre cette partie de l'espèce humaine, qui se ressemble par l'avantage de la naissance, par celui de l'éducation,et par un certain nombre de principes convenus, sous le nom de bienséance ou d'honnêteté morale; convention noble, dont toute la classe inférieure est comme exceptée. Mais c'était la probité, ou, dans d'autres termes, l'honneur naturel, et par conséquent le véritable honneur, que mon valet avait honteusement violée, en trahissant la confiance de son maître; et dans l'abjection de son état même, comme dans les premiers ordres de la vie, je regardais cette lâcheté comme un grand crime. Ainsi la considération de la comtesse n'eut aucune part à mon ressentiment. Si ses alarmes pouvaient augmenter en apprenant que sa petite rivale n'avait pas quitté Paris, j'avais en main le remède; c'était de l'informer promptement du motif qui retenait ces dignes amants, et j'en pris la résolution. Elle ne pouvait appréhender que le comte, à son retour de Versailles, conservât le moindre goût pour une fille qu'il trouverait entre les bras d'un valet. Dans ma lettre, que j'écrivis aussitôt, non-seulement je la rassurois sur cette crainte, mais je l'excitais agréablement à ne pas faire difficulté d'apprendre elle-même, au comte, la fâcheuse catastrophe de ses amours. Elle pouvait feindre, lui disais-je, d'en être informée par mon valet-de-chambre et par la petite fille, qui comptaient déjà sur sa pratique.Je
lui conseillois aussi de déclarer naturellement, au comte, qu'elle était venue chez moi avec Mademoiselle De, pour éclaircir un mystère qu'elles n'auraient pu comprendre autrement; et je lui traçois un moyen fort simple, d'ajuster les circonstances à cet aveu. En chargeant mon laquais de ma lettre, je lui demandai ce qu'était devenue la vieille servante, dont je n'avais pas encore pris la peine de m'informer. Il me dit qu'étant revenue le soir, et n'ayant trouvé personne dans l'appartement, elle en était sortie fort effrayée..., sur-tout après avoir su le départ de mon valet-de-chambre avec la petite fille; et qu'elle n'avait pas reparu depuis. Ma lettre parvint à la comtesse. Elle me promit, par un billet de sa main, de concert, ajouta-t-elle, avec sa sœur, qui prenait la déclaration sur elle, de suivre fidèlement toutes mes idées. J'avais eu soin d'y joindre mes vrais motifs; c'était l'appréhension que par d'autres voies les recherches du comte ne lui fissent découvrir leur visite, et que de nouveaux orages ne vînssent troubler la paix conjugale. Mais la comtesse et sa sœur n'eurent pas la peine ou le plaisir de cette ouverture. Le comte ne descendit pas chez elles en arrivant de Versailles. Il se fit conduire à quelque distance de mon logement; et de-là, sa politique ordinaire lui fit renvoyer sa chaiseet ses gens, pour faire le reste du chemin à pied, et venir rendre, avec l'empressement d'une absence de deux jours, son premier hommage à sa fidèle maîtresse. Il était environ cinq heures du soir. Mon laquais vint m'avertir qu'il l'avait vu traverser la cour, et que nos hôtes, qui occupaient le rez-de-chaussée, l' avaient arrêté au passage, pour l'instruire apparemment de l'évasion de sa nièce; car ce n'était plus un secret dans la maison, quoiqu'à la réserve de mes gens, que ses ordres ou ses libéralités avaient rendus fort discrets, on l'y crut encore oncle de cette fille, et marchand du Havre. Un moment après, je l'entendis passer brusquement devant ma porte, entrer dans l'appartement de sa fugitive, en sortir bientôt avec une violence qui fit retentir la galerie, et frapper à la porte du mien, mais plus doucement, comme sa fureur ne m'empêchait pas de l'espérer de sa politesse. J'avais bien conçu qu'il ne partirait pas sans me voir. Mon laquais ouvrit. J'étais à lire dans mon fauteuil. Il entra, d'un air assez composé: mais, après m'avoir salué fort civilement, et fait signe à mon laquais de se retirer, il prit un visage plus chagrin, pour me demander si je lui ferais voir quelque jour dans cette horrible aventure, et comment j'avais souffert... un mouvement assez prompt,que je fis du bras, pour prendre la lettre de mon valet-de-chambre, qui était demeurée sur ma table, parut lui couper la voix. Je lui présentai la lettre, sans l'accompagner d'un mot d'explication. Il la lut. Les infâmes! S'écria-t-il aux premières lignes. Ensuite; la pratique de ma femme et de ma sœur... extrême impudence!
Ses gages! Reprit-il à la ligne suivante, en me regardant d'un œil enflammé. Et vous le garderez à votre service? Non; répondis-je froidement. Il ne reparaîtra jamais devant moi. Jusqu'à l'apostille, tout sembla désespérer mon furieux. Il se leva pour se promener à grands pas dans ma chambre, la lettre à la main, jurant, se mordant les lèvres, maudissant les valets et les femmes. Je repris mon livre, et je continuai ma lecture. Après cinq ou six minutes de cette agitation, pendant lesquelles je crus remarquer, à la vérité, que sa fureur s'était un peu rallentie, il revint paisiblement vers sa chaise. Marquis, me dit-il; de grâce regardez-moi. Je le regardai. Quel air me trouvez-vous? Et sans attendre la réponse qu'il me demandait, il jeta un grand éclat de rire, avec d'autres mouvements de joie, qui ne me parurent pas contrefaits. Cet épanouissement de rate dura presque'autant que la chaleur de sa bile, et je ne fus pas tenté de l'interrompre. Enfin,semblant faire des efforts pour se contenir, il me demanda ce que je pensais de toute son aventure, et si depuis la création je connaissais rien de si plaisant? Je me souvenais qu'il m'avait déjà fait cette question, mais sur des événements moins risibles; et je ne me sentais pas la même répugnance à rire de sa légèreté, que de ses criminelles débauches.
Cette fin, lui dis-je un peu malicieusement, est en effet très-plaisante; et loin de vous plaindre dans l'excès de votre affliction, j'ai douté qu'elle fût sérieuse. Mon affliction? Interrompit-il, en recommençant à rire: que vous me connaissez mal! Dites mon dépit, ou beaucoup de honte, si vous l'aimez mieux, de se voir trompé par des coquines, pour lesquelles on fait tout, quoiqu'elles se ressentent toujours du néant dont on les tire. Mais on est vengé d'avance, ajouta-t-il, par l'adresse avec laquelle on les a trompées soi-même. Cette conclusion me parut affreuse: cependant, ne le croyant pas aussi méchant que léger, je ne pus l'attribuer qu'au dépit dont il faisait l'aveu, et je me contentai de lui dire, que la meilleure vengeance serait de renoncer entièrement à les voir; sur-tout lorsque le nombre des femmes aimables est incomparablement plus grand, dans un meilleur ordre. Il me répondit d' un ton assezsérieux, qu'à l'exception de l'amusement, qu'il trouvait plus vif dans un genre que dans l'autre, il convenait qu'il était plus flatteur d'être aimé d'une honnête femme, et qu'il avait été tenté plusieurs fois de s'en tenir à la sienne. Mais, ajouta-t-il, avec son air folâtre; il serait trop ridicule aussi de se condamner à n'en voir qu'une. En lui faisant grâce pour la fin de sa réponse, le commencement me parut d'assez bonne foi, non-seulement pour me confirmer dans l'opinion que j'avais de lui, mais pour me faire naître un dessein, dont je résolus aussitôt de faire l'essai: ce fut de lui découvrir moi-même la visite que j'avais reçue de sa femme et de sa sœur; moins dans la vue de leur épargner cet embarras, que je ne croyais pas fort pénible pour Mademoiselle De, que dans l'espérance d'ajouter quelque chose à la satisfaction de la comtesse, et par une voie qui convenait parfaitement à mon goût. J'étais sûr qu'avec les avis et les explications que je leur avais donnés, il ne pouvait arriver de mal-entendu, qui les exposât au moindre chagrin. Pour moi, répliquai-je; je ne conçois, ni difficulté ni ridicule à ne voir et n'aimer que sa femme, lorsqu'au bonheur d'en être aimé tendrement, on joint, comme vous, celui d'ytrouver toutes les perfections et tous les charmes que je crois avoir reconnus à la vôtre. Comment?
Interrompit-il: vous l'avez donc vue? Assurément, répondis-je. C'est ce que vous avez dû comprendre, en lisant cette lettre, où vous avez remarqué vous-même qu'on se promet sa pratique. Je vis hier madame la comtesse de; c'est-à-dire, le même jour que mon honnête valet a choisi, pour tromper votre confiance et la mienne. Elle avait déjà reçu toutes les informations qu'elle pouvait désirer, sur le fond de votre intrigue; et ce n'est pas le ressentiment ni la curiosité qui m'ont paru l'amener: mais ayant appris par la même voie que j'étais logé dans cette maison, et que vous m'aviez découvert votre nom et votre secret, elle est venue avec toutes les inquiétudes de la tendresse, pour savoir de moi si votre vie ou votre santé n'étaient menacées de rien. Vous vous figurez quelle doit avoir été ma surprise, lorsqu'ayant paru avec mademoiselle votre sœur, elles se sont fait connaître par leur nom. L'art avec lequel j'avais écarté plusieurs circonstances, et que j'en avais su rapprocher d'autres, fit penser fort naturellement, au comte, que les dames n'avaient reçu leurs informations qu'après le départ des deux fugitifs, et qu'elles les avaient reçues d'eux. Le motif de la pratique,ou de la protection, suffisait pour lui faire trouver de la vraisemblance dans cette idée; et ne pouvant être offensé ni surpris, que l'inquiétude d'une femme et d'une sœur les eût alors amenées chez moi, il ne marqua plus d'impatience que pour entendre ce qu'elles y avaient fait ou ce qu'elles m'avaient dit. Il me le demanda vivement; et prévenant ma réponse: avouez, me dit-il, que Mademoiselle De m'a peint d' étranges couleurs. Son pinceau devait être trempé dans le fiel. Je suis un abandonné, un monstre, indigne du jour, le bourreau de sa chère belle-sœur. Mademoiselle De, répondis-je, est trop sage pour s'oublier dans ses termes. Elle vous reproche des excès dont vous faites gloire: quand ses couleurs seraient aussi fortes que vous le pensez, devraient-elles vous paraître étranges? Il me regarda d'un œil sérieux. Ho, ho! Marquis; il me semble que je suis assez loin de mon compte. Je m'étais promis que l'un me vangeroit de l'autre, et je vous trouve déjà ligués tous deux contre moi. Mais ma femme, ma femme! Madame la comtesse, en le regardant d'un œil plus grave à mon tour, pour fixer un moment sa tête légère, est entrée chez moi d'un air si doux et si calme, que je ne l'aurais pas soupçonnée d'être une des plus malheureuses femmes dumonde. Le ciel a paru s'ouvrir pour moi, lorsque de ces deux beaux yeux, que vous connaissez mieux que personne, elle m'a jeté quelques regards touchants, où j'ai découvert alors un fond de tristesse et d'inquiétude. Ses charmes n'en souffraient pas. Au contraire, une douce langueur... je sais, interrompit-il, je sais qu'elle est très-aimable, et personne ne lui rend plus de justice que moi. Vous le savez, répliquai-je sèchement; mais vous ne l'avez jamais senti. Cette froideur m'irritait; je cessai un moment de parler. Il n'ajouta rien. Je repris d'un ton plus doux. Pendant nos premières explications, qui n'ont roulé que sur l'adresse avec laquelle vous avez caché si long-temps cette intrigue, elle a soutenu les mêmes apparences de fermeté. Mademoiselle De, qui paraît avoir pour elle toute la tendresse que vous n'avez pas, m'a fait ensuite une très-vive explication de leurs peines communes, sur-tout depuis qu'elles étaient informées du secret de votre absence. Toutes les forces de votre comtesse n'ont pu résister à cette peinture. Des sanglots, partis d'un cœur pénétré, des larmes dont l'abondance et la rapidité m'ont surpris, des attitudes forcées, accompagnées d'un silence encore plus triste et plus expressif, ont fait un spectacle si douloureux pour votre soeuret pour moi, que l'ayant encore devant les yeux, je vous crois le seul au monde qu'il n'eût pas attendri comme nous. Je m'arrêtai une seconde fois. Il continuait de me regarder d'un œil sombre, mais plutôt surpris qu'ému; et voyant que je ne me hâtais pas d'achever: elle est aussi trop sensible, me dit-il négligemment; je lui en ai fait mille fois un reproche; sa santé peut en souffrir. Trop sensible! Interrompis-je, avec quelqu'effort pour cacher ma juste indignation; et c'est ce défaut, cette odieuse raison, qui vous endurcit contre sa tendresse et contre ses larmes! Il parut embarassé. Mais je ne le poussai pas plus loin. Je voulais mettre cet étrange cœur à plus d' une épreuve. Dans son excessive affliction, repris-je encore, je désespérais de pouvoir la consoler. La fin même de votre aventure ne me paraissait pas capable de calmer un cœur, qui croyait le vôtre au pouvoir d'une autre, et qui le jugeant entraîné par ses désirs, ne gagnait rien à le voir privé de l'indigne amusement qu'il regrettait. Cependant, j'ai pénétré tout d'un coup au fond de cette plaie.
Le temps n'était pas bien loin, où vous m'aviez parlé de votre aventure, avec moins de passion que d'ennui. J'ai risqué, témérairement peut-être, de lui garantir que vous n'aviez jamais eu d'amourpour votre maîtresse, et que vous ne cherchiez qu'à vous en défaire avec bienséance. Devinez l' effet que cette assurance a produit sur elle. Devinez donc, répétai-je avec une impatience réelle. J'étais offensé de sa lenteur à répondre. Elle venait de son embarras.
Après avoir un peu hésité, il me dit qu'apparemment sa femme, comptant sur le retour d'un cœur désœuvré, voulait mettre à prix celui de ses bonnes grâces; mais qu'elle y serait trompée, si son espérance était de les lui faire acheter trop cher. Cette réponse me parut brutale, quoiqu'elle pût n'être qu'un badinage, ou l'évasion d'un coupable convaincu, qui se flatte encore d'en imposer, par des affectations de fierté. Ma voix et mes yeux s'en échauffèrent.
Ingrat! Répliquai-je cette fois d'un air indigné, vous ne sentez pas votre bonheur, et vous le méritez encore moins. Que n'avez-vous été témoin d'une scène, que je ne représenterai jamais aussi vivement qu'elle s'est passée sous mes yeux! J'aurais voulu voir jusqu'où vous êtes capable de pousser la dureté.
J'aurais appris à vous connaître parfaitement. Alors je lui racontai, dans la vérité de la nature, comment les pleurs de sa femme s'étaient séchés tout d'un coup, en m' entendant assurer que l'amour n'avait pas eu de part à son infidélité, et de quels transports de joie cette connoissanceavoit été suivie.
La peinture d'un spectacle, dont l'impression se renouvelait encore dans mon cœur, ne fut guère moins touchante que la scène même; et mon propre sentiment me rendit certain, de n'avoir fait rien perdre à celui d'autrui. Au fond, je faisais une injustice au comte. Il n'était pas plus dur que méchant. Ce que j'avais pris, pour froideur ou dureté, n'était qu'une vaine résistance à l'émotion qu'il commençait à sentir, et qui surmonta bientôt ses efforts. Comme il ne cessait pas de me regarder, une larme, avancée sous le bord de sa paupière, mais qu'il s'efforçait d' arrêter en ouvrant beaucoup les yeux, m'apprit que son cœur était plus touché que je ne l'en aurais cru capable, et que peut-être il ne le croyait lui-même. Cette larme s'échappa. Il tourna la tête pour me la dérober. Je feignis de ne l'avoir pas aperçue, et j'affectai même de prendre son mouvement de tête pour une nouvelle dureté. Je lui saisis les deux mains: ho, comte, lui dis-je, vous n'aurez pas la cruelle satisfaction de fermer l'oreille à mon récit; vous m'entendrez malgré vous: et continuant, tandis qu'il tenait encore la tête tournée, j' ajoutai tout ce que je pus imaginer de vif et d'attendrissant. Le moment de son humiliation approchait.
Enfin, d'une voix comme étouffée par l' oppression de ses sentiments; grâce, grâce!S' écria-t-il. Ma femme triomphe, et je ne me défends plus. Il me rendit son visage, mais tendu vers moi d'un air suppliant, et les yeux fermés, avec un effort visible pour retenir apparemment d'autres larmes, dont quelques-unes ne laissaient pas de percer. J'adore ma femme! Continua-t-il du même ton. Ne le sait-elle pas? Ne le voyez-vous pas assez vous-même? Ah! Laissez-moi libre... je cours sur le champ... non, interrompis-je d'une voix ferme, en serrant ses mains, qu'il tâchait de dégager; vous ne m'échapperez pas, vous m'entendrez jusqu'à la fin: et je me remis à raconter comment la comtesse, hors d'elle-même, oubliant sa sœur, moi, le monde entier, était passée dans mon antichambre; quel usage elle y avait fait de sa bourse, et quelle réponse, quelle céleste réponse elle avait fait à sa sœur, lorsque se voyant saisie par le bras, elle n'avait pu nous déguiser son dessein. à peine eus-je le temps d'achever. Le comte aussi pénétrant que sa sœur même, aussi capable, du moins pour quelques minutes, de sentir toute la force et la noblesse d'un grand sentiment, fut si violemment agité, par l'impétuosité des siens, qu'il me devint impossible de le retenir. Il s'arracha de mes mains. Il se jeta sur la première chaise. La respiration semblait lui manquer. Je ne laissais pas d'entendre,par intervalles: ô comtesse!
ô femme divine! Ensuite, l'imagination toute remplie d'elle, ne me voyant plus, ne s'entretenant qu'avec lui-même: oui, reprit-il, il faut que j'étouffe cette chère femme dans mes bras, ou plutôt, que j'aille mourir de tendresse à ses pieds; et là-dessus il se leva brusquement pour sortir. Mon intention, assurément, n'était pas de l'arrêter. Cependant un peu de réflexion, sur l'étonnement que sa première chaleur allait causer aux deux dames, me fit regretter qu'elles ne fussent pas prévenues, et je ne vis pas une extrême difficulté à leur rendre ce service. Je m'avençai vers lui lorsqu'il s'approchait pour me dire apparemment quelques mots d'adieu. Vous me ravissez, lui dis-je, et si sérieusement, que malgré l'ordre de mon docteur, qui me condamne encore à quelques jours d'esclavage, je secoue demain le joug de la médecine, pour aller féliciter vos dames, d'un plaisir que je partage du fond du cœur avec elles. Mais votre secret ayant été fort bien gardé par mes gens, il me semble à désirer, pour vous, qu'il soit toujours ignoré dans cette maison.
êtes-vous bien sûr que dans la chambre que vous occupiez il ne reste rien qui puisse le faire découvrir? Nul papier; nulle trace de vous, ou de la petite fille? Croyez-moi, ne vous en fiez qu'à vospropres yeux. Ce conseil était si spécieux, que toute son impatience ne l'empêcha pas de le goûter. Il retourna aussitôt dans l'appartement, pour en visiter toutes les parties; et je me hâtai d'écrire deux mots à la comtesse, pour l'informer d'un événement dont je souhaitais qu'elle sût du moins le fond. Mon laquais, que je chargeai de ma lettre, eut ordre de faire la plus grande diligence, et de prendre à son retour une route détournée. Quelques minutes d'avance suffisaient, pour assurer le succès de ma commission. Le comte, après sa recherche, reprit son empressement, jusqu'à craindre de perdre un instant chez moi. Je l' entendis seulement à ma porte, que je tenais ouverte, dans l'espérance de le retenir encore un moment.
Il n'entra point. Adieu, cher marquis, écria-t-il en passant à grands pas. On vous attendra demain à dîner. Adieu bizarre mortel, adieu créature inexplicable, répondis-je entre mes lèvres. Les suites de sa résolution parlaient d'elles-mêmes. Si je me représentais des transports de joie dans sa trop indulgente comtesse, je ne prévoyais pas moins que ce serait le bonheur d'un jour, et que dès le lendemain, peut-être, elle retomberait dans la tristesse et les larmes. Quelle foidonner au repentir d'un volage, dont les sentiments et les idées n'avaient pas un moment de consistance? Quelle explication même, à ce contraste étonnant de tendresse de cœur et de dureté, d'oubli de sa femme et d'ardeur pour la revoir, de goût pour la vraie noblesse et de retour continuel à ses viles habitudes? Il ne fallait pas chercher mes lumières dans la religion ni dans la morale, dont je ne lui connaissais aucun principe. J'en cherchai dans la physique: son excessive légèreté, que je regardais comme la source du mal, me parut venir de la délicatesse extrême de ses organes, qui les rendait propres à recevoir toutes sortes d'impressions, mais incapables de les soutenir long-temps; d'où il arrivait, suivant l'expression de sa sœur, que tout prenait empire sur lui, sans pouvoir le conserver. J'y joignais un sang trop exalté par la bonne chère et par la mollesse d'une vie sensuelle, une trop grande abondance d'esprits, qui, se précipitant dans des vaisseaux faibles avec des pulsations inégales, troublaient l'âme par une variété de sensations tumultueuses, et ne lui laissaient pas deux instants consécutifs de calme et de liberté, pour s'occuper d'une même idée ou d'un même sentiment. Cette explication, qui me sembla convenir au caractère du comte, m'a servi depuis pour lemême phénomène, lorsque j'ai continué d'observer qu'il se renouvelle, chaque jour, dans les jeunes gens d'une haute naissance ou d'une grosse fortune. La plupart naissent aussi d'une complexion délicate, c'est-à-dire faible, parce qu'elle se ressent du même désordre dans ceux auxquels ils doivent le jour; la plupart, entraînés par le plaisir, ne s'en livrent pas moins à tous les avantages de leur sort, qui leur forme un sang et des esprits d'une force disproportionnée à celle de leurs organes: de-là cette inconsistance d'esprit et de cœur, qui produit des ridicules et des vices. Au reste, on serait tenté de croire le mal irrésistible, quand on considère qu'il ne peut-être arrêté par la honte, qui le suit toujours: et cette insensibilité des libertins, pour l'honneur, est sans doute un autre effet de la même cause. Ils ne s'aperçoivent pas que leur rang ou leurs richesses ne les sauvent pas du mépris public. Ont-ils jamais fait attention, par exemple, que malgré les droits du nom et de la fortune, s'il est question d'un office d'importance ou d'une commission grave, ce n'est pas sur eux que tombe le choix du maître, ni le suffrage des honnêtes gens? La diligence de mon laquais ayant dissipé mes craintes pour la comtesse, je me sentais ramené, par des mouvements mal éclaircis, à mon admirationpour Mademoiselle De, lorsqu'un nouvel incident, le plus éloigné peut-être de toutes mes défiances, me jeta dans des réflexions plus pressantes. Il me fallait un valet de chambre; et j'avais déjà jeté les yeux sur mon laquais, à qui je devais cette espèce de récompense pour ses bonnes qualités, autant que pour neuf ou dix années d'un fidèle service. C'était lui, que les reliques de La Trappe avaient plus touché que tout l'or de la forêt. Quoique cette fantaisie m'eût paru badine, je lui connaissais un vrai fond de piété; et dans l'office que je lui destinais, j'étais persuadé que la confiance d'un maître n'est jamais mieux établie, que sur des principes de religion. à son retour, je lui déclarai mon choix. Il parut fort sensible à cette faveur, à laquelle je joignis la commission de me chercher deux autres laquais. Il sortit ensuite; et je le croyais occupé de ce soin. Un moment après, je le vis rentrer d'un air consterné. Il s'approcha fort timidement. Monsieur, me dit-il, je ne commencerai pas mon service par une infidélité, dont j'ai déjà senti le remords. Vous l'apprendrez de moi-même; quand elle me devrait coûter ma fortune, par la perte de vos bonnes grâces. Ma surprise ne pouvant être que fort vive, jele pressai de parler. Il m'apprit que Mademoiselle De Créon et m le prieur, son oncle, l' avaient engagé, lui et son prédécesseur, à leur rendre compte de tout ce qui m'arriverait à Paris; que ma maladie, dont ils étaient informés par cette voie, leur avait causé beaucoup de chagrin, et que m le prieur n'avait pas manqué d'écrire à chaque ordinaire avec le soin d'affranchir ses lettres, pour être fidèlement instruit de l'état de ma santé. Il s'arrêta, pour juger apparemment de mes dispositions par ma réponse. Je revins de l'alarme qu'il m'avait causée. Hé bien, le mal n'est pas grand, lui dis-je; je vous le pardonne; et je dois même de la reconnaissance à l'amitié de m le prieur et de Mademoiselle De Créon sa nièce. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. Sa nièce n'est plus Mademoiselle De Créon: depuis plus d'un mois, c'est madame la baronne de, par son mariage avec le gentilhomme que vous connaissez, et dont elle tient ce titre. Hé bien, repris-je en l'interrompant; je me réjouis de l'aventure. J'en félicite madame la baronne et son oncle. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. Vous saurez que m le baron n'a pas survécu deux heures à son mariage, et que madame la baronne ne l'avait épousé qu'à cette condition. à cette condition!
Interrompis-je encore. Que voulez-vousdire? Oui, monsieur. Quatre jours après votre départ, ce malheureux gentilhomme fut pris d'une pleurésie, qui le réduisit bientôt à l'extrémité; et dans cet état, Mademoiselle De Créon, jugeant qu'il n'en pouvait revenir, consentit à l'épouser: il mourut presque'aussitôt.
Elle a pris, depuis, le nom de madame la baronne. Je demandai, avec un peu plus d'émotion, pourquoi cette nouvelle m'avait été cachée, depuis ma convalescence?
On me répondit que c'était par l'ordre exprès de m le prieur. Je n'en devine pas la raison, repris-je négligemment, et croyant le récit à sa fin, j'ouvris un des livres que j'avais sur ma table, pour éviter des détails que je n'ai jamais aimés avec mes valets. Ah! Monsieur, ce n'est pas tout. écoutez-moi, s'il vous plaît. Depuis cette mort, m le prieur a rassemblé tout le bien de sa nièce, qui n'est qu'en argent, et l'a fait remettre ici, par la voie des fermes, entre les mains d'un banquier. Apparemment, répondis-je, pour le placer avec avantage, ou pour en acheter quelque terre. Non, monsieur; c'est pour vous. Pour moi! L'air de mon valet parut plus riant, après cette déclaration; comme si l'idée d'une grosse somme, destinée pour son maître, l' eût autorisé à parler avec plus de hardiesse. Oui, reprit-il. Depuis cette mort, m le prieur s'est imaginé que sanièce étant devenue baronne, vous ne ferez pas difficulté de l'épouser. Elle arrivera bientôt avec lui dans cette espérance, et tout son bien vous sera remis à leur arrivée. Je ne puis désavouer que cette conclusion m'émût beaucoup. Je me levai assez brusquement. Est-ce tout enfin? Dis-je à mon valet. Je souhaitais d'être seul, pour réfléchir librement sur tant de bizarreries. Il reprit son air timide. Oui, monsieur, c'est tout; mais je dois vous avertir aussi que m le prieur nous a fait louer, dans cette maison, un appartement pour sa nièce et pour lui; et qu'étant partis depuis trois jours, peut-être arriveront-ils ce soir. Mon émotion devint extrême. Laissez-moi, dis-je à mon valet. J'oublie le passé: mais quelles que soient mes résolutions, gardez-vous de faire un pas sans mes ordres, si votre dessein est de demeurer plus long-temps à mon service. Je me promenai quelques moments autour de ma table, dans une agitation si vive, qu'elle me fit craindre le retour de ma fièvre. Toutes mes réflexions me portaient d'abord à changer sur le champ de demeure. Cependant cette chaleur fit place à des idées plus tranquilles. Outre l'embarras de ma situation, je considérai bientôt que je ne pouvais, ni fuir, sans grossièreté, deux personnes auxquelles je n'avoisaprès tout qu'un excès d'estime à reprocher pour moi, ni les craindre sans faiblesse. Ainsi, je pris le parti de les attendre; assez sûr que les offres du prieur ne changeraient rien à mes sentiments, et toujours libre de m'éloigner, si ses persécutions me devenaient incommodes.
LIVRE 5 Quelque trouble que la nécessité de revoir le prieur et sa nièce, d'entendre apparemment leurs offres, m'eût causé dans le récit de leur confident, du moins n'eus-je pas à craindre une guerre aussi voisine qu'elle aurait pu l'être.
L'appartement que le comte laissait vide fut rempli presque'aussitôt par un étranger de fort bonne mine, qui ne dissimula point, en convenant de prix avec l'hôte, qu'il sortait de la bastille, ou d'injurieux soupçons éclaircis le même jour, l'avaient fait retenir environ deux ans. La joie de se trouver libre et justifié, après une si longue captivité, le faisait parler ouvertement de son aventure. Je l'appris d'abord de l'hôte même, qui, dans l'absence de mon unique valet, occupé alors à me chercher d'autres domestiques, se crut obligé de m'avertir qu'il me donnait un nouveau voisin. Ensuite cet étranger, qui s'était déjà fait connaître par son nom et par la qualité de gentilhomme hongrois, apprenant aussi qu'il était logé près d'un malade, dont la santé demandait encore des attentions, souhaita civilement de me voir, pour me faire des excuses de l'incommodité qu'il craignait de me causer; et le même sentiment de civilité ne me permit pas de refuser sa visite. Il entrait chez moi, lorsque mon docteur, ou plutôt mon tendre ami, car l'état actuel de mes forces ne me le faisait plus voir que sous la seconde de ses deux qualités, arriva aussi pour me rendre ses soins ordinaires, qui se réduisaient à quelques moments de conversation.
L'étranger ne fut pas moins ouvert avec nous qu'avec l'hôte. Après un compliment fort civil, il nous dit que nous étions les premiers témoins de sa résurrection; qu'il sortait réellement du tombeau; et que si nous étions curieux de son histoire, il allait nous l'apprendre en deux mots. Il avait l'honneur d'être attaché à m le p de R retiré, comme nous ne pouvions l'ignorer, en Turquie, sous la protection du grand-seigneur, qui lui donnait pour retraite la ville de Rodosto, sur le bord du canal de la mer Noire. Ce prince, à qui la France continuait de faire une pension considérable, en avait confié l'administration à l'abbé B, homme de mérite, mais infidèle ministre, dont la négligence ou les dissipations avaient privé la petite cour de Rodosto d'un secours si nécessaire à son entretien. Les reproches et les instances n'ayant pu remédier au désordre par la voie des lettres, mon prince,continua l'étranger, prit la résolution d'en faire ses plaintes au régent, et me fit partir pour cette commission. J'arrivai ici avec des lettres que j'aurais pu présenter dès le premier jour: mais espérant quelque chose de mes propres soins, je cherchai d'abord l'abbé B, avec qui j'eus des explications tranquilles sur les intérêts du prince. Ses excuses me satisfirent si peu, que je me vis forcé de délivrer à la fin mes lettres. Il fut enlevé plus promptement que je ne m'y étais attendu, et conduit à la bastille. Tout le monde a su sa malheureuse catastrophe, après une assez longue prison, pendant laquelle je m'étais constamment employé à rétablir l'ordre dans les affaires du prince. Il ne devait pas me tomber dans l'esprit que je pusse être soupçonné d'avoir servi à les déranger par mes intelligences avec l'abbé B.
Cependant sur quelques billets de moi, qui furent trouvés entre ses papiers, et qui portant la date du temps où je m'étais efforcé d'éclaircir ses dispositions par des voies paisibles, semblaient marquer entre nous une liaison qui ne s'accordait pas avec la conduite que j'avais tenue depuis: je fus arrêté lorsque j'y pensais le moins, et traité avec la même rigueur. Mes justifications ont trouvé peu de faveur. On n'a voulu se fier qu'au témoignage du prince mon maître; et la distance des lieuxayant fait traîner les éclaircissements en longueur, j'ai langui dans une situation d'autant plus triste, que la mort tragique de l'abbé B, de quelque manière qu'elle doive être expliquée, me laissait des craintes pour mon propre sort. Enfin la justice et la bonté de mon prince ont prévalu sur les défiances dont je juge qu'on l'avait rempli, et qui n'ont pas peu contribué, sans doute, à la durée de mes chaînes. En me rendant aujourd'hui la liberté, non-seulement on m'a déclaré que je la dois à sa recommandation, mais on m'a remis, de sa part, de nouveaux ordres pour son service. Cette facilité à s'ouvrir ne me fit pas juger plus désavantageusement du gentilhomme hongrois. Quand elle n'aurait pas été pardonnable à sa joie, je conçus qu'il se devait des apologies, et qu' il ne pouvait trop les publier.
J'ignorais absolument son aventure; et dans ma province, je n'avais su qu'imparfaitement celle de l'abbé Brenner. Mais, personne ordinairement n'étant mieux informé des nouvelles de Paris, que les médecins célèbres, le mien fit connaître, par diverses questions adressées à l'étranger, qu'il avait suivi l'histoire du prince de R pendant son séjour en France, et que celle de l'abbé ne lui était pas moins familière. Il lui parla même de quelques autres gentilshommes,attachés alors à la suite du prince; et ces explications devinrent le fondement d'une connaissance qu'ils se promirent de cultiver. Ensuite, le hongrois étant retourné à son appartement, mon ami, titre cher par lequel je veux désormais le désigner, prit soin de fermer ma porte, revint s'asseoir plus proche de moi, et commença ce discours, que j'écoutai pendant près d'une heure, sans être tenté de l'interrompre. Je n'ai pas voulu m'ouvrir tout d'un coup, avec un homme que le seul hasard me fait rencontrer ici, et dont je ne connais que le nom et la disgrâce. Mais vous comprendrez qu'ayant été médecin du prince R jusqu'à son départ de France, et l'étant de la bastille depuis quatorze ou quinze ans, je suis parfaitement informé de mille choses dont j'ai cru devoir parler avec réserve. Comme je n'en puis avoir pour vous, un récit fort curieux va vous instruire de divers événements, ignorés jusqu' à présent du public. Je n'entre point aujourd'hui dans ce qui concerne la personne même du prince, dont la retraite précipitée demande encore, pour moi, des éclaircissements que je crois pouvoir tirer de notre hongrois. Mais vous allez savoir tout ce qui regarde l'abbé Brenner, à la triste fin duquel tout le monde s'est intéressé, sans avoir su combien d'autres droits, ses infortunes, ses talents extraordinaires,et sur-tout l'excellence de son cœur, lui donnaient à cette compassion. Il était né à Cronstat en Transylvanie, et de fort bonnes études avaient cultivé, dès sa première jeunesse, un esprit naturellement propre aux plus grands objets des connaissances humaines. Sa figure, dont l'agrément répondait à ses qualités intérieures, aurait secondé fort heureusement son ambition, s'il en eût eu d'autre que de se distinguer par le savoir. Mais, avec l'indifférence pour la fortune et la haine des affaires, qui sont comme inséparables du vrai goût des lettres, il passa la première partie de sa vie dans l'obscurité du cabinet, jusqu'au jour où le besoin d'un homme lettré, pour composer quelques manifestes, le fit rechercher du prince R et des autres seigneurs mécontents. Le prince, à qui l'on a reconnu ici du discernement pour le mérite, fut surpris de trouver dans un homme livré à l'étude, des qualités distinguées pour toutes les fonctions de la vie publique. L'expérience le confirma dans le jugement qu'il en portait. Non-seulement le manifeste de 1704, qui produisit tant d'effet pour le soulèvement de la nation hongroise, et tous les écrits qui le suivirent, dans une guerre où la plume eut autant de part que l'épée, furent l'ouvrage de l'abbé Brenner; mais, l'estime et la confiance du prince s'étant communiquéesà tous les autres chefs du parti, il fut employé dans les négociations avec l'archevêque de Colocza; et ce fut lui qui, l'année suivante, lorsque l'Angleterre et la Hollande eurent offert leur médiation, fut député à la cour de Vienne, pour y présenter les fameuses demandes, qui parurent si choquantes aux ministres impériaux. Pendant tout le cours de ces furieuses dissensions, il continua de servir les mécontents avec le même zèle, jusqu'à l'année 1711, que la défection du comte Caroli, et le traité furtif de Zacmar ayant réduit le prince à passer précipitamment en Pologne, il se vit abandonné dans Hust, où d'autres espérances lui faisaient attendre une assemblée des chefs du parti. Les nouvellistes publics, qui l'avaient suivi dans la plupart de ses opérations, perdirent ici ses traces; et pendant quelques années, ses amis mêmes ignorèrent ce qu'il était devenu. Ensuite, le prince ayant obtenu, de la reconnaissance, autant que de la générosité de Louis XIV, un asile en France, et cet honorable accueil auquel toutes les nations de l'Europe ont applaudi, on vit reparaître l'abbé Brenner à sa suite. Ce nom seul était capable de réveiller la curiosité. On apprit avec étonnement, qu'il sortait de l'oratoire, où le père De La Tour, supérieur général de cet ordre, racontait ouvertement qu'ilétoit entré par une voie fort étrange. Il était arrivé, à Nantes, dans un navire hollandais, et s'y trouvant sans argent et sans connaissances, il avait pris l'occasion d'une thèse de philosophie, qui se soutenait au collège de l' oratoire, pour s'y faire connaître avec quelque éclat. Son esprit et son savoir avaient excité l'admiration; sa figure et la douceur de ses manières avaient échauffé ce sentiment, jusqu'à lui faire tout d'un coup autant d'amis qu'il avait eu d'auditeurs. Enfin le supérieur du collège, auquel il n'avait pas déguisé son nom, sa patrie, et ses embarras, s'était empressé de lui proposer pour ressource l'habit de son ordre; et dans une conjoncture si pressante, l'offre avait été reçue comme une grande faveur. L'abbé Brenner avait paru, pendant quelques mois, fort satisfait de sa résolution. Mais ayant bientôt appris que son prince était en France, il n'avait pu résister au désir de le revoir; et cet illustre proscrit, dont l'infortune n'avait pas refroidi les généreux sentiments, s'était empressé de lui tendre la main. Le père De La Tour ne donnait pas d'autre explication à l'inconstance de son novice. Cependant il ne faisait pas ce récit sans un air de réserve affecté, qui laissait comprendre, ou qu'il était affligé de la perte d'un si bon sujet, ou qu'il y avait eu, dans cette aventure, d'autres incidents que la prudence ne permettait pas de révéler.Le prince, continua mon ami, m'ayant déjà fait l'honneur de me choisir pour son médecin, j'étais à Clagny, que le roi lui donnait pour demeure, lorsque l'abbé Brenner y parut pour la première fois. Les caresses, avec lesquelles il y fut reçu, me firent juger combien il était cher à son ancien maître; et réellement tous les français , qui étaient admis à cette petite cour, lui trouvèrent du mérite. Je ne me liai pas avec lui fort étroitement, parce qu'avec plus d'ardeur que vous ne m'en voyez aujourd'hui pour la fortune, l' exercice de ma profession me laissait peu de loisir: mais j'appris à l'estimer, dans plusieurs occasions que j'eus de le voir et de l'entendre. Quelques années se passèrent, sans autre révolution dans les affaires du prince que celle qu'il y mit volontairement par son goût pour la solitude de Grosbois, qui lui fit quitter Clagny. On sait qu'il se réduisit quelque temps à mener la vie des camaldules, quoique mêlée, comme vous l'entendrez dans la suite, d'un grand nombre de bizarreries et de faiblesses. à la fin, fatigué peut-être de son propre choix, ou piqué de se voir moins considéré du régent, que du grand monarque dont il avait recherché la protection, ou réveillé de sa pieuse léthargie par ce caractère actif et ces talents militaires, qu'il avait si long-temps exercés à la tête desarmées hongroises, il se ménagea, par des intrigues secrètes, un autre asile en Turquie; sous prétexte d'y trouver, ou d'y faire naître plus facilement, l'occasion de rétablir ses affaires en Hongrie. C'est, jusqu'à présent, tout ce que j'ai pu conjecturer des motifs de son départ. En partant, il laissa ses intérêts, c'est-à-dire, non-seulement ses rentes et sa pension en France, mais l'administration de quelques terres qu'il avait achetées en Pologne, entre les mains de l'abbé Brenner, pour lequel sa confiance n'avait fait qu'augmenter, depuis qu'il l'avait repris à son service. Avec si peu de part à la familiarité de cet étranger, je cessai tout-à-fait de le voir, après avoir perdu l'avantage de servir son maître. Il fut arrêté l'année suivante, et j'entendis raisonner différemment sur cette nouvelle. On me demandait des éclaircissements, que mes anciennes relations avec lui faisaient attendre de moi, plus que de personne; et rien ne m'aidait à les donner. Deux jours me suffirent, néanmoins, pour découvrir qu'il était question de la pension du prince, et de quelques rentes sur la ville, dont l'abbé Brenner était accusé d'avoir fait un infidèle usage.
L' idée qui me restait de son caractère me fit prendre hautement parti pour son innocence. Je soutins ce rôle pendant deux autres jours, avec beaucoup de chaleur; et tous ses amis particuliers applaudissaient àmon zèle. Enfin, le cinquième jour, je fus appelé à la bastille, où je n' avais alors aucun malade.
Le gouverneur, qui m'avait fait appeler, me dit que l'abbé Brenner, son prisonnier depuis quatre jours, se plaignait de quelques infirmités, et demandait à me voir; qu'ayant ordre de le traiter doucement, il me permettait de le voir seul dans sa chambre; et qu' il souhaitait uniquement d'être informé du genre de sa maladie avant mon départ. Tout le monde sait qu'à la bastille, sous le gouvernement de M De Launay, la civilité et la douceur ont toujours tempéré les rigueurs de la justice. Je me rendis à la chambre de l'abbé, par des routes qui me sont familières. Il parut extrêmement satisfait de la liberté qu'on lui laissait de me parler sans témoins; et m'embrassant, d'un air attendri, il m'avoua que le besoin qu'il avait de mon secours n'était pas pour sa santé, qui lui causait peu d'inquiétude, quand le danger de la perdre aurait été plus pressant; mais qu'il implorait la générosité de mon cœur, plus que les lumières de mon art, pour soulager de mortels chagrins qui faisaient sa plus dangereuse maladie. Il ajouta qu'il se reprochait de n'avoir pas assez cultivé mon amitié, quoique depuis notre première connaissance il en eût conçu beaucoup pour moi.
Dans sa situation, me dit-il encore, il n'avait pas eu d'incertitude sur le choixd'un confident, ou, si je l'aimais mieux, d'un médecin, pour les tourments de son âme: mon nom s'était présenté d'abord à sa mémoire. Il ne voulait rien me déguiser, non-seulement parce que la connaissance de tous ses maux m'était nécessaire pour y chercher du remède, mais parce qu'il n'y avait personne en France, pour qui sa confiance pût être moins réservée. Avant que de s'engager dans un récit aussi grave que ce prélude semblait l'annoncer, mon ami se croyant obligé d'établir la vraisemblance des détails, m'apprit qu'il avait eu soin de les écrire, en quittant le prisonnier, et qu'ensuite il s'était attaché à cette méthode, pour les circonstances des autres événements qui s'étaient passés sous ses yeux même; ce qui lui formait un petit volume, dont il me promettait la lecture. En effet, il me le communiqua dans la suite; et c'est d'après la copie qu'il me permit d'en tirer, que je le donne au public avec son aveu. " l'abbé, reprend-il en cet endroit, me supplia tendrement de l'écouter, de le plaindre, et de juger par ses tristes ouvertures, du soulagement que j'étais capable d'apporter à son infortune. Je lui promis toute mon attention et mes plus ardents services. Il commença dans ces termes: " que mon sort était tranquille, et mon coeurirréprochable, lorsqu'on vint m'arracher de ma solitude pour me présenter au défenseur de nos libertés! Une vaine réputation d'esprit et de savoir m'a coûté le repos de ma vie. Je me laissai persuader de quitter mon cabinet, pour le soutien d'une cause, où je ne voyais pas d' autres droits à la maison d'Autriche, que ceux de la violence; et les flatteries du parti que j'embrassai achevèrent de m'y attacher. Il est inutile à mon histoire, de vous retracer l'étonnant succès de mon premier manifeste. Nos chefs reconnurent qu'ils me devaient une armée de quatre-vingt mille hommes, qui se forma presque'aussitôt sous leurs ordres. Aussi leur confiance pour moi fut-elle sans bornes. Ils m'employèrent à toutes les entreprises qui demandaient de l'intelligence, du secret, et de la vigueur. J'étais l'âme des conseils, et l'organe ou l'instrument de toutes les résolutions politiques. Enfin, je crois avoir fait autant par la voie de l'intrigue et de la persuasion, que les Ragotski, les Forgatz, les Esthérasi, les Berchini et les Caroli par les armes. Avec presque'autant d'autorité qu'eux, dans les opérations de la guerre même, j'eus souvent l'occasion de satisfaire des inclinations plus douces, qui me rappelaient aux principes d'humanité que j'avais puisés dans mes études. En 1706, dans l'affaire d'Odenbourg, qu'un corpsde nos troupes faillit d'emporter par escalade, nous ne demeurâmes maître que d'un faubourg fortifié, où nous étant établit, nous fûmes exposés pendant vingt-quatre heures au canon de la ville, et forcés enfin de recourir à la ruse pour nous dérober dans les ténèbres. Mais au moment que nous nous en étions saisis, il avait été difficile d'arrêter la licence du soldat. Le comte Forgatz, que j'accompagnois dans cette expédition, donna des ordres qui furent communiqués trop tard; et nous trouvâmes, à notre arrivée, une véritable image des horreurs de la guerre. En passant, avec ma suite, dans la principale rue, et m'efforçant de calmer des fureurs qui duraient encore, je fus vivement frappé de la vue d'un vieillard, qui d'une fenêtre, où je le découvris aisément, m' ayant pris pour un officier général, me tendait un bras, de l'air le plus douloureux, sans avoir la force d'ouvrir la bouche, et de l'autre main se tenait sur la poitrine un mouchoir ensanglanté, dont il paraissait couvrir quelque blessure. La compassion me fit quitter sur le champ mon cheval; et ne voyant rien à redouter dans une place où nous entrions en maîtres, je montai légèrement, avec la seule précaution de m'armer d'un pistolet, et d'ordonner à deux hommes de me suivre. La chambre du malheureux vieillard, à laquelle j'arrivaibientôt, m'offrit pour premier spectacle, les débris de sa porte et de plusieurs coffres qui venaient d'être forcés à coups de hache, un corps étendu, dont le sang coulait à grands flots, quantité de meubles, brisés ou dispersés, enfin le vieillard lui-même se traînant vers moi, et me demandant, d'une voix tremblante, des secours dont la nécéssité se faisait assez sentir. Je compris facilement qu'il avait été pillé, blessé en se défendant, et l' autre tué, sans doute, par des furieux qui n'avaient rien respecté. L'un de mes deux hommes était mon chirurgien, à qui j'ordonnai d'abord de prendre les soins pour lesquels je m'en étais fait suivre.
Il ne trouva qu'un cadavre dans l'homme étendu. Son assistance se réduisant au vieillard, qu'il ne jugea pas mortellement blessé, il le mit promptement en état de prendre une voix plus ferme, pour me rendre grâces de mon secours. J'allais le quitter, en plaignant son infortune, et lui promettant de ne rien épargner pour découvrir les coupables; mais il m'arrêta par de nouvelles supplications.
Toutes ses craintes, me dit-il fort tristement, n'étaient pas finies; et baissant la tête pour n'être entendu que de moi, il me conjura de faire éloigner un moment mes deux hommes. Je le satisfis. Lorsqu'il les eut vus sortir de sa chambre, il trouva la force de selever du fauteuil où je l'avais fait asseoir, et de marcher jusqu'à la porte d'une garde-robe dont il tira la clé de sa poche; et l' ayant ouverte, il me fit voir une petite fille de sept ou huit ans, pâle et sans connaissance, entre les bras d'une vieille femme qui ne la soutenait qu'à demi, parce que les forces semblaient aussi lui manquer. Il parut fort alarmé lui-même de les voir dans cet état. Voilà, me dit-il les larmes aux yeux, pour qui je demande encore votre généreux secours. Le danger, dont nous sommes sortis, peut recommencer. Ne nous abandonnez pas. Je vous intéresse, en qualité de hongrois, à la conservation de Mademoiselle Tekely. Cet illustre nom me causa d'autant plus d' étonnement, que je ne connaissais pas d'enfants aux deux comtes Tekely, ni même aucun reste de leur sang, depuis que le comte Emeric, l'ancien défenseur de notre cause, était passé en Turquie, et que le comte Jean son frère, avait été tué au service des impériaux. Mais les circonstances ne permettant pas d'explications, je proposai au vieillard, après l'avoir assuré du secret qu'il semblait désirer, que mon chirurgien fût rappelé. Il y consentit, sur-tout lorsque j'eus fait croître sa confiance, en lui apprenant que, malgré des apparences assez militaires, telles que mes fonctions politiques dans le parti de la liberté m'obligeoientquelquefois de les prendre, j'étais un simple ecclésiastique, mais particulièrement considéré du prince Ragotsky, et de toute son armée. La connaissance fut aisément rappelée à deux femmes qui ne l'avaient perdue que par un excès de frayeur. Pendant qu'elles achevaient de se rétablir dans la garde-robe, je fis enlever le corps qui était dans la première chambre, et nettoyer les traces du sang. Ma curiosité s'échauffant pour connaître une jeune personne qui devait être en effet chère et respectable à tous les partisans de la liberté hongroise, dans quelque degré qu'elle pût appartenir aux Tekely, j'étais résolu d'approfondir sa naissance, et le mystère de sa situation. Je donnai ordre au gros de mes gens qui continuaient de m'attendre dans la rue, de se rendre au quartier qu'on avait marqué pour moi; et ne retenant que ceux dont je m'étais fait accompagner, je fis entendre au vieillard que je désirais des éclaircissements. Hélas! Me dit-il, ils deviennent nécessaires après mon malheur. Je regarde le hasard qui m'a procuré votre secours, comme un miracle du ciel en faveur de Mademoiselle Tekely; et l'intérêt que vous prenez à son sort, m'excite à vous informer de ce qui n'est connu dans toute la Hongrie, que de ma femme que vous voyez auprès d'elle, et de moi qui ai vieilli au service deson père. Mais auparavant, souffrez que je ne perde pas de vue l'espérance que vous m'avez donnée de découvrir les brigands qui m'ont dépouillé. Ils m'emportent quatre-vingt mille florins qui n'auraient pas été ma plus grande perte, si j'avais conservé moins heureusement Mademoiselle Tekely, mais qui redeviennent maintenant ce que j'ai de plus cher après elle, parce que c'est tout ce qu'elle possède au monde. Ce langage ne faisant que redoubler ma curiosité, je me fis donner aussitôt une plume pour écrire au comte Forgatz, à qui je recommandai, dans les termes les plus pressant, d'employer toute la diligence et la rigueur militaire, à faire découvrir les auteurs d'un vol qui touchait toute l'armée par l'honneur et par des considérations encore plus puissantes. Je joignis, à mes instances, tous les indices qui pouvaient aider à ses recherches; et l'homme que j' avais retenu avec mon chirurgien, fut employé à porter ma lettre. Le vieillard, dont l'inquiétude parut moins calmée que suspendue, me fit alors son récit. Il avait servi trente ans de valet-de-chambre au comte Jean Tekely, dans les différents états de sa fortune. Ce seigneur, unique frère du fameux Emeric, n'avait pas reçu du ciel, comme son aîné, cette passion pour la liberté de sa patrie, cette soif de gloire et cette héroïque ardeur pourles armes, qui ont donné naissance aux plus grands troubles de la Hongrie. Il était né avec des inclinations si paisibles, que son frère qui ne respirait que la guerre, en prit droit de le traiter avec mépris, jusqu'à ne le jamais voir sans l'injurier, et ne fournir presque rien à sa subsistance.
Ensuite, lorsqu'ayant pris hautement les armes, ses grands biens et ceux qu'il avait acquis par son mariage avec la veuve du prince de Transylvanie, ne purent suffire pour l'entretien de ses troupes, il lui retrancha, sous ce prétexte, les médiocres secours qu'il n'avait encore osé lui refuser. L'indignation de se voir si maltraité, révolta un cœur auquel il ne manquait, de toutes les qualités nobles, que le goût de la gloire militaire. Le comte Jean prit la résolution de traiter avec la cour de Vienne; et pour ne laisser aucun doute de sa bonne foi, il embrassa la religion catholique, en acceptant une pension qui lui fut accordée par cette cour. Les hongrois qui ne faisaient pas entrer la religion dans leur querelle, et qui voyaient indifféremment à leur tête des chefs catholiques et protestants, ne lui firent pas un crime de cette double désertion.
Ils connaissaient la douceur de son caractère; ils l'aimaient; ils condamnaient la dureté de son frère. On a remarqué que leur affection s'était d'autant mieux soutenue pour lui, qu'ilsle jugeaient incapable de leur nuire, et qu'ils ne voient, dans son changement, que l'effet d'une cruelle nécessité. Cependant, les faveurs qu'il recevait de la cour de Vienne ne répondant pas à la grandeur de son nom, il se fit des amusements solitaires, qui servirent moins à sa réputation, qu'à la douceur de sa vie. Les beaux arts l'occupaient uniquement.
Après avoir fait de grands progrès dans la musique et la peinture, il se donna le plaisir bizarre de voyager sous la qualité de peintre et de musicien. On parlait, dans le même temps, du mariage d'une des deux princesses de Valaquie, que le hospodar son père, Constantin Bessarabe, voulait célébrer avec un éclat digne de ses richesses. Le comte saisit cette occasion de faire briller ses deux talents. Il parut à Tergowitz; il n'y prit pas d'autres titres. Les princesses voulurent des portraits de sa main. La seconde lui inspira de l'amour; et portée à la tendresse par la chaleur du sang grec, elle en prit pour lui. Cette passion devint si vive, que sans égard pour la dignité de sa famille, sans respect pour elle-même, et sans la moindre précaution pour l'avenir, la princesse consentit à fuir avec son amant. étrange empire des sens, qui doit donner une extrême défiance de ses forces, à la vertu comme à la raison!Le comte, charmé de ne devoir qu'à l'amour, ce qu'il pouvait espérer de sa naissance, et sur-tout de la fortune actuelle de son frère qui venait de se faire proclamer Waywode De Transylvanie, se fit un triomphe de ne laisser dans Tergowitz, que sa réputation de bon peintre et d'heureux amant. Mais en sortant des terres de Valaquie, il prit un autre plaisir à se faire connaître de sa maîtresse, à laquelle il n'avait pas moins caché son nom qu'au public; et sans abuser plus long-temps d'une tendresse si crédule, il lui proposa de l'épouser. Le valet-de-chambre, seul domestique du comte dans son voyage et sa fuite, ne put ici se rappeler sans émotion les transports dans lesquels cette ouverture avait jeté la princesse. Au premier moment, ils lui causèrent un évanouissement si long, qu'il fit craindre pour sa vie. Ensuite, la joie lui rendant bientôt ses forces, mais ne diminuant pas le trouble de sa raison, et lui faisant faire aussi facilement le sacrifice de sa religion, qu'elle avait fait celui de l'honneur, elle ne balança point à se laisser conduire dans la première église catholique, où l'abjuration de la foi grecque précéda la célébration du mariage. Le comte ne lui dissimula pas qu'avec un grand nom et de la tendresse, il avait peu d'autres avantages à lui présenter. Mais dans cette double ivresse de l' amour et dela joie, elle ne parla qu'avec mépris des richesses et de l'élévation. Il ne fut pas moins facile au comte, de la faire consentir à tenir leur mariage caché, dans la crainte d'irriter la cour de Vienne, qu'il n'avait pas consultée. Mais aucune formalité ne fut négligée pour la vérification des actes; et le vieux valet fit ici des remerciements au ciel d'avoir dérobé ces précieux actes, dont il était aussi dépositaire, aux scélérats qui l'avaient pillé. Le comte et sa femme menèrent d'abord à Vienne une vie obscure, passant aux yeux d'un petit nombre d'amis qui les visitaient pour des amants libres, dont le bonheur leur causait de l'admiration. Le seul fruit de leur amour fut Mademoiselle Tekely, âgée aujourd'hui de neuf ans. Mais la comtesse se lassa d'une tranquillité qui semblait la condamner pour toute sa vie, à l'humiliant état d' une maîtresse reconnue. Ce sentiment augmenta beaucoup, lorsqu'après la paix de Carlowitz, et l'évasion du comte Emeric, exclus de l'amnistie générale, tous les biens de la maison de Tekely demeurèrent confisqués, sans que la cour de Vienne eût paru penser à l'héritier qui vivait sous sa protection. La comtesse avait compris qu'il y avait des reproches à faire au comte. Quel droit pouvait-il s'attribuer aux attentions de la cour impériale, depuis si long-temsqu' il avait embrassé ses intérêts, sans avoir rien entrepris pour son service? D'ailleurs, il n'avait pas fait un pas pour solliciter la succession de son frère; et cette indolence, qui venait de l'habitude d'une vie paisible, était sans doute une tache plus réelle dans son caractère, que son invincible aversion pour les armes, dont le blâme ne pouvait tomber que sur la nature. Enfin, la comtesse le pressa de paraître à la cour, d'y faire éclater ses plaintes et ses sollicitations, de publier même son mariage pour faire sentir ce qu'il devait à sa femme, à sa fille, à ses descendants, et le menaça de prendre tous ces soins sur elle-même, si les difficultés l'effrayaient. Il se laissa persuader de faire quelques démarches; mais elles eurent peu de succès; et ces apparences de refus qui devaient lui servir d' aiguillon, le replongèrent dans sa froideur. Vers le même temps, une maladie ordinaire mit la comtesse au tombeau. Ses derniers moments furent employés à de nouvelles instances, qui, dans cet état où les derniers sentiments d'une femme adorée laissent des impressions si vives, produisirent un effet surprenant. Le comte, désespéré de sa perte, ne trouva plus de consolation qu'à suivre ses dernières volontés. On admira tout d'un coup le changement de son caractère. Il se fit voir à la cour. Il y mit, dans lareprésentation de ses droits, une chaleur que personne ne lui connaissait. On en fut surpris, et peut-être servit-elle à lui procurer plus de considération, mais elle ne lui fit rien obtenir. On se gardait bien de relever une maison qui ne pouvait cesser d'être redoutable, aussi long-temps que son frère, dont on savait les intrigues à la Porte, en France, et dans toutes les provinces de Hongrie, serait en état de rallumer des feux mal éteints. à peine la paix avait-elle été conclue, qu'il était né de nouvelles causes de guerre. La succession d'Espagne, entre les deux plus puissantes maisons de l'Europe, excitait une querelle qui ne pouvait être décidée que par les armes; et personne ne doutait à Vienne, que la France ne prît cette occasion pour susciter de nouveaux troubles en Hongrie. En effet, l'année ne se passa point sans qu'on entendît parler d'assemblées et de mouvements dans les provinces de ce royaume qu'on croyait les plus soumises. Le comte, toujours pressé par le souvenir des dernières exhortations de sa femme, comprit à la fin que, sans prendre part aux événements de la guerre, il n'avait rien à prétendre aux domaines de ses ancêtres. Le chagrin de se voir négligé de la cour de Vienne, le fit balancer d'abord, si la meilleure voie, pour se rétablir dans les droits de son nom, n'était pas de retourner en Hongrie, et d'offrir ses servicesaux mécontents. Mais se voyant prévenu par le prince Ragotsky, qui s'était échappé de sa prison de Neustat, et qu'ils choisirent pour chef, sans penser même à rappeler le comte Emeric, auquel ils avaient tant d'obligations, son dépit, plus que son penchant, le fixa dans le parti impérial.
Il demanda de l'emploi. On fut si content de sa résolution, qu'à la première demande, il obtint un régiment. Je ne puis cacher, me dit ici le valet-de-chambre, en s'interrompant lui-même, que dans cette révolution d'idées et de goûts, qui semblait en faire un nouvel homme, il entrait moins d'intérêt ou d'ambition, que de philosophie sombre, qui le ramenait sans cesse à l'image de sa femme expirante, plutôt qu'à l'objet de ses dernières instances. Loin de regarder le métier des armes, dans lequel il s'était engagé, comme une voie qui pouvait le conduire au but qu'on lui supposait, il n'y voyait que le terme de ses peines, et le plus court de tous les chemins pour trouver la mort qu'il cherchait uniquement. C'était sa tristesse et l'ennui de vivre, qui causaient le changement que nous avions admiré dans son caractère. Je n'en pus douter, lorsqu'à son départ, nous chargeant ma femme et moi, du soin de sa fille, et d'une cassette qui contenait ses papiers, avec une grosse somme d'argent,il nous dit qu'il ne nous reverrait plus; qu'à la première nouvelle de sa mort, il nous ordonnait de conduire sa fille en Hongrie, et de l'y faire élever dans un couvent; que nous trouverions alors ses autres intentions dans les papiers de sa caisse; que se croyant sûr de notre fidélité, il ne nous recommandait que de l'exactitude à suivre ses derniers ordres: et voyant nos larmes, qu'un si triste langage excitait, il nous défendit de répliquer. Il partit; et dès l'ouverture de la première campagne, dans une action dont l'avantage demeura néanmoins aux impériaux, vous savez qu'il fut tué d'un coup de fusil. Un devoir sacré, reprit le vieux tuteur, nous fit aussitôt abandonner Vienne, pour exécuter l'inviolable disposition du meilleur des maîtres. Ses papiers, qui contiennent d'autres explications, nous laissant la liberté de choisir un couvent sûr et bien réglé, notre choix est tombé sur celui qui est à deux pas de cette ville; par cet unique motif, qu'étant nés, ma femme et moi, dans le canton, nous nous y sommes promis des facilités que nous n'aurions pu trouver dans tout autre lieu. Les ordres du comte ne nous obligeaient pas de faire élever sa fille sous un autre nom; cependant ils nous recommandoient une sûreté qui semblait dépendre du secret. Nous ne nous sommes ouverts, jusqu'aujourd'hui,qu' à la supérieure du couvent, qui s'est crue fort honorée de notre choix, et de notre confiance. Elle s'est fait une précieuse étude de l'éducation de Mademoiselle Tekely; et depuis quatre ans, elle n'a laissé rien manquer à la culture de ses perfections naturelles. Ma femme ne s'est pas éloignée d'elle; tandis que j'ai fait ici ma demeure constante, pour veiller à sa sûreté comme à ses besoins. Mais l'approche de vos troupes ayant répandu l'alarme aux environs de cette ville, je me suis hâté de la faire amener sous mes yeux; pour la défendre au péril de ma vie, ou plutôt pour la garantir de tous les dangers, dans un lieu que ses nouvelles fortifications semblaient mettre à couvert d'une attaque. Fatale prudence! C'est sur ce faubourg que la tempête est tombée. J'ai prévu tous nos malheurs, en apprenant, par les cris de mes voisins, que nos retranchements étaient forcés.
Dans l'excès de ma consternation, mes premiers soins sont tombés sur ma chère fille; pardonnez ce nom, qu'elle me permet elle-même! Je l'ai renfermée, avec ma femme, dans ce cabinet, dont j'ai couvert la vue, et j'avais résolu de perdre mille vies, pour en défendre l'entrée. Il ne m'est pas venu moins heureusement à l'esprit, de séparer les papiers et l'argent du comte, dans l'espérance de sauverdu moins un des deux trésors. J'ai pris sur moi les papiers; et le poids de l'or m'a contraint de le laisser dans la caisse. Ensuite fortifiant ma porte, de tout ce qui m'a paru propre à ce triste usage, je me suis tenu prêt à la disputer jusqu'au dernier soupir, avec un valet que mes promesses ont disposé à me seconder. Mais la foudre ne tombe pas plus rapidement, que les coups de cinq ou six furieux, qui se sont ouvert le passage avec leurs haches. Ils ont fondu avec la même impétuosité sur mon valet, qu'ils ont renversé sans vie, et sur moi, qui n'ai pu me garantir d'une blessure. J'ai conçu que ma résistance serait vaine, pour arrêter leur pillage, et que le faible reste de mes forces devait être réservé pour la défense du cabinet. J'en attendais le moment, le dos tourné vers la porte, en invoquant le secours du ciel, et tenant mon mouchoir sur ma plaie, dans une situation qui ne pouvait inquiéter mes brigands. Leur transport de joie et d'admiration, en ouvrant la caisse, leur a fait perdre tout autre idée. Ils n'ont pensé qu'à se dérober avec leur proie; et, grâces à la puissance que j'invoquais, ils m'ont laissé le trésor pour lequel j'aurais tout sacrifié.
Cependant, le péril n'étant pas à sa fin, et chaque moment pouvant nous amener d'autres ravisseurs, contre lesquels je n'avais plus même lafoible défense d'une porte, je me suis placé à ma fenêtre, dans l'espérance de voir paraître quelque officier, dont je pusse implorer la protection. Votre approche m'a rendu la vie.
Vous avez conçu l'extrémité d'un désespoir, auquel la force manquait pour s'exprimer. Mademoiselle Tekely vous devra l'honneur; et moi les restes d'une vieillesse, à laquelle je ne désire un peu de prolongation, que pour servir cette chère élève. Rassurez-vous, lui dis-je affectueusement, et pour vous et pour Mademoiselle Tekely, et pour les secrets par lesquels vous m'interessez si vivement à son sort. Je juge, comme vous, que dans ce malheureux temps de guerre ils doivent être gardés fidèlement. Le prince Ragotsky même, quoiqu'il touche de si près aux Tekely par d'anciennes alliances et par le mariage de sa mère avec le comte Emeric, ne sera informé de rien avant la fin de nos troubles. Il m'honore de sa confiance et de quelque autorité; vous recevrez de moi les services que vous pourrez attendre de lui dans des circonstances plus tranquilles. Le silence, qui commençait à régner autour de nous, m' assurant que la discipline était rétablie, j'ajoutai que Mademoiselle Tekely n'en aurait pas moins une garde pour la nuit, et les secours nécessaires pour suppléer à ses pertes,si la caisse ne se retrouvait pas; qu'ensuite les événements décideraient du parti que nous prendrions pour elle, et que dans une conjoncture pressante, qui m'obligeait de joindre les généraux, j'allais lui laisser mon chirurgien. Ce qui me faisait abréger ma réponse, était le retour de l'homme que j'avais dépêché au comte Forgatz. Je le voyais à la porte, où, n'osant interrompre mon entretien, il attendait la permission d'entrer; mais je lisais son impatience dans ses yeux. En effet, il me dit que le conseil était assemblé, et qu'on m'y demandait sur le champ. Le comte avait donné l'ordre que je désirais, et paraissait furieux que sous son commandement les troupes n'eussent pas été plus retenues, dans une place que nous avions beaucoup d'intérêt à ménager. Il avait déjà fait pendre quelques soldats, qu'on avait surpris au milieu de leurs violences: mais il me faisait dire que ceux dont je lui portais mes plaintes n'ayant pas été reconnus, il ne pouvait me répondre du succès de ses recherches.
Aussi furent-elles sans effet; et le lendemain ayant su qu'il nous était déserté quelques hommes, je jugeai que la caisse était partie avec eux. Quelques mots de consolation, que j'adressai à Mademoiselle Tekely de la porte de son cabinet,et sa tremblante réponse, n'aidèrent pas à me faire connaître mieux ses perfections. Je laissai ordre à mon chirurgien de ne pas la quitter. Mes autres promesses ne furent exécutées qu'après le conseil, parce qu'elles ne purent l'être plutôt. Les délibérations étaient pressantes. Un courrier du prince venait d'informer le comte que l'armée, retenue par divers mouvements des impériaux, ne pouvait marcher vers nous sans les avoir éclaircis. C'était néanmoins dans cet espoir que non-seulement nous avions entrepris d'escalader Odenbourg, mais qu'après avoir manqué notre projet, nous nous étions rabattus sur un des faubourgs, et que nous en étant saisis plus heureusement, nous comptions d'y attendre l'armée et l'artillerie nécessaire pour former régulièrement le siège de la ville. Notre nombre, d'environ trois mille hommes, et supérieur du double à la garnison, ne nous laissait craindre aucune attaque; et notre position favorisant beaucoup le dessein du siège, il parut fâcheux au comte Forgatz, d'abandonner une si belle espérance. Ce motif, avec la facilité qu'il se promettait toujours à se replier vers l' armée, ou peut-être le chagrin d'avoir vu son entreprise échouer, l'attachèrent fortement à la résolution de garder son poste, et de tenir la ville resserrée jusqu'à l'arrivée du prince. Il renvoya le courrier avec cette réponse, qu'il donnapour le résultat du conseil, quoique la plupart des officiers fussent opposés à son opinion. à la vérité, les plus pressantes raisons qui devaient nous faire penser à la retraite, en perdant l'espérance de voir approcher bientôt l'armée, ne s'étaient présentées à personne. On se croyait à couvert du côté de la ville par une hauteur qui nous en cachait la vue, et qui n'avait pas été comprise dans les nouvelles fortifications, parce qu'on n'avait pas eu le temps d' en faire un ouvrage régulier. Elle était séparée de la ville par un large fossé, et de nous par de profondes coupures, qui, des deux côtés, semblaient en défendre également l'approche, et la rendre inutile dans cet état, à quelque usage qu'elle fût destinée pour l'avenir. D' ailleurs les assiégés ayant rompu leurs ponts en nous abandonnant le faubourg, nous ne vîmes rien à redouter d'un poste fort nu, avec lequel ils n'avaient pas plus de communication que nous. Cependant, ils employèrent la nuit suivante à s'y loger, avec du canon; et l'activité de leur travail, aidée du silence, nous en déroba le commencement et les progrès. Au jour même, leurs vues n'étant pas remplies, ils continuèrent de travailler jusqu'au soir, sans se trahir par les moindres apparences; et leur entreprise, dont on fit honneur à M Quitz, ingénieur bavarois, leur réussit merveilleusement.Olasmir, ce vieux tuteur de Mlle Tekely, que je n'ai pas encore eu l'occasion de nommer, m'était venu voir le matin, dans la faiblesse même de sa blessure. Ce qu'il avait entendu, de mon chirurgien, avait augmenté sa confiance pour moi. Après m'avoir témoigné sa reconnaissance, et celle de son élève, il m'avait demandé mes intentions pour sa conduite; et je n'avais pas eu de meilleur conseil à lui donner, que de reconduire Mademoiselle Tekely au couvent, où je me chargeais de payer sa pension jusqu'à la fin de la guerre: vous continuerez, lui avais-je dit, de vivre près d'elle; et dans quelque lieu que les affaires me mènent, je n'attendrai pas que vous me fassiez souvenir de ses besoins et des vôtres. Notre situation me paraissant aussi sure qu'au comte Forgatz, je ne voyais pas plus de péril dans une maison du faubourg que dans le couvent; mais j'avais pris la résolution de retourner le lendemain à l'armée, et dans l'incertitude des événements, je voulais voir Mademoiselle Tekely dans un lieu fixe, où ma correspondance fût établie avant mon départ. J'avais laissé entre les mains du vieillard, une somme convenable à ses besoins; et dans le cours de l'après-midi, j'avais dérobé quelques moments aux affaires, pour voir la supérieure du couvent, avec laquelle j'avais pris des arrangemenspour la pension. Elle m'avait fort vanté l'attachement de Mademoiselle Tekely à la religion: mais l'éloge d'un enfant, dans la bouche d'une religieuse, n'avait pu faire une grande impression sur moi. Le soir, j'appris d'Olasmir, que son élève était rentrée au couvent. Ce fut une inquiétude de moins, lorsqu'une heure après, le canon de la hauteur commençant à jouer furieusement sur notre faubourg, nous fûmes bientôt forcés de penser à la retraite. Il n'y avait pas d'espérance d' emporter ce poste, ni de raison pour nous faire écraser dans le nôtre. Nous profitâmes de l'obscurité pour nous retirer en fort bon ordre; et l' ennemi, qui n'aspirait qu'à nous éloigner, n'entreprit pas d'interrompre notre marche. Je partis, avec des vœux pour Mademoiselle Tekely, dont l'asile n'était pas plus à couvert du canon que le reste du faubourg. Ils furent exaucés en sa faveur: mais j'appris: deux jours après, par une lettre qui me fut apportée au camp de Wallitz, que son vieux tuteur, destiné à tout perdre pour elle, avait été frappé d'un boulet en rentrant dans sa maison, et qu'il avait employé quelques minutes de vie, qui lui étaient restées, à faire porter ses papiers au couvent. La supérieure qu'il en avait chargée, et qui me donnait cette nouvelle, me demandait quel usage elle devait faire d'une multituded'écrits qu' elle avait reçus. Je lui répondis qu'elle devait les garder précieusement, et je confirmai tous les engagements que j'avais pris avec elle pour l'exactitude et la fidélité de mes soins. Ainsi, dans un âge où l'on se connaît à peine, et d'un sexe qui n'est capable de rien pour lui-même, Mademoiselle Tekely, dépouillée du peu de bien qui lui était resté de son père, et privée du seul ami qu'elle connût dans sa situation, pouvait se compter au nombre de ces malheureux enfants à qui la fortune ne promet que des rigueurs. J'observe les circonstances de son sort, pour vous préparer d'avance au prodigieux attachement que vous me verrez prendre pour elle. Peut-être croirez-vous lui devoir un autre nom; et je vous avoue qu'à mes yeux mêmes, ce sentiment n'a jamais été bien éclairci. J'étais né sensible, quoique l'habitude d'une vie fort appliquée m'eût rendu plus sérieux qu'on ne l'est encore à l'âge de trente-quatre ans, qui était le mien. La seule compassion, soutenue par le goût du mérite, animé peut-être par les charmes de la jeunesse et de la beauté, a pu me faire sortir de ses propres bornes. Vous en jugerez après m'avoir entendu: et quand vous me trouveriez des apparences de faiblesse, je pense bien moins à les justifier, qu'à vous conduire, par la connaissance des événements, à lapitié que je vous demande pour leurs tristes suites. Mes plus anciens sentiments, tels que je vous les ai représentés, n'eurent pas encore d'autre effet, que de me rendre fort attentif à l'exécution de mes promesses. La mort d'Olasmir, qui privait Mademoiselle Tekely d'un gardien si vigilant, me fit naître la pensée d'avancer les informations que je devais donner quelque jour au prince Ragotsky. Mais j'avais appris, en arrivant à l'armée, qu'il venait de recevoir avis de la mort du comte Emeric, dans son exil de Nicomédie, et que par le testament de ce prince il était nommé son héritier. Ce n'était pas le moment de lui faire connaître une héritière naturelle, dont les droits détruisaient ouvertement les siens. D'ailleurs je n'avais encore de preuve de la naissance de Mademoiselle Tekely, que le témoignage d' un domestique; et je ne pouvais révéler, sans imprudence, qu'ils étaient contenus dans quelques papiers, pour la sûreté desquels je n'avais aucune garantie. La succession était si loin d'être ouverte, que tous les biens de cette illustre maison étant confisqués, il n'y avait que la force des armes, ou le rétablissement de l'ordre, par la paix, qui pût en faire espérer la possession au prince substitué. Ainsi, les explications pouvaient être différées sansdanger; et j'en voyais, au contraire, à les hâter trop. Mon unique soin fut d'écrire à la supérieure du couvent, par une voie sûre, et de lui recommander plus que jamais la conservation du dépôt. Je passe sur l'histoire de nos armes, comme sur tout ce qui n'a pas un rapport plus nécessaire avec celle que je vous ai fait attendre. La guerre fut encore prolongée long-temps, sans que la médiation des puissances maritimes, que j'avais heureusement ménagée, fût capable de rapprocher les prétentions des partis. Enfin, la mort imprévue de l'empereur Joseph termina ces furieuses convulsions, mais par une voie fort éloignée de nos espérances. Le prince Ragotsky avait convoqué à Hust une assemblée générale des confédérés, où je m'étais rendu par son ordre, pour y préparer les esprits à ses propositions. J' étais dans la plus grande chaleur de mes efforts, lorsqu'un bruit, devenu bientôt certain, nous apprit qu'au lieu de nous joindre, comme je l' avais promis en son nom, il était passé brusquement en Pologne avec une partie de nos chefs, abandonnant une cause à laquelle il nous avait tous sacrifiés. Mon ressentiment fut d'autant plus vif que j'étais joué sous le voile de la confiance. Cependant on sut ensuite qu'il l'avait été lui-même par le comte Caroli, quis'étant lié secrètement avec le ministre de Vienne, avait formé une autre assemblée, dans laquelle il avait fait approuver un traité de pacification, qu'il n'avait communiqué au prince qu'après l'avoir signé. Son exemple avait entraîné une grande partie des seigneurs et des députés, quoique ces derniers ne fussent pas revêtus des pouvoirs de leurs comtés; et le prince, perdant toute confiance pour ses anciens partisans, s'était déterminé tout d'un coup à la fuite, avec la triste consolation d'avoir chargé Caroli de reproches et d'injures, dans une déclaration qu'il avait fait publier à son départ. Ces informations, si je les avais reçues plutôt, m'auraient peut-être empêché de l'accuser de mauvaise foi: mais elles ne le purgeoient pas du reproche d'avoir quitté la Hongrie sans m'avoir fait avertir de son dessein, comme il l'aurait pu sans danger pour lui-même, et par conséquent de me livrer aux impériaux, qui ne me souhaitaient pas moins de mal qu'à lui. Aussi me trouvai-je dans un embarras si sérieux, qu'ayant tout à craindre pour ma liberté, et sans doute pour ma vie, je n'eus pas d'autre parti à choisir pour mettre l'une et l'autre à couvert, que d'accepter le traité, contre les mouvements de mon cœur, qui me faisait déplorer amèrement le malheur dema patrie, et regretter l'inutilité de mes longs services. Ma fortune n' était pas augmentée, depuis environ dix ans que j'avais suivi le prince avec un attachement sans exemple, et sans autre vue, pour l'avenir, que de partager la sienne dans une plus heureuse supposition. C'était l'espérance dont il m'avait constamment flatté; mais quand j'aurais cru sa situation plus avantageuse qu'elle ne pouvait l'être, l'indignation de me voir si mal traité m'aurait empêché de prétendre à ses bienfaits. Les appointements de mes offices m'ayant été régulièrement payés des subsides qu'il recevait de France et d'Espagne, ce secours, joint au revenu d'un bien médiocre, dont je n'avais pas cessé de jouir à Cronstat, avait suffi tout à la fois, et pour ma dépense, et pour la pension de Mademoiselle Tekely. Mes facilités ne pouvaient plus être les mêmes: cruelle réflexion, et la première qui me vint à l'esprit dans ma disgrâce. Cependant j'étais si résolu de remplir tous les engagements d'Olasmir, auxquels j'avais succédé par mes promesses, que je ne balançai pas un moment sur ma conduite.
L'emploi de mon revenu, me dis-je à moi-même, sera pour la pension, jusqu'au temps où les droits de Mademoiselle Tekely pourront s'éclaircir; et jetrouverai pour moi-même des ressources dans mes talents. Cette résolution m'ayant rendu plus tranquille, je partis pour Odenbourg, où j'avais à prendre de nouveaux arrangements avec la supérieure, avant que de me rendre à Cronstat. Dans ma route, j'appris que la pacification était confirmée par la reddition de Cassovie aux impériaux, et que la fuite du prince Ragotsky ayant fait perdre toute espérance de le ramener à la soumission, ses biens et ceux du comte Emeric avaient été non-seulement confisqués par une nouvelle déclaration, mais déjà saisis, et distribués à divers seigneurs, en récompense de leurs services.
Quelle espérance pour Mademoiselle Tekely, de faire jamais entendre et reconnaître ses droits? N'importe, ajoutai-je, après une si triste réflexion, je n'en serai pas plus froid à la servir: l'honneur et la vertu m'en font une loi.
à quelque sort que le ciel la destine un jour, il ne manquera rien à son éducation; et mon bien sera vendu, si le revenu ne suffit pas. J'arrivai au couvent dans ces dispositions: ainsi n'attribuez rien à l'admiration dont je fus frappé lorsqu'elle parut avec la supérieure. à peine avais-je eu le temps de distinguer ses traits, dans la triste occasion que j'avais eue de la voir.
Quatre ans, écoulés depuis, avoientachevé de les former. Je ne la reconnus pas: mais je ne pus me défendre d'un étonnement plus vif que toutes mes expressions, à la vue d'une jeune personne, qui joignait dans sa physionomie toutes les grâces à la noblesse, et qui n'avait, de l'adversité, que ce regard un peu sombre et cet air touchant, qui font reconnaître tout d'un coup les malheureux.
Tous les sentiments qu'elle croyait me devoir, pour des soins qu'elle n'avait pas ignorés, la rendant bientôt familière avec moi, je ne fus pas moins charmé de son langage et de la maturité de son esprit. Mon ami, dont le récit semblait s'échauffer, fut interrompu dans cet endroit par quelque bruit, qui se fit entendre à la porte de mon antichambre. Mais, l'attribuant au retour de mon valet, je le priai de n'y faire aucune attention, et de revenir à l'abbé Brenner, ou plutôt à Mademoiselle Tekely, qui commençait à m'intéresser beaucoup. Il reprit, en continuant de mettre sa narration dans la bouche de l'abbé. Après quelques explications générales sur l'état de sa fortune, dont elle n'était pas moins informée que de mes services, elle fut la première à me parler des papiers, dans lesquels Olasmir et sa femme lui avaient répété mille foisque les dernières volontés de son père étaient renfermées. Elle ajouta qu'avec les obligations qu'elle avait à ma générosité, et le respect qu'elle aurait toujours pour mes conseils, il ne lui était pas même tombé à l'esprit de les ouvrir sans ma participation; mais que dans le regret de m'être incommode, elle souhaitait impatiemment qu' ils fussent ouverts, et qu'elle n'était pas sans espoir d'y trouver, par les tendres soins d'un si bon père, quelque voie tracée pour sa conduite, peut-être pour la réparation de ses pertes; trop heureuse, si parmi les éclaircissements qu'elle se promettait, il s'offrait quelque chose de favorable au plus ardent de ses vœux, qui était de faire éclater pour moi toute sa reconnaissance. Je priai la supérieure d'apporter sur le champ ces papiers, pour donner à Mademoiselle Tekely la satisfaction qu'elle désirait. La mienne était si vive à l'entendre, qu'à peine avais-je eu la liberté d'esprit de répondre, par quelques mots, à tout ce qu'elle m'avait dit d'obligeant. Ce n'était plus seulement mon revenu et tout le fond de mon bien; c'était ma vie même, que je me sentais disposé à sacrifier pour elle. Mon agitation fut la même, pendant cinq ou six minutes que je demeurai seul avec elle; et peut-être prit-elle pour gravité, un silence, causé par mon embarras.
Je ne vous préviens pas sur dessentimens, dont je vous ai déjà dit que je n'ai jamais bien connu la nature. Vous me les verrez nourrir avec une constance, exercer avec un plaisir, et pousser à des excès, qui m'ont toujours effrayé moi-même. C'est vous en abandonner le jugement, que de vous les découvrir sans excuse. Les papiers, que la supérieure m'apporta, étaient en assez grand nombre: et fort mal enveloppés, quoique liés de plusieurs cordons, dont le nœud était cacheté d'un double sceau; ce qui me fit souvenir que le temps avait manqué au malheureux dépositaire pour les mettre dans un meilleur ordre, après avoir été obligé, la veille de sa mort, de les tenir cachés dans ses poches. L'adresse qui semblait tracée d'une main tremblante, me fit rappeler aussi qu'il l'avait écrite au dernier moment de sa vie. Elle était adressée à la supérieure du couvent, mais avec deux lignes de la même main, qui portaient ordre de ne remettre le paquet qu'à moi, si j'étais fidèle à mes promesses; mais de l'envoyer au prince Ragotsky dans tout autre cas. Ce paquet était venu à la supérieure, par les mains de Madame Olasmir, que son mari avait eu le temps de faire appeler, pour recevoir ses derniers soupirs. Je l'ouvris, par le droit que j'en recevais des deux lignes qui portaient mon nom; mais je le présentai aussitôt à Mademoiselle Tekely, qui ne le reçut que pour le presser long-temps de ses lèvres, en le mouillant d'un ruisseau de larmes. Lorsqu'elle me l'eut remis, la supérieure, craignant quelques suites d'un attendrissement qui durait encore, me proposa d'accepter un lit dans le quartier des chapelains du couvent, où j'aurais toute la tranquillité dont j'avais besoin pour ma lecture. J'entrai dans le sens de cette invitation; et trop satisfait de ne pas m'éloigner d'un lieu où je voulais rapporter désormais tous mes soins, je pris prétexte de la nuit qui s'approchait, pour laisser à Mademoiselle Tekely la liberté de se retirer. La supérieure me fit conduire au logement que je devais occuper. Toutes les civilités que j'y reçus, furent autant d'importunités pour moi. Je ne commençai à respirer qu'au moment où je me vis seul, avec les papiers de Mademoiselle Tekely dans les mains. La confusion que j'avais cru d'abord y trouver, disparut pour moi, lorsqu'un peu d' attention m'eut fait observer que le faisceau était composé d'un grand nombre d'autres, dont chacun portait son titre. Les uns contenaient d' anciennes chartes et divers mémoires, qui regardaient les biens et les droits des Tekely; d'autres, l'état des affaires du comte Jean et ses espérances à la cour de Vienne; d'autres, les actes de son mariage, et les témoignages qu'il avait pris soin de recueillir pour éloigner tous les doutes. Enfin mes regards tombèrent sur le testament, et sur une longue instruction qui l'accompagnait. La première de ces deux pièces contenait les dernières expressions de la tendresse d'un père, et la déclaration par laquelle il instituait sa fille héritière de toutes ses possessions et de tous ses droits. Mais ne prévoyant que trop la ruine entière de sa maison et la perte irréparable de ses biens, il s' efforçait, dans l'instruction, d'ouvrir pour sa fille toutes les voies qu'Olasmir devait tenter lorsqu'elle serait sortie de l'enfance, ou qu'elle pourrait prendre d'elle-même dans un âge plus avancé. Des deux situations, dans l'une desquelles la Hongrie devait retomber, celle de redevenir un état libre, ou celle de rester sous le joug de la maison d'Autriche, il faisait des vœux pour la première, comme la seule dont il pût espérer le rétablissement de son frère et des prospérités pour sa fille; mais sans oser, disait-il, se promettre une si grande faveur de la clémence du ciel.
C'était néanmoins dans cette flatteuse supposition, qu'il voulait qu'elle fût élevée dans un couvent de Hongrie, pour y prendre les usages de la nation; quoiqu'assez voisin de l'Autriche pour ne pas déplaireaux impériaux par le choix. Il nommait même Odenbourg; et je reconnus alors que le fidèle Olasmir, par un excès de précaution, qui lui avait fait craindre apparemment que tant de ménagement pour nos ennemis ne me refroidît pour elle, m'avait déguisé cet ordre. Le comte lui recommandait instamment le secret qu'il avait long-temps gardé; et l' ouverture qu'il n'avait eue que pour la supérieure et pour moi, ayant été forcée par les circonstances, je ne trouvai rien dans toute sa conduite qui ne me laissât autant d'admiration pour sa prudence que pour sa fidélité. Si le ciel favorisait les défenseurs de la liberté hongroise, jusqu'à permettre que l'ancien gouvernement fût rétabli, Olasmir devait aussitôt présenter son élève, soit au comte son oncle, dont le retour ne pouvait être incertain, soit après sa mort, au prince Ragotsky, qui ne pouvait prendre moins d'affection pour le sang des Tekely, depuis que la princesse sa mère avait épousé le comte Emeric. Dans une si douce perspective, tout riait à l'imagination du malheureux testateur, et le détail de ses espérances se ressentait de son extrême tendresse pour sa fille. Mais si les hongrois étaient opprimés, il faisait dépendre le retour de Mademoiselle Tekely à Vienne, des conjonctures, et sur-tout de la composition que les chefs des mécontents obtiendroientde la cour impériale. Cet article contenait beaucoup d'explications, dont les unes regardaient les amis qu'il faudrait employer dans cette cour; et d' autres, les grâces qu'on y pourrait demander. Après quantité d'alternatives, où les défiances et les craintes semblaient l'emporter sur l'espérance; le comte, incertain, embarassé dans ses raisonnements et dans ses propres désirs, se rappelait comme de fort loin le hospodar de Valaquie son beau-père, et mettait en doute s'il y avait quelque chose à tenter auprès de ce prince, soit qu'il fût question d'une retraite pour Mlle Tekely, soit qu'on eût besoin de cette protection à la cour de Vienne. Il concluait qu'une ressource si précaire et si douteuse devait être remise à l'extrémité; et quoiqu'à regret, il conseillait à sa fille, dans des termes qui peignaient l'amertume de son cœur, de recourir à la générosité de quelques amis et de quelques parents éloignés qu'il nommait, plutôt que de s'exposer à d'injurieux rebuts, dans une petite cour à demi-turque, où la légitimité de sa naissance trouverait beaucoup d'obstacles à surmonter. J'en jugeai tout autrement; et m' attachant au contraire à cette idée, qui me parut la plus favorable à Mademoiselle Tekely dans sa situation, j'abandonnai tout ce qui me sembla moins plausible. Les difficultés présentes étaient invinciblesdu côté de Vienne: quelle ressource plus honorable et plus naturelle que dans la protection de son grand-père?
J'avais, du hospodar et de sa petite cour, une opinion plus juste que le comte Jean, qui devant se reprocher d' avoir offensé mortellement son beau-père, et de n'avoir jamais fait un pas pour se réconcilier avec lui, se le figurait apparemment aussi furieux, et plus difficile à ramener qu'au premier jour. Outre la longueur du temps, qui calme les plus vives animosités, et le nom de l'offenseur, que je ne pouvais croire aussi peu connu du prince de Valaquie, qu'Olasmir avait voulu me le persuader, mais qui, dans cette supposition même, pouvait l'adoucir, lorsqu'il viendrait à l'apprendre, le voisinage où j'étais né de Tergowitz, séjour ordinaire de ce prince, m'avait fait connaître son caractère. On ne l'accusait que d'une excessive avidité pour l'argent, qui l'avait fait changer vingt fois d'intérêts, dans les démêlés de ses voisins, et lui faisait vendre ses services à ceux qui les payaient le plus libéralement. Il était d' ailleurs d'un naturel doux, ami du plaisir dans sa vieillesse, faisant même un honorable usage des trésors qu'il avait la réputation d'avoir amassés, et sur-tout passionné pour la bonne chère, quoique fort attaché au rite grec, la religion de son pays et de son enfance. Il meparut impossible qu'il fût endurci contre les sentiments de la nature. Enfin, dans mon zèle pour Mademoiselle Tekely, que j'aurais déjà souhaité de voir sur un trône, je ne pensai plus qu'à vérifier les preuves de sa naissance; et je passai sur toutes les autres pièces, pour ne m'arrêter qu'à celles qui regardaient le mariage de son père. Elles me satisfirent si pleinement, qu'après avoir employé la nuit à cette étude, je retournai au couvent plein d'impatience, et je fis à Mademoiselle Tekely l'ouverture de toutes mes vues. C'était de me rendre à Tergowitz; d'y faire, par un heureux éclaircissement, la paix de son père, dont elle devait recueillir tous les fruits; d'apprendre ensuite au prince grec qu'il restait une fille du mariage de la sienne, une fille digne de lui, et qui ferait l'honneur de sa cour; de venir la prendre, suivant le succès, que je croyais infaillible; de la conduire dans le sein de son grand-père, et de l'y mettre à couvert de toutes sortes de peines et de révolutions, sans avoir rien hasardé pour son honneur ni pour son repos. Je m'attendais que ces offres, soutenues par l'air de joie et de confiance avec lequel je les avais prononcées, entraîneraient tout d'un coup son consentement. Elle m'avait écouté sansémotion: elle me demanda de même si c'était un ordre que j'eusse trouvé dans les écrits de son père. Je lui rapportai de bonne foi ce que j'y avais trouvé, et comment j'avais conclu qu'à son âge, après la mort des deux comtes et la confiscation de leurs biens, c'est-à-dire, après la ruine de son illustre maison, elle n'avait pas de parti plus avantageux et plus honnête à choisir. Elle souhaita de lire l'instruction.
Je lui fis moi-même cette lecture, en joignant à chaque article des réflexions capables de lui faire sentir qu'elle n'avait de vraie ressource que dans le dernier. Les objections mêmes de son père, ajoutai-je, n'avaient eu de force que pour lui, qui doutait avec raison s'il trouverait le prince de Valaquie disposé à lui pardonner: mais elles disparaissaient entièrement pour une jeune personne, qui n'était pas responsable de l'erreur et de la conduite des auteurs de sa naissance, et d'ailleurs à qui je ne proposais cette voie qu'en offrant de pressentir les dispositions de son grand-père. Des larmes amères furent la seule réponse de Mademoiselle De Tekely. J'en fus beaucoup moins touché que surpris, et je lui demandai ce que mon discours avait d'affligeant. Elle continua de pleurer sans ouvrir la bouche. Enfin la supérieure, que nous avions admise à notre entretien, répondit pour elle, qu'avec une extrêmedélicatesse de religion, Mademoiselle Tekely ne pouvait goûter une ouverture qui devait la faire entrer dans une famille schismatique; et bientôt un peu plus d'explication me fit comprendre que depuis tant d'années, on ne s'était attaché qu'à la remplir d'une vive horreur pour le schisme et l'hérésie. Je ne pus désapprouver ce soin dans un couvent de Hongrie. La variété des sectes, qui se trouvent établies dans cette contrée et dans les pays voisins, y rend le zèle des catholiques fort ardent; et Mademoiselle Tekely, née d'un père et d'une mère, qui n'avaient embrassé la religion romaine que par des motifs suspects, avait paru demander des précautions extraordinaires, pour l'affermir dans ses principes de foi. Je jugeais aussi que la supérieure avait fait tourner particulièrement l'aversion de son élève contre les schismatiques grecs, de la part desquels sa qualité de petite-fille du hospodar pouvait faire craindre les plus grands dangers.
Cependant il me paraissait étrange qu'à son âge, non-seulement l'idée d'une meilleure fortune ne fît pas plus d' impression sur elle, mais que la nature parlât si peu, dans son cœur, en faveur de ses plus proches, ou plutôt de ses uniques parents. Je lui fis, sur ces deux points, toutes les représentations que je crus propres à la fléchir. Elle n'y répondit que parun redoublement de larmes, et des plaintes sur son sort, qui se changèrent même en refus ouvert, lorsque la supérieure lui fit observer que le comte son père nommait la famille du hospodar une cour à demi-turque. Je commençais à croire sa répugnance invincible, ou du moins je n'attendais plus rien que du temps, et j'admirais la force de l'éducation dans un âge si tendre, autant que le zèle de la religion dans la supérieure: mais quelques mots hasardés, dont je n'espérais plus d'effet, m'apprirent qu'il n'y a pas d'extrémité dont le cœur ne puisse être ramené dans un instant, par des espérances aussi fortes que ses craintes.
J'avais cru, dis-je à Mademoiselle Tekely, qu'outre l'avantage d'une situation fixe, vous auriez trouvé dans les principes mêmes de la religion, un puissant motif pour vous réunir à votre famille: loin de craindre la séduction, avec une foi si vive, ne pouvez-vous pas espérer de convertir votre grand-père et tous ses enfants, qui sont vos oncles? Ah! Madame, s'écria la charmante fille, en se tournant vers la vieille supérieure, les convertir tous! Mon sang y serait bien employé. J'insistai fort vivement sur l'honneur et le mérite de cette entreprise, et je promis de la seconder par tous mes efforts. La supérieure,prévenue fort avantageusement pour moi, par ce qu' elle connaissait de mes sentiments et de ma conduite, et peut-être assez raisonnable aussi pour sentir les vrais intérêts de sa chère élève, parut voir ma proposition d'un œil tout différent sous ce jour. Elle reconnut, qu'assistée de mes conseils, fortifiée quelquefois par ma présence, et secondée dans ses vertueux efforts pour la conversion du prince son grand-père, Mademoiselle Tekely devait espérer beaucoup de la protection du ciel. Cette pieuse décision, que je n'aurais pas voulu garantir, calma ses scrupules. Le reste du jour fut employé, de concert, à raisonner sur ma négociation en Valaquie. J'aurais moins pesé sur ces circonstances, si l'honneur de Mademoiselle Tekely et le mien dépendaient de la connaissance de son caractère, à laquelle on ne parviendrait jamais, par celle de nos aventures communes, sans remonter à leur première origine. Avec un fond admirable de bon naturel, avec des inclinations douces, et toutes les qualités du cœur et de l'esprit, qui font les plus puissants charmes de son sexe, elle avait l'imagination si facile à prévenir, que se remplissant tout d'un coup de ce qui se présentait sous des apparences capables de la persuader ou de l'émouvoir, il n'y avait qu'une impression plus forte, qui pût affaiblir ses préventionssubites, et la faire renoncer à ses premières idées ou ses premiers sentiments. Mais une nouvelle image, qui se présentait sous des couleurs plus vraies ou plus spécieuses, prenait aussitôt l'ascendant qu'elle faisait perdre à l'autre, et la détruisait jusqu'à la faire oublier. Ce faible, si c' en était un dans Mademoiselle Tekely, avec l'explication que je lui donnai lorsque je l'eus découvert, a causé long-temps d'étranges inégalités dans sa vie et dans la mienne. Je n'en attribuai les effets, dans ses premiers temps, qu'à la singularité de son éducation, où la science du monde, et les leçons qui forment le cœur, ne pouvaient avoir eu la même part que les principes de religion; et je m'attachai de plus en plus au parti de la rendre promptement à sa famille.
Les difficultés que j'appréhendais à la cour de Valaquie, ne regardant que la vérification du mariage, je pris la résolution de passer d'abord dans les lieux dont chaque certificat portait la date, pour y faire confirmer toutes mes preuves. La fidélité que je reconnus dans les moindres circonstances, me fit admirer les soins que le comte y avait apportés. Mais j'aurais pu m'épargner une recherche pénible. Après l'avoir achevée, m'étant rendu à Buccarest, où j'avais appris que le hospodar était alors, je fus agréablementsurpris, dans la première audience qu'il me fit l'honneur de m'accorder, et lorsqu'il me vit chercher des détours pour disposer son cœur à mes ouvertures, d'être interrompu d'un air fort humain. Il n'ignorait ni le mariage ni la mort de sa fille, ni le nom et la naissance de son ravisseur. Il avait fait suivre les deux amants après leur évasion, et ceux qu'il avait dépêchés avec ses ordres étaient tombés sur leurs traces dans la première ville de Hongrie où leur mariage avait été célébré.
Cette connaissance, me dit-il, et le nom du comte auraient calmé sa fureur, s'il n'eût appris, par la même voie, que la comtesse avait sacrifié à l'amour la religion de ses ancêtres. Il avait pris le parti de l'abandonner entièrement.
L'oubli d'elle-même et de sa famille, dans lequel elle avait passé toute sa vie, n'avait pu servir à réveiller la tendresse paternelle. Cependant, il l'avait poussée jusqu'à faire prendre à Vienne des informations sur son sort. Il avait su qu' elle était devenue mère d'une fille. Il avait ensuite appris sa mort et celle de son mari, qui l'avait suivie de près. Un vif intérêt, pour sa petite-fille, l'avait fait penser aussitôt à se charger de son éducation. Il s'était hâté de la faire chercher: elle avait disparu. Il l'avait fait demander à la cour de Vienne, qui n'avait pas été plus heureuse à découvrir ses traces, ou qui n'avoitpas ordonné de sérieuses recherches. Si c'était en sa faveur que je croyais avoir besoin d'art pour le toucher, je connaissais peu ses sentiments.
Il s'empressait de me les apprendre, pour m'épargner des sollicitations dont il croyait deviner l'objet. Je ne pouvais lui rien apporter de plus agréable, que des nouvelles de sa petite-fille. Les précautions devenant inutiles après ce tendre éclaircissement, je lui confessai que j'étais chargé, par Mademoiselle Tekely, de venir lui demander pour elle sa protection et son amitié; et pour lui donner de la confiance à mon récit, je me fis connaître par mon nom, que mes longs services, dans un parti qu'il avait favorisé, lui firent aisément rappeler. Alors je ne lui déguisai ni la situation de sa petite-fille, ni l'occasion qui me l'avait fait connaître, ni les soins que je n'avais pas cessé de lui rendre; et quoiqu'il m'eût déclaré si vivement que sa tendresse n'avait pas besoin d'être échauffée, je lui fis un portrait de Mademoiselle Tekely, que je crus capable de la redoubler. J'y ajoutai, qu'en se livrant à l'autorité paternelle, elle ne lui demandait que la liberté de religion, pour laquelle je désirais sa parole. Il ne balança point à me la donner. Il ajouta même que sur ce point, il était ennemi de la contrainte. Cependant j'avais déjà remarqué que l'éducation du couvent lui déplaisait.Il avait pris un visage moins ouvert, en me l'entendant vanter; et lorsque j' eus achevé, ses réflexions tombèrent sur le malheur que sa petite-fille avait eu, d'être dérobée à ses soins dans son enfance. Ensuite, n'en redevenant que plus empressé à la désirer, il me dit que dès le jour suivant, il ferait partir quelques personnes de confiance, pour se la faire amener à Tergowitz, où il devait retourner dans peu de jours. J'eus peine à lui faire entendre que je devais être de ce voyage, et qu'elle ne se déterminerait pas à l'entreprendre sans m'avoir revu. Il semblait appréhender, non-seulement qu'elle ne lui fût enlevée par quelque nouvel événement, mais qu'elle ne demeurât un moment de plus dans sa religieuse retraite, ou dans une autre main que la sienne. Mes représentations néanmoins le firent consentir à mettre sous mes ordres une gouvernante et deux officiers, avec quelques domestiques qu'il destinait au voyage. Il me força généreusement d'accepter une somme fort supérieure à la pension que j'avais payée depuis six ans; et n'ignorant pas que j'étais né à Cronstat, d'un sang noble, il m'offrit à son service des emplois qui ne m'éloigneraient pas beaucoup de ma patrie. C'était me flatter autant, dans la résolution où j'étais de ne pas perdre de vue Mademoiselle Tekely, quedans l'embarras où le prince Ragotsky me laissait pour ma fortune. Mais ne s'étant pas expliqué mieux sur ses offres, et ma profession, quoiqu'assez mal exercée, ne me permettant point d'accepter toute sorte d'emplois dans une cour schismatique, je le priai de suspendre ses généreuses intentions jusqu'à mon retour, pour me laisser le temps de les mériter par un nouveau zèle. J'avais mes délicatesses de religion, comme sa petite-fille. Sans être engagé plus loin que le premier des ordres ecclésiastiques, je reconnaissais des lois, dont la guerre même ne m'avait jamais fait écarter. Deux voitures qui furent prêtes pour le lendemain, nous conduisirent au travers de la Hongrie, jusqu'aux portes d'Odenbourg. J'avais eu le temps, dans une si longue route, de réfléchir sur les dispositions du prince de Valaquie, et je n'avais pu me déguiser que dans le moment de froideur dont je m'étais aperçu, c' était l'éducation romaine de Mademoiselle De Tekely, qui m'avait paru le chagriner; mauvais augure pour cette conversion, qu'elle se promettait, et pour la tranquillité qu'elle désirait du moins dans ses principes. Mon inquiétude avait été si sérieuse sur ce dernier point, que j'avais balancé si je devais achever mon entreprise. Mais, outre la médiocrité de mon revenu, qui ne pouvait mepermettre de fournir long-temps à son entretien dans un couvent, je m'étais fortifié, contre mes scrupules, par l'exemple de la plupart des grandes maisons d'Allemagne, où la différence des opinions religieuses est admise, et n'empêche pas l'union entre les personnes du même sang. D'un autre côté, j'avais été défendu contre la tentation de recourir pour elle au ministère de Vienne, par le souvenir de la princesse Julienne, sœur du prince Ragotsky, qui s'était vue renfermée pour toute sa vie dans un monastère, d'où elle n'était sortie que par l'heureuse hardiesse du comte d'Apremont qui l' avait enlevée. La princesse Hélène, leur mère, n'avait-elle pas été resserrée aussi dans une prison, après la reddition de Mongatz? Et quelle autre grâce avait-elle obtenue à Vienne, que la liberté de se réfugier chez les turcs, avec son second mari? Pouvois-je espérer plus de faveur pour la nièce de ces deux illustres et malheureux fugitifs? Aurois-je pensé à faire valoir son innocence, lorsque dans ma route même, j' apprenais que les deux jeunes Ragotsky, malgré les plaintes de toute la maison de Hesse, à laquelle ils appartenaient de si près par leur mère, étaient presque'à la mendicité dans Vienne, élevés par des mains viles, en un mot, traités avec tant de rigueur, qu'on avait délibéré au conseil, si, pour éteindreà jamais une odieuse race, on ne leur ôterait pas la qualité d'homme, par une opération violente? Ceux de qui je tenais cette barbare proposition, m'avaient assuré qu'ayant entraîné toutes les voix, elle aurait été suivie de l'exécution, si l'empereur Charles Vi n'eût fait prendre l'avis de quelques prélats, qui la condamnèrent. Enfin, aurais-je imploré, pour Mademoiselle Tekely, le secours des amis de son père, tandis que les uns avaient trahi l'amitié pour obtenir ses dépouilles, et que les autres gémissaient dans les fers, ou dans un abaissement dont ils désespèrent encore de se relever? Des considérations si puissantes m'attachèrent plus que jamais à mon premier sentiment. Ce n'est que pour la satisfaction de mon cœur que je prends plaisir à les rappeler; car après les événements mêmes, s'il a connu le regret et la douleur, il n'a pas été troublé par le moindre repentir: et dans nos plus grandes adversités, Mademoiselle Tekely, avec plus de douceur et de patience à les souffrir, que de modération pour les éviter, a toujours rejeté nos malheurs communs sur elle-même. Le traité de pacification, qui venait de rassembler les états à Presbourg, pour le couronnement de l'empereur, et la politique avec laquelle ce prince avait promis d'assister à la diète,et d'y satisfaire les désirs de la nation avant que de prendre la couronne, donnaient aux hongrois des espérances que la suite de son règne a démenties: mais après tant de troubles, elles avaient eu la force d'y faire régner une apparence de joie et de liberté, qui rendait les passages fort libres. En arrivant sans obstacle, je retrouvai Mademoiselle Tekely dans la même ferveur de zèle, où je l' avais laissée, pour la conversion de la cour de Valaquie; et la supérieure, dans un entretien particulier que j'eus avec elle, m'avoua qu'elle la croyait à l'épreuve de tous les efforts qu'on pourrait tenter pour ébranler sa propre religion. Les apparences m'en avaient persuadé moi-même. En effet ce n'était pas cette crainte qui devait nous alarmer pour elle: mais je ne connaissais pas encore la source des vrais dangers; et je me serais étonné dans la suite, que la supérieure, à qui je ne puis refuser de l'esprit et de la piété, ne m'eût pas mieux informé du caractère de son élève, si je n'avais cru que dans la vie tranquille d'un couvent, elle n'avait jamais eu l'occasion de l' approfondir. Les adieux de Mademoiselle Tekely, quoique fort tendres, en quittant une maison respectable, qu'elle pouvait regarder comme son berceau, furent affermis par le grand motif qui l'animait, et par la joie même qu'elle commençoità ressentir de se voir enfin reçue dans sa famille, elle, à qui ses plus anciens souvenirs ne rappelaient la figure de personne qui la touchât par le sang. Les ordres du prince étaient que notre retour se fît par Debrezin, Clausembourg, et la Transylvanie, non-seulement pour la facilité des chemins, mais parce que notre terme devant être Tergowitz, où sa résidence était fixée, nous n'avions pas de route plus naturelle. Je me réjouis beaucoup de l'occasion que j'avais nécessairement de passer par Cronstat. L'officier valaque, qui nous déclara l'intention de son maître, ajouta qu'il avait ordre aussi de placer Mademoiselle Tekely dans sa voiture, avec la gouvernante et une femme de chambre. Outre le prétexte de mille soins, dont il ne devait se reposer sur personne, il me dit que le principal objet de sa commission était de l'entretenir de sa famille, et de la former aux usages d'une cour qu'elle connaissait si peu. Je n'opposai rien à cette disposition. Madame Olasmir souffrit beaucoup de se voir séparer de sa chère élève. Nous fûmes placés ensemble dans la seconde voiture. Chaque jour on se rejoignoit à certaines heures; mais dès le lendemain du départ, j'observai que l'officier et la gouvernante affectaient de nous ôter toute occasion d'entretenir particulièrement Mlle Tekely. Ils ne s'en éloignaient pas un instant.à table, leur place était constamment à ses côtés. La gouvernante se faisait dresser un lit dans la même chambre. Une autre femme et le second officier, qui partageaient ma voiture avec Madame Olasmir, semblaient avoir ordre aussi de nous obséder sans cesse, et nous rendaient presque les mêmes soins que Mademoiselle Tekely recevait de ses trois gardes. Elle me fit bientôt lire, dans ses regards, qu'elle était fort affligée de cette contrainte; mais tout se passait avec tant de douceur et de politesse, que de ma part, les plaintes auraient été de mauvaise grâce; et de la sienne, elle était retenue, sans doute, par le respect qu'elle ne pouvait refuser aux ordres de son grand-père. Je n' appris le mystère de cette conduite que deux mois après, et dans un temps où des incidents beaucoup plus tristes commencèrent la scène de mes vrais malheurs. Mais pour vous faire sortir ici de l'obscurité où je vous retiens, l'officier chargé des ordres du prince, était un prêtre de l' église grecque, dont la commission était moins d'apprendre les usages de sa cour à Mademoiselle Tekely, que de la disposer insensiblement à prendre du goût pour sa religion, et par conséquent d'éloigner tout ce qui pouvait la fortifier dans la sienne. Il s'y prit avec toute l' adresse qui fait le caractère de sa nation.
MademoiselleTekely ne fut d'abord effrayée ni de son dessein, qu'elle ne put pénétrer, ni de la curiosité qu'il marqua de connaître ses principes, qu'elle fit gloire d'exposer suivant ses lumières. C'était une méthode artificieuse qu'il avait imaginée pour les combattre sans affectation. Cependant, lorsqu'au lieu de le convertir, comme elle avait osé l'espérer dans la simplicité de son cœur, elle s'aperçut qu'il entreprenait au contraire de lui faire goûter ses opinions, et que cette persécution ne finissait pas, une vive tristesse la saisit. Ce courage, dont elle s'était flattée pour la conversion d'autrui, l'abandonna tout d'un coup. Son imagination frappée d'un excès à l'autre, ne lui fit plus voir que des précipices autour d'elle. Le trouble de ses idées était si visible, que n'en pouvant deviner la cause, je crus ne devoir l'attribuer qu'à l'ennui d'une compagnie étrangère, ou peut-être à l'impression que la variété des objets faisait sur elle, en sortant pour la première fois de sa solitude.
J'étais sûr de sa confiance pour moi: dans une situation qui m'assujettissoit comme elle aux ordres qu'on m'avait déclarés, j'imaginai, pour la consoler, de me faire honneur des offres de son grand-père, dont je ne l'avais pas encore informée, et de protester publiquement que j'étais résolu de les accepter. Ce discours, qui lui donnoitl'espérance de me voir constamment à Tergowitz; et de n'y être pas sans secours ou sans consolation, parut la rendre plus calme. Mais je n'entrevis pas moins qu'il lui restait beaucoup de tristesse. Je vous ai déjà fait un aveu que vous aurez mille occasions de vous rappeler; j' étais si sensible à ses moindres peines, sans chercher d'autre cause de ce sentiment, que son infortune, sa jeunesse, et l'engagement où je m' étais mis de la servir, que j'aurais tout entrepris pour la rendre heureuse. Nous traversâmes cette partie de la Transylvanie qui mène à Cronstat. Il était fort naturel qu'après une absence d'onze ou douze ans, j'eusse un vif empressement de revoir ma patrie et ma famille. Mon dessein avait été de m'y arrêter, et d'arranger mes affaires avant que de me rendre à Tergowitz, qui n'en est éloigné que d'une grande journée. Cependant le chagrin de Mademoiselle Tekely me semblant croître de jour en jour, j'aimai mieux renoncer au plaisir de voir mes plus chers parents, que de la quitter en arrivant à Cronstat; et je traversai la ville de ma naissance, où je n'aurais pu m'arrêter alors qu'avec une sorte d'éclat, que le prince avait recommandé d'éviter, sans être tenté d'y paraître un instant. L'ordre de la marche nous fit passer la nuit au pied d'une haute partie du mont-Carpat,dans un fort qui termine proprement la Transylvanie, et d'où il ne nous restait, pour descendre en Valaquie, qu'à traverser la même chaîne de montagnes, nommée par les turcs demir-capi, c'est-à-dire, porte de fer. Ce n'est pas inutilement que je m'arrête à cette observation. Le matin du jour suivant, étant montés au sommet, nous aperçûmes, à peu de distance du chemin, un ermitage célèbre dans toutes les relations du pays, situé entre deux rochers, les plus escarpés de la montagne, et depuis douze ou quinze ans la retraite d'un ermite catholique, qui s'approcha des voitures pour nous demander l'aumône. On nous avait préparés à cette rencontre dans l'hôtellerie du fort. Mademoiselle Tekely, paraissant touchée d'une pitié fort vive, souhaita d'entretenir un moment le solitaire. On ne put lui refuser cette satisfaction. Elle descendit et ses gardes avec elle.
Ma voiture qui suivait la sienne, s'étant arrêtée au même lieu, l'attention que j'avais à l'observer me fit découvrir entre ses doigts un petit papier roulé, qu'elle eut l'adresse, en joignant quelques gestes aux questions qu'elle faisait à l'ermite, de faire passer dans une de ses mains. Je ne sus ce que je devais penser d'une liberté qui ne fut aperçue que de moi, et je me promis de l'approfondir à mon retour à Cronstat. Ma seule conjecturefut qu'ayant entendu relever, par de grands éloges, la sainteté de ce solitaire, elle s'était recommandée à ses prières. Mais je ne pus deviner comment elle avait trouvé le moyen d'écrire sans être vue de ses gardes, dont la vigilance ne s'était pas relâchée; et je pénétrai encore moins d'où elle avait pu tirer des secours pour faire sa lettre ou son billet. En arrivant pour dîner à Rouca, première ville de Valaquie, je compris plus aisément pourquoi l'officier qui m' accompagnait dans ma voiture, prit la poste, après m'avoir dit que nous nous reverrions le soir à Tergowitz. Il allait sans doute informer le prince, avant notre arrivée, des observations de son collègue et des siennes. Je m'étais conduit avec une réserve, qui ne m'en laissait rien redouter pour moi; et comptant sur la parole du hospodar, je n'avais pas plus d'inquiétude pour le principal intérêt de sa petite-fille, qui était la liberté de religion. Sa tristesse m'affligeait; mais continuant de l'attribuer aux mêmes causes, j'étais persuadé qu'elle se dissiperait bientôt dans les embrassements et les tendresses de sa famille. La nuit nous surprit à quelque distance de la ville. Nous rencontrâmes presque'aussitôt un grand carrosse fermé, qu'on me fit connaître pour une des voitures du prince, avec peu de suite, que l'obscurité m' empêchamême d'apercevoir. Deux femmes, que je distinguai mieux, en sortirent pour s'approcher de celui où était Mademoiselle Telely, la prirent entre leurs bras, et l'ayant transportée fort légèrement dans leur propre voiture, s'éloignèrent avec elle. Quelque mouvement, qui se fit encore dans mon anti-chambre, interrompit pour la seconde fois mon ami. Nous avions même entendu le son d'une voix; et vraisemblablement celui qui parlait ne devait pas être seul. Mais jugeant que Fabrony, c'était le nom de mon valet de chambre, pouvait être revenu avec les nouveaux laquais qu'il avait ordre de me chercher, mes idées n'allèrent pas plus loin, et j'exhortai mon cher docteur à continuer son récit. Il ne fit que revenir à ses derniers mots, ou plutôt à ceux de son abbé. Je n'ignorais pas une partie des usages grecs, qui, sans être aussi sévères que ceux des turcs, assujetissent les femmes à se montrer peu, sur-tout les femmes des grands; mais cette loi ne regardant que les étrangers, je demeurai fort surpris de me voir traité avec la même rigueur. Cette séparation avait l'air d'un enlèvement.
Madame Olasmir, qui, pendant la route, avait gémi de se voir privée de toute communicationfamilière avec sa chère maîtresse, et qui ne s'en était consolée que par l' espérance où je l'avais soutenue de reprendre en arrivant son rang auprès d'elle, ne put la voir disparaître avec cette précipitation sans verser beaucoup de larmes. Je demandai enfin à l'officier, ou plutôt au prêtre, qui nous était demeuré, pourquoi Mademoiselle Tekely nous quittait. Ma question parut l'étonner, comme s'il eût admiré ma curiosité pour les ordres de son maître. Cependant il me répondit civilement qu'elle serait dans une heure entre les bras de sa famille, et qu'il allait prendre soin de nous, suivant les ordres du prince, qui ne devait être que le lendemain à Tergowitz. Il ne pouvait rien me tomber de fâcheux dans l'esprit, ni pour elle, ni pour nous, et je n'eus de peine qu' à rassurer Madame Olasmir. Nous fûmes conduits au vieux palais, que le prince avait fait rebâtir dans la ville. Le même officier nous y apprit sans affectation, que toute la famille souveraine, c'est-à-dire, le prince, avec la princesse sa seconde femme, son gendre et ses deux fils, étaient au château de Mochonon, à quelques lieues de Tergowitz, et que, dans l'impatience de voir sa petite-fille, il avait envoyé au-devant d' elle pour se la faire amener. Madame Olasmir fut remise entre les mains de quelques femmes, qui la traitèrent avec beaucoupde respect; et je ne reçus pas moins de civilités du même officier et de quelques autres, dont j'eus la compagnie à souper. Mes défiances, si je puis donner ce nom à quelques mouvements de surprise, s'évanouirent entièrement; et le lendemain j'inspirai la même tranquillité à Madame Olasmir. L'arrivée du prince nous y confirma, quoiqu'il eût laissé toute sa famille à Mochonon. En descendant au palais; il fit d'abord appeler Madame Olasmir, dont on ne lui avait pas caché les inquiétudes. Il loua ses longs services. Il parla de reconnaissance; et pour la prouver par des témoignages réels, il lui donna sur le champ une somme considérable, accompagnée d'un logement au palais, et d'une pension pour sa vie entière. à la liberté qu' elle prit de lui demander quand elle reverrait sa maîtresse, et quel office elle aurait près d'elle, il répondit qu'elle la reverrait lorsqu' elle viendrait habiter Tergowitz, et qu'alors elle serait tout ce qu'elle voudrait être à son service. Madame Olasmir eut le temps de m'informer de sa joie avant que le prince m'eût fait appeler moi-même. Je n'en ressentis pas moins, de voir les effets répondre à mes espérances. On vint m'avertir que j'étais demandé. Je passai dans le cabinet du prince, que je ne trouvai pas seul.Il avait autour de lui deux évêques grecs, que leur habillement me fit reconnaître, et quelques prêtres du même rite, entre lesquels je reconnus facilement l'officier qui nous avait amenés, quoique revêtu aussi de l'habit ecclésiastique. Mes yeux se désillèrent alors. Après quelques éloges flatteurs sur ma naissance et sur mon mérite, dans lesquels ma générosité pour Mademoiselle Tekely, et mon dernier service ne furent pas oubliés, le prince me dit que dans son estime et sa reconnaissance, il avait une extrême passion de m'attacher constamment à lui; mais que ne pouvant se satisfaire, si je n'embrassais la religion grecque, il m'offrait deux avantages capables de m'y déterminer, l'évêché de Buccorest, et l'emploi de son premier ministre: qu'il fallait m'expliquer à l'heure même, et que les prélats que je voyais devant lui, n'attendaient que mon consentement pour passer avec moi dans sa chapelle, et me donner l'ordination. Le ciel m'est témoin que ces deux offres me touchèrent peu, à la condition dont on les faisait dépendre: non que je fusse au degré de zèle, que je connaissais à Mademoiselle Tekely; mais croyant ma seule religion bonne, je ne voyais rien d'humain qui fût capable de me la faire abandonner pour une autre. Aussi n'apportai-je pas d'autre excuse au prince; et le ton dont jelui fis mes remerciements fut si froid, qu'il sentit l'inutilité des instances. Ses évêques et ses prêtres semblèrent entreprendre de me persuader ou de me convaincre, par quelques raisonnements, que leur ignorance me rendit faciles à détruire. Mais je crus alors mes projets de fortune absolument renversés à la cour de Valaquie. Cependant le prince fit signe à ses prêtres de se retirer; et lorsqu'il me vit seul avec lui, il me tint à-peu-près ce discours. Votre refus me surprend, sans diminuer mon affection pour vous: je vous suppose une foi bien vive, pour résister à mes offres, avec si peu de préparation. Mais l'attachement que vous avez pour votre religion, je l'ai pour la mienne; et quand la conviction est égale, la différence ou l'inégalité des motifs, ne change rien à la vérité du sentiment. Vous ne devez pas être surpris que je sois grec, comme vous êtes romain, ni par conséquent que je désire pour tout ce qui m'est cher, un bien dont je remercie le ciel de jouir moi-même. C'est à ma petite-fille que je veux vous ramener par ce discours. Songez combien il serait fâcheux pour moi, de lui voir d'autres principes que les miens, dans le sein de ma famille. Elle sera libre, je vous l'ai promis; et ma parole n'était pas nécessaire pour l'en assurer. Mais je ne vous dissimule pas que saconstance sera long-temps éprouvée.
Vous l'avez fait élever dans un couvent catholique; je veux qu' elle soit instruite aussi dans un couvent grec. Elle y sera renfermée dès aujourd'hui par mes ordres, pour y recevoir avec les instructions, des respects et des caresses fort éloignées de toute contrainte. Je la vis hier un moment que le chagrin de son éducation m'empêcha de prolonger. Elle me parut charmante, quoique triste et sombre. Je l'informai tendrement de mes intentions, et je l'ai fait partir ce matin pour le lieu de sa retraite, où je prendrai soin que rien ne manque à la douceur de sa vie. Si, contre mes espérances, elle demeure ferme un ou deux ans dans ses premières opinions, j'oublie qu'elles sont contraires aux miennes, et je la rappelle à tous les droits de sa mère, avec cette seule différence, qu'au lieu de la marier avec un prince grec, à qui je l'ai déjà destinée, je lui donnerai un mari de sa religion, qu'elle ne peut espérer de la même richesse et du même rang: mais, dans une meilleure supposition, vous ne serez pas surpris que je regarde son changement comme le plus grand bonheur que je puisse désirer pour moi-même et pour elle. J'ai cru devoir l'explication de ma conduite, non-seulement aux services que vous m'avez rendus,mais à l'honneur de mon caractère, que je crois justifié par cet éclaircissement. Je voulus répondre; et dans l'extrême intérêt dont je me sentais le cœur pénétré pour la situation de Mademoiselle Tekely, loin d'approuver ce que je venais d'entendre, j'en aurais fait des plaintes amères. J'aurais réclamé le vrai sens de la parole que j'avais reçue. Ce que j'avais nommé liberté de religion ne pouvait être une clôture forcée dans un couvent grec, ni même un long cours d'instructions qu'on ne désirait pas, et qu'on n'écouterait jamais volontairement. Mais le prince voyant quelque chaleur dans mes yeux, se hâta de m'interrompre, et me demanda mon attention jusqu'à la fin. Vous qui m'étonnez, reprit-il d'un air affectueux, par le refus de deux offres que j'ai crues capables de tenter l'ambition d'un homme sans fortune, vous n'en méritez que mieux l'estime que j'ai pour vous. Ne soyez pas mon évêque si votre religion s'y oppose, ni mon ministre, puisqu'avec le même obstacle je ne puis vous employer ouvertement sous ce titre, sans risquer de déplaire à la Porte et de choquer mes sujets: mais acceptez l'établissement, que je vous aurais offert dans votre premier voyage, si vous ne m'aviez remis à votre retour. C'est le même office que vous exerciez auprès du prince Ragotsky,avec les mêmes appointements et la même part à ma confiance. Vous serez, comme vous l'avez été de ce prince, mon confident et mon négociateur. Vous serez témoin, par conséquent, de la conduite que je tiendrai avec ma petite-fille, car vous m'avez laissé voir quelques doutes de mes intentions; et pour les dissiper tout-à-fait, je commencerai par vous charger de la négociation de son mariage, avec l'un ou l'autre des maris que je lui destine dans mes deux suppositions. Ce langage était si net, qu'à moins de lui supposer avec moi la duplicité dont on l'accusait dans ses affaires politiques, ce qui me parut sans vraisemblance, lorsque l'objet de son offre était de me les confier, il ne put me rester la moindre défiance de sa bonne foi. Je lui promis mon attachement aux conditions qu'il s'imposait comme à moi. J'y trouvais non-seulement une ressource honorable et sans reproche, dans mes propres embarras, mais toute la sûreté que je pouvais désirer pour la religion de Mademoiselle Tekely, dont je ne devais pas craindre que la constance fût ébranlée par quelques épreuves; et je me flattai d'ailleurs d'en faire abréger le temps par mes sollicitations. Quel autre moyen de résister à l'autorité d'un père et d'un souverain? Mes espérances ont été détruites; mais je n'aijamais cessé de les regretter: je juge encore qu'elles étaient sages, chrétiennes, les seules capables d'éloigner tous les malheurs de Mademoiselle Tekely et les miens; peut-être la ruine du prince et de sa maison entière, par le soin que mon nouvel office m'aurait fait apporter à la prévenir. Nos engagements ne demandant pas d'autre forme, je ne souhaitai, pour entrer en fonction, que la liberté d'aller passer quelques mois à Cronstat, où ma présence était nécessaire, après un si long oubli de ma famille et de mes affaires domestiques. Le prince, qui n'ignorait pas la médiocrité de mon bien, me proposa de le vendre, pour faire d'autres acquisitions dans ses états, que je devais regarder comme une nouvelle patrie. Je m'éloignai d'autant moins de cette idée, que je trouvais dans mon ancienne aversion pour les autrichiens, un puissant motif pour abandonner la malheureuse Transylvanie, où leur joug recommençait à s'appesantir. Le même entretien, qui se ressentait déjà de l'intérêt que je devais prendre aux affaires du prince, nous ayant conduits aux prétentions de Mademoiselle Tekely sur les biens du comte son oncle, nous agitâmes long-temps cette importante question. Mais les circonstances promettaient si peu, que remettant après la détermination de sa petite-filleune entreprise dont les difficultés se faisaient sentir, le prince ne s'attacha qu'aux ouvertures que je lui donnai sur la succession du comte en Turquie. Je savais que malgré le testament qui l'abandonnait aux Ragotzky, elle était encore ouverte, par des obstacles dont je n'avais pas été si bien informé. J'avais appris seulement, de M Papay, ancien chancelier du comte, et transylvain comme moi, qu'ayant été envoyé par le prince Ragotzky pour la recueillir, il était revenu sans succès.
Pourquoi négliger les droits de Mademoiselle Tekely, auxquels il ne fallait pas craindre d'objections, dans un pays où les confiscations autrichiennes ne pouvaient s' étendre, et que son oncle n'aurait pas transportés à des étrangers, s'il n'eût ignoré l'existence de sa nièce? Les trésors qu'il avait emportés dans sa fuite, et ceux qu'il avait eu le temps d'amasser, des libéralités du grand-seigneur, passaient pour immenses. J'y aurais pensé plutôt, dis-je à mon nouveau maître, si depuis que j'ai renoncé à toute liaison avec le prince Ragotzky, le pouvoir et les intelligences ne m' avaient manqué, pour rendre cet important service à Mademoiselle Tekely. J'eus l'occasion de reconnaître que la renommée ne faisait pas d' injustice au prince de Valaquie, en l'accusant d'aimer les richesses. Il prit feu si vivement sur mon récit, que mechargeant aussitôt d'aller recueillir cette succession au nom de sa petite-fille, il parut craindre quelque danger du moindre délai. S'il ne put disconvenir que mes propres affaires me demandaient nécessairement à Cronstat, il me fit promettre d'abréger le temps, et de prendre le chemin de Constantinople aussitôt qu'elles seraient terminées. Les actes et les preuves du mariage de sa fille me furent remis. Il y joignit un témoignage de sa main, avec plusieurs lettres, pour ceux à qui l'exécution du testament pouvait avoir été confiée, et pour quelques seigneurs turcs de ses amis, dont il supposa que la protection me serait utile ou nécessaire. Je me hâtai de partir, vivement pressé moi-même par la double impatience de servir Mlle Tekely, et d'exécuter les premiers ordres d'un maître, auquel je me croyais attaché pour le reste de ses jours ou des miens. Je remarquai en partant que Madame Olasmir, rassurée par le discours ambigu du prince, attendait tranquillement le retour de sa maîtresse à Tergowitz; et j'aimai mieux la laisser dans cette fausse confiance, que de troubler son repos par d'inutiles informations. Les difficultés de la montagne m' ayant inspiré la résolution de faire le voyage de Cronstat à cheval, je partis le jour suivant, accompagnéd' un seul valet, reste d'une suite plus nombreuse, que j'avais congédiée après la guerre. Cet homme, dévoué à mon service, et naturellement fort adroit, avait eu l'occasion d' apprendre de quelques domestiques du prince, le nom du couvent où Mademoiselle Tekely était renfermée, et ne l'avait pas manquée; non apparemment que le prince en fît mystère, puisque les gens de cet ordre ne l'ignoraient pas; mais je n'avais pas cru lui devoir marquer de curiosité pour une connaissance qu'il ne m'avait pas donnée lui-même, et qui ne pouvait me conduire à rien. Mes inquiétudes ne regardaient pas la personne de Mademoiselle Tekely, ni les agréments ou la sûreté de sa retraite. Je croyais n'avoir des vœux à faire que pour sa constance, et qu'à me reposer de l'événement sur l'assistance du ciel. Aussi n'attachai-je pas beaucoup de prix à la confidence de mon valet. Ma seule réflexion fut que Madame Olasmir ne pourrait ignorer bien long-temps ce qu'on ne cherchait pas mieux à cacher, et ce que le prince n'avait pu lui déguiser, au premier moment que pour ménager sa tendresse et son âge. En traversant la montagne, je n'oubliai pas que je m'étais proposé de revoir l'ermite: et quand cette idée ne m'eût pas été présente, la vue de sa petite cabane, et ses demandes quime furent adressées comme à tous les passants, me l'auraient fait rappeler. Je voulais approfondir le secret de Mademoiselle Tekely. Mais jugeant qu'il y fallait apporter quelque préparation, je pris le parti de m'arrêter. Je descendis de mon cheval, dont je laissai la bride à mon valet, et je m'approchai du solitaire. Il ne me reconnut pas. Je n'avais pas quitté ma voiture à notre passage, et je m'étais contenté d'allonger le bras pour lui faire mon aumône. Quelques mots d'admiration sur son étrange demeure, et sur le courage qui l'y retenait, le disposèrent à m'en accorder l'entrée. Je fis quelque pas, entre deux rochers, qui lui servaient de défense contre l'impétuosité des vents. C'était un édifice de bois, composé d'ais fort grossiers, qui formaient deux petites chambres, sans autre ouverture dans la première que la porte, et celle d'une cheminée de terre, par où l'on y recevait quelques rayons d'un faux jour. Je promis qu'avec un grand feu, dans une montagne où le bois abonde, on y pouvait être à couvert du plus grand froid, comme on devait l'être de l'humidité par la nature du fond, qui me parut un rocher fort dur. La seconde chambre, que je ne vis pas d'abord, était fermée d'une porte plus épaisse et d'une forte serrure. Je n'avais rien découvert aux environs qui m'eût offert la moindreapparence de culture. Ainsi cette petite habitation, située au sommet d'une montagne, me parut un des plus tristes lieux du monde. Cependant elle m'occupait moins que le désir de quelque ouverture qui pût amener l'ermite à mes vues, lorsque le hasard me servit heureusement.
J'aperçus dans un coin fort obscur, sur une mauvaise table, qui faisait, avec un banc, la plus riche partie des meubles de l'ermitage, un papier, que sa forme et sa grandeur me firent soupçonner d'être le billet de Mademoiselle Tekely. Je me tins à cette idée. Après quelques observations sur ce qu'on me faisait voir, et sur la haine du monde, que cette affreuse retraite devait faire supposer dans celui qui l'habitait; il me semble néanmoins, dis-je au solitaire, que vous n'êtes pas ici sans commerce ou sans occupation. Je vois une lettre que vous écrivez ou que vous avez reçue. Il me répondit naturellement, que cette lettre faisait sa surprise et son embarras depuis trois jours; qu'il l' avait reçue d'une jeune personne qui traversait la montagne, et qui paraissait fort respectée de ceux qui la conduisaient; qu'elle ne contenait rien d'extraordinaire, mais que l'air mystérieux avec lequel elle avait été glissée dans sa main, et quelques expressions tragiques, qui ne s' accordaient pas avec les apparences tranquilles qu'il avait remarquéesà la jeune dame et dans son cortège, lui semblaient inexplicables. Elle ne vous apprendra rien, ajouta-t-il, dont vous puissiez abuser. Ainsi rien ne vous empêche de la lire; comme j'ai fait mille fois sans y rien comprendre. Il la prit et me la donna. Le papier me parut un feuillet déchiré de quelque livre. L'encre n'était pas de la couleur ordinaire; elle était d'un rouge vermeil, un peu terni seulement par la pression des plis. L'écriture paraissait d'une main tremblante, ou gênée dans sa position, et ne consistait qu'en cinq ou six lignes. Les voici; elles n'ont pu sortir de ma mémoire: " vous êtes un serviteur du ciel, et votre religion est la mienne. Priez pour une malheureuse fille, tombée entre les griffes des lions.
Priez ardemment, car le danger est terrible. Vous jugerez de ma situation par le caractère de ce billet, qui est de mon propre sang. Le poinçon dont je me suis piquée, m'a servi de plume. " cette lecture, et la vue du sang de Mademoiselle Tekely, me causèrent une émotion si vive, qu'après avoir relu son billet avec une tendre admiration, mon premier mouvement fut de le porter à mes lèvres, et de l'en presser quelques moments. Je ne m'étais pas trompé dans mon jugement, en le voyant passer entre les mainsde l'ermite, et je compris aisément qu'après avoir entendu vanter sa sainteté dans l'hôtellerie du fort; désirant le secours de ses prières avec la ferveur qu'elle emportait de son couvent d'Odenbourg, et n'ayant aucune facilité pour écrire, elle avait pu se tirer du sang avec son poinçon. Mais quelles étaient ces griffes, c'est-à-dire, cette violence dont elle faisait des plaintes? J'avais remarqué, jusqu'à Tergowitz, de la tristesse sur son visage, et je ne l'avais attribuée qu'à l'ennuyeux ordre de notre route.
Le faux officier, que j'avais reconnu pour un prêtre, avait-il pu violer sitôt la parole que j'avais reçue de son prince? Et s'il s' était emporté à quelques avis, ou quelques menaces, capables d'effrayer une fille de cet âge, pourquoi ne m'en avait-elle rien témoigné, dans les occasions qu'elle avait du moins de me voir deux ou trois fois le jour? La connaissance de son caractère me manquait encore, pour expliquer toutes ces obscurités; et m'arrêtant à sa lettre même, qui me fit juger ses peines réelles, et fort augmentées depuis qu'elle s'était vue renfermer dans un couvent grec, je commençai sérieusement à la plaindre. Ce fut néanmoins par le seul sentiment, qui me rendait déjà son bonheur plus cher que le mien; car après les dernières explications duprince, je ne me persuaderai jamais qu'il se proposât de la contraindre. Mais les circonstances n'ayant rien qui parût demander le secret, j'entrai dans ses vues, par la prière que je fis à l'ermite de la recommander au secours du ciel; et pour arrêter l'étonnement que mon silence et mes agitations pouvaient lui causer, non-seulement je lui confessai que je connaissais la jeune personne dont il m'avait fait lire le billet, mais je l'informai de sa naissance, de son nom, du sujet de ses chagrins et de sa retraite même, que je venais d'apprendre de mon valet. Vous voyez, ajoutai-je, que vos pieuses supplications ne peuvent être mieux employées; et mes aumônes, qui seront fréquentes, vous exciteront à leur donner toute la ferveur que Mademoiselle Tekely vous demande. Il avait prêté l'oreille avec une attention si vive, que j'en avais remarqué du changement dans sa physionomie.
Lorsque j'eus achevé de parler: Mademoiselle Tekely! Me dit-il d'un ton plus ardent, et d'un air moins réservé qu'il ne l'avait eu jusqu'alors avec moi, une fille du comte Jean! Une nièce du comte Emeric! Oui, répondis-je simplement, et digne de sa naissance par toutes les qualités qui font l'honneur de son sexe.
J'étais peu frappé de la surprise que lui causait une héritière de ce nom, ignorée encorede toute la Hongrie. Il reprit son air humble et modeste pour me demander s'il ne pouvait me connaître mieux. Je ne fis aucune difficulté de lui apprendre qui j'étais, et l'étroite relation que j'avais avec Mademoiselle Tekely. Cependant, lui dis-je, vous ne pourrez faire aucun usage de cette connaissance pour les aumônes que je vous promets, parce qu'à la suite de quelques semaines que je vais passer à Cronstat, je suis prêt à m'éloigner pour long-temps; mais je veux d' avance que vos prières soient récompensées. Je lui fis une aumône assez forte, qu'il reçut avec toute la modestie de son état, et je le quittai pour continuer ma route. J'emportais la lettre de Mademoiselle Tekely; mais il me pria si vivement de la lui laisser, que n'ayant aucun droit sur ce qui lui venait d'elle, je ne pus la refuser à ses instances. Il ne me resta de cet entretien que de nouveaux sentiments de zèle, et d'une tendre pitié pour le malheureux objet de mes soins et de mon attachement. Je croyais entrevoir néanmoins qu'il entrait dans son inquiétude un peu trop de prévention contre tout ce qui choquait les premières idées de son enfance. Ses frayeurs me paraissaient excessives, et je ne pouvais me figurer que ni le prêtre grec, ni le prince, eussent pris d'autres voies que celle de la douceur pourlui proposer un changement de religion. Mes affaires furent moins longues à Cronstat que je ne l'avais appréhendé. Quinze jours m'auraient suffi, et je n'y aurais pas été plus long-temps si l'amitié ne m'eût arrêté quelques jours de plus, pour les passer avec un de mes anciens amis, qui ne fut pas moins surpris de m'y retrouver, que moi d'apprendre qu'il y était arrivé. C'était M Jeffreys, envoyé d'Angleterre à la cour de Suède. Il se rendait à Bender, auprès du roi Charles, que le malheureux succès de ses armes avait forcé de s'y retirer. J'avais formé la plus intime liaison avec ce ministre, pendant qu'il était chargé par sa cour de la médiation des puissances maritimes, que j'avais négociée en faveur des partisans de la liberté hongroise; et quoique cette entreprise eût mal réussi, elle m'avait fait acquérir l'estime de tous ceux qui s'y étaient employés. M Jeffreys n'avait pas cessé de me témoigner la sienne et s'était même entremis à ma recommandation pour faire agréer au roi de Suède les services d'un ministre luthérien, de mes plus proches parents, à qui le malheur de son éducation avait fait souhaiter de s'établir dans un état protestant. Ainsi, lui devant de l'amitié et de la reconnaissance à plusieurs titres, je le retins quelques jours à Cronstat avec son épouse, qui s'était déterminée à l'accompagner dans sonvoyage, et je leur donnai, en nous séparant, l'espérance de me revoir bientôt à Constantinople, où M Jeffreys me dit que les affaires de la compagnie anglaise de Turquie, dans laquelle il était engagé, pourraient le conduire de Bender.
Peut-être la curiosité de voir le héros du nord, qu'on représentait aussi grand dans ses disgrâces, que dans le plein éclat de ses plus brillantes prospérités, m'aurait-elle fait partir avec Monsieur et Madame Jeffreys par la route de Bender, d'autant plus que le prince de Valaquie m' ayant déjà remis toutes les preuves du droit que j'avais à réclamer, rien ne me rappelait nécessairement à Tergowitz: mais depuis que j'avais lu le billet de Mademoiselle Tekely, j'étais trop occupé de ses peines pour m'éloigner d'elle sans avoir tenté quelque chose pour sa consolation, ou du moins sans avoir appris de Madame Olasmir ce qu'elle en avait pu découvrir dans mon absence. Je pensais donc à retourner sur mes traces, lorsque mon départ fut précipité par l'avis le plus étrange et le plus éloigné de toutes mes idées. Un courrier m'apporte une lettre du prince, qui m'apprend l'évasion de sa petite-fille, et qui me presse de me rendre à Tergowitz pour délibérer avec lui sur ce triste événement. Cette nouvelle étant déjà publique à sa cour, quelques mots échappés au courrier me firent juger queles premières défiances étaient tombées sur moi, et qu'on ne m'avait écrit que pour les éclaircir, en s'assurant si j'avais quitté Cronstat. Je pardonnai ce soupçon au chagrin d'un père; et le mien n'étant pas moins vif, j'avoue qu'au premier moment je regardai l'entreprise de Mademoiselle Tekely comme le plus grand malheur où ses peines, bien ou mal fondées, eussent pu la faire tomber.
Dans quelle protection, et de quel côté lui supposer des ressources? Le transport d'une mortelle inquiétude me fit oublier toute crainte de lui déplaire, jusqu'à répondre aussi-tôt au prince que je ne pouvais soupçonner que Madame Olasmir de l'avoir aidée dans sa fuite, et que sans doute il fallait chercher leurs traces du côté de la Hongrie. C'était néanmoins la servir sans le vouloir, en faisant évanouir les soupçons qui me regardaient moi-même, et qui m'auraient pu faire observer plus long-temps. La nuit approchait, j'étais sans voiture, et je ne pouvais partir à cheval que le jour suivant. Je renvoyai le courrier avec ma réponse, et la promesse d'être le lendemain au soir à Tergoxitz.
En effet, après avoir employé toute la nuit à recueillir mon argent, je partis à la pointe du jour; et j'aurais regretté fort amèrement quelques heures données à ce dernier soin de ma fortune, si l'entier oubli de mes intérêts avoitpu sauver Mademoiselle Tekely de tous les malheurs que je redoutais pour elle. Ma diligence me fit arriver en moins de trois heures au sommet de la montagne. Il en était huit. J'approchais de l'ermitage, où j'avais dessein de m'arrêter un moment, pour exciter le pieux ermite à redoubler ses prières. Le retentissement des rochers me fit entendre, à quelque distance, un bruit sourd qui s'évanouit presque aussi-tôt. J'étais encore dans l'épaisseur des bois. Je portais dans ma valise une somme considérable en or. Un mouvement naturel de frayeur, que ce passage désert inspire toujours, et le souvenir réel de mille aventures célèbres dans le pays, me firent interrompre ma marche. Je m' arrêtai dans un lieu couvert; et faisant quitter son cheval à mon valet, je lui donnai ordre de s'avancer lentement du côté d'où le bruit nous était venu: il nous semblait même qu'il recommençait par intervalles, et qu'il ne pouvait être éloigné. C'était celui de plusieurs personnes à pied, qui cessaient quelquefois de marcher, et qui laissaient échapper quelques paroles, mais d'une voix basse et contrainte.
Je contraignis encore plus la mienne pour recommander beaucoup de prudence à mon valet. Il fut une demi-heure à reparaître, et mes alarmes devenaient fort vives pour lui. Enfin jele vis revenir à moi sans précaution. Son retour dissipa mes frayeurs, mais son récit ne put me causer que beaucoup d' étonnement. Il s'était avancé par degrés jusqu'à la sortie du bois, à l'endroit où l'on commençait à découvrir l'ermitage, parce qu'en suivant toujours le bruit, il avait jugé qu'il se portait vers ce lieu. Cependant, étant demeuré caché sous les derniers arbres, à trois ou quatre cent pas du spectacle qui s'était bientôt offert à lui, il n'avait pu distinguer qu'imparfaitement les objets. La première figure qui s'était présentée à ses yeux avait été celle d'un homme vêtu de rouge, galonné en or, la tête couverte d'un bonnet militaire, à la manière hongroise, armé d'un grand sabre et d'un mousquet. Cet homme avait traversé l'espace de terrain nu, et s'était rendu à l'ermitage, qu'il avait ouvert d'une clé.
Quelques minutes après, l'ermite en était sorti, sans que l'homme rouge eût reparu. L'ermite avait pris le chemin par lequel l'homme rouge était arrivé à l'ermitage. Il était entré dans la même partie du bois, d'où l'autre était sorti; et presque' aussitôt il s'était fait revoir, avec deux hommes vêtus de noir, chargés de quelques paquets, et deux femmes, que la lenteur de leur marche, et le besoin qu'elles avaient d'êtresoutenues, devaient faire croire extrêmement fatiguées. Tous s'étaient rendus à l'ermitage; et pendant un demi-quart d'heure, que mon valet avait encore passé à les observer, il n'avait vu paraître à la porte que le seul ermite, qui s'en était même éloigné de quelques pas, pour jeter les yeux autour de lui, comme s'il eût attendu quelqu'un de plus, ou cherché à découvrir si tout était tranquille dans sa solitude. J'avoue que tant de bizarres images me firent naître d'étranges soupçons; et les plus avantageux pour l'ermite ne furent pas favorables à ses mœurs. Mais, dans la nécessité de continuer ma route, j'écartai un reste de frayeur, en considérant qu'on ne me parlait que d'un homme armé, qui n'en attaquerait pas deux, auxquels il devait aussi supposer des armes, et d'ailleurs la facilité de s' éloigner avec toute la vitesse de leurs chevaux. Le seul changement que je fis à mon projet, fut de traverser le premier un lieu si suspect, sans dire un mot à l'ermite, dont les prières ne me semblaient plus valoir ce qu'elles m'avaient déjà coûté. Je me remis en chemin dans cette résolution, et peu s'en fallut qu'elle ne fût exécutée trop fidèlement. Mais l'ermite, averti par le bruit de mes deux chevaux, fut plutôt sur le chemin que je nepus arriver à l'endroit où je le vis arrêté. Il n'avait pensé, comme il me le dit ensuite, qu'à déguiser mieux son secret, en venant demander, suivant son usage, l'aumône à deux voyageurs qu'il voyait passer. Lorsqu'il crut me reconnaître, l'étonnement et la joie le rendirent immobile. Il tendit affectueusement les bras, sans venir à ma rencontre; et quoique j'eusse déjà pris le galop, pour passer tête baissée devant sa demeure, et devant lui-même, je ne pus résister à la curiosité de lui parler un moment dans une posture si peu redoutable. J'arrêtai ma course. Il prévint mes questions par des exclamations fort tendres. Ah monsieur! Quelle charmante surprise! Quelles bénédictions du ciel! à l'heure même, j'allais dépêcher un exprès à Constate.
Hâtez-vous, suivez-moi. Non, vous ne devinerez jamais qui vous attend ici. Cet air de tendresse, et ce ton naïf, ne pouvant me laisser de crainte ou de défiance, je le pressai de s'expliquer mieux. Il prit une de mes rênes, pour m'éloigner à dix pas de mon valet; et m'ayant prié de baisser la tête pour l'entendre, dois-je ouvrir la bouche, me dit-il, devant tout autre que vous?
Vous le pouvez, répondis-je, devant ce valet, dont je vous réponds comme de moi.
Hé bien, reprit-il plus librement, apprenez queMademoiselle Tekely et Madame Olasmir sont depuis une heure dans cette cabane. Il est certain que dans une agitation, telle que je n'en ai jamais éprouvée, je ne laissai pas de conserver assez de présence d'esprit pour douter d'un événement si peu vraisemblable, et pour me demander même si la prudence me permettait de me livrer à des apparences de bonne foi, qui pouvaient couvrir quelque horrible perfidie. Mais le souvenir présent des observations de mon valet, sur-tout des deux femmes qu'il avait vues conduire dans l'ermitage, l'emporta sur des idées trop timides; et je n'écoutai que le premier mouvement par lequel je me sentis entraîné dans un lieu, où l'on m'assurait que j'allais revoir Mademoiselle Tekely. Je ne fus pas plus épouvanté par le conseil, que l'ermite me donna, de faire tenir mes chevaux à l'écart sous quelques arbres, qui pouvaient les dérober à la vue des passants, dans la crainte d'attirer trop leur attention sur l'ermitage. Ainsi le soin de ma vie et celui de mon argent, furent également oubliés. Je suivis l'ermite sans précaution, troublé par une confusion d'idées et de sentiments, qui me rendirent muet jusqu'à sa cabane. La première porte en avait été fermée, lorsqu'il en était sorti; et ce ne fut qu'après avoirentendu sa voix, qu'on se hâta de l'ouvrir. Je vis, dans la chambre que je connaissais déjà, un homme vêtu de noir, tel que mon valet m'en avait représenté deux. Mais l'ermite, ayant fermé la porte sur nous, en ouvrit une autre; et l'obscurité, où nous nous trouvions, fut aussitôt dissipée par la lumière d'une chandelle, dont la seconde chambre était éclairée. Il y entra le premier, pour diminuer, me dit-il, par un mot de préparation, la surprise où Mademoiselle Tekely allait être de me voir paraître, suivant tous ses vœux, mais assurément contre son attente. Je la vis moi-même, dans cet intervalle, assise sur quelques paquets, la tête appuyée sur le sein de Madame Olasmir, que je découvris aussi, et qui la soutenait d'un bras dans cette posture. Un autre homme en noir leur tenait compagnie, sans qu'elles me parussent effrayées de leur situation. La figure des deux hommes, et la forme, autant que la couleur de leurs habits, me les fit reconnaître alors pour des gens d'église. Il ne manquait, à la description de mon valet, que l'homme vêtu de rouge, et je fus surpris de n'en voir aucune trace. Ici, nous fûmes interrompus une troisième fois; et me sentant attaché par le plus vif intérêt,je craignis si fort qu'il ne prît envie à mes gens d'ouvrir et d' entrer, que je me levai avec impatience, pour fermer intérieurement ma porte. Ensuite je rendis toute mon attention au docteur qui continua de faire parler son abbé transilvain.
LIVRE 6 Mon nom, qu'on parut entendre avec plus de joie que d'étonnement, ayant fait quitter leur posture aux deux dames, je compris qu'elles étaient informées de mon approche, et j'entrai sans attendre le retour de l'ermite. Mademoiselle Tekely se précipita au-devant de moi, et prit une de mes mains qu'elle serra dans les siennes. Ce petit transport, que j'attribuai à la vive impression des circonstances, et les mouvements dont j'étais agité, n'en rendirent pas mes caresses plus familières. Je lui fis reprendre le siège où je l'avais vue.
L'ermite, en homme d' expérience, jugea qu'une scène si singulière demandait pour moi de prompts éclaircissements, et n'attendit pas mes questions. Je ne puis vous informer trop tôt, me dit-il, d'une aventure dont la hardiesse, de la part de Mademoiselle Tekely et de la mienne, et le succès, heureusement conduit par le ciel, ne peuvent manquer de vous causer beaucoup d'admiration; et quelque parti qu'elle vous fasse prendre, vous allez sentir qu'il faut de la diligence pour en assurer le fruit. Mais vous ne m'entendrez qu'imparfaitement si je ne commence par vous apprendre qui je suis, et non-seulement la forcedes motifs qui m'attachent à tout ce qui porte le nom de Tekely, mais d'où me viennent les facilités que j'ai trouvées tout d'un coup pour mon entreprise. Il me pria de me rappeler la vive surprise qu'il n'avait pu contenir lorsqu'il m'avait entendu parler d'une fille du comte Jean, et d'une nièce du comte Emeric. Je n'y trouverais rien d'excessif, en apprenant qu'il se nommait Keteser, et que les vingt premières années de sa vie s'étaient passées au château de Kus, siège de cette noble maison. Quoique catholique, il y avait été page. Ensuite, s'étant dévoué à servir le comte Emeric, lorsqu'après la mort de son père il avait été forcé de s'évader la nuit du château de Kus, où les autrichiens l'avaient assiégé, il l'avait suivi en Transylvanie, et de-là dans tout le cours de ses guerres, jusqu'à la fameuse journée d'Olasch, où, combattant à la tête de quelques troupes hongroises, dont le comte lui avait confié le commandement dans l'armée turque, il était resté à demi-mort sur le champ de bataille. Là, ne pouvant attendre de secours d'aucune puissance humaine, il avait levé les yeux au ciel, qu'il se reprochait d'avoir mal servi depuis son enfance, et les engagements mêmes qu'il avait au service des infidèles lui semblant un crime contre la religion dans laquelle il était né, il avait cru nele pouvoir expier qu'en vouant à la pénitence un reste de vie qu'il désespérait de conserver plus long-temps. Cependant d'heureux secours l'ayant dérobé à la mort, l'exécution de cette promesse avait été retardée par son inclination pour les armes, et par son attachement pour le comte. Mais un autre événement, où la voix du ciel s'était fait entendre avec plus d'énergie, avait enfin surmonté ses résistances. La comtesse de Kedasty, sœur du comte, fugitive depuis son aventure de Cassovie, où deux femmes de soldats, qu'elle employait à faire passer les déserteurs autrichiens dans le parti de son frère, l'avaient mise, par leur trahison, dans la nécessité de s'évader, et s'étaient rendues les accusatrices d'un grand nombre de hongrois, dont le supplice donna naissance aux fameux tribunaux d'Eperies et de Debrezin, était passée en Transylvanie lorsque les états de cette principauté avaient reconnu son frère pour leur souverain, et s'y était soutenue quelque temps dans le rang de sa naissance. Cette fortune ayant peu duré, et celle du comte commençant à décliner, il était question de tirer sa sœur d'un pays où son parti ne dominait plus. Keteser fut chargé de cette commission, avec soixante cavaliers déterminés, qui devaient passer par la Valaquie, et se rendre, suivant leurs intelligences, au pied du mont Carpat, pour y prendrela comtesse. Les impériaux n'y ayant pas encore de poste, ce passage était ouvert, et paraissait peu suspect, au travers d'une si rude montagne. Mais Keteser fut observé ou trahi. Pendant qu'il s'avançait sans obstacle vers la plaine de Cronstat, un corps de six cent impériaux s'était saisi de la seule route par laquelle on y pouvait descendre, et fondit de divers côtés sur sa troupe. Il se défendit avec une si furieuse obstination, qu'il y perdit jusqu'au dernier de ses gens; et lui-même, couvert de blessures, à pied par la mort de son cheval, n' avait dû la vie qu'au bonheur qu'il avait eu de se glisser dans les bois par un sentier fort étroit, qui l'avait sauvé. Dans ce triste état, après quelques heures d'une marche incertaine, il s'était trouvé à la vue de l'ermitage, habité alors par un autre ermite, dont il avait reçu tous les bons offices de la charité. Alors le danger présent de ses blessures, celui dont il venait d'échapper par un miracle sensible, le souvenir d'un vœu long-temps négligé, le chagrin même de sa disgrâce, et d'avoir si mal rempli l'attente du comte, toutes ces considérations, fortifiées, nous dit-il, par l'occasion, dans l'exemple qu'il avait devant les yeux, et qui n'était pas sans quelque ressemblance avec sa propre aventure, l'avaient déterminé tout d'un coup à ne pas quitter la solitude où la main du ciel l'avait conduit.Il avait changé l'habit militaire pour le sac d'ermite: mais sentant l'importance de ne laisser jamais affaiblir les motifs qui l'avaient jeté dans l'humiliation de la pénitence, il avait gardé, dans un coin de sa retraite, son habit, ses armes, et tout ce qui pouvait retracer à sa mémoire le frivole usage qu'il avait fait des plus belles années de sa vie: heureuse inspiration, qui l'avait mis en état de rendre, à Mademoiselle Tekely, un service qu'il n'aurait pu tenter sous le froc d'ermite. Peu de mois après sa conversion, ajouta-t-il, il s'était trouvé seul possesseur de l'ermitage, par la mort de son collègue. Avec un modèle de toutes les vertus, ce saint homme lui avait laissé, pour héritages, la connaissance et l'amitié des deux honorables ecclésiastiques que j'avais devant les yeux, l'un établi à Rouca, l'autre à Crisolitz, bourg voisin de Tergowitz, tous deux attachés depuis long-temps au service spirituel d'un reste de catholiques, soufferts jusqu'alors dans la Valachie; et c' était à leur généreux zèle, que Mademoiselle Tekely devait les secours, qui l'avaient heureusement dérobée aux séductions des grecs. J'écoutais avec toute mon attention, sans porter de jugement sur une entreprise que j'ignorais encore, et dans l'appréhension seulement que les traces de l'aventure n'eussent pasété déguisées assez soigneusement pour nous garantir, dans cette solitude même, de la poursuite des gardes du prince, dont je craignais à tous moments l'arrivée. Cependant le nom de Keteser était propre à me rassurer. Il était célèbre dans toute la Hongrie, par la bravoure extraordinaire de celui qui l'avait porté, et qu'on avait cru tué dans la montagne avec tous ses gens. J'admirai le pouvoir de la religion sur un homme de ce caractère, et le ton simple et modeste, dont il nous avait retracé son ancienne gloire. Il reprit. à présent, monsieur, vous devez juger de ce que je ressentis, il y a trois semaines, lorsqu'ayant appris de vous par qui mes services étaient demandés, l' intérêt du ciel se joignit, dans mon cœur, à mon immortel attachement pour le nom de Tekely. Vous ne vous fîtes pas assez connaître, pour m' inspirer toute la confiance que j'aurais prise aussi-tôt pour vous: mais n'étant ici qu'à cinq lieues du couvent grec dont vous m'aviez dit le nom, je résolus sur le champ d'y pénétrer, d'y voir la nièce de mon cher maître, et de savoir d'elle-même ce que je devais entreprendre pour elle. La force, s'il en eût été besoin, m'en aurait ouvert l'accès, par l'assistance de quelques anciens soldats catholiques, établis dans les bourgs voisins de cette montagne, qui sans me connaître autrement qu'àtitre de vieux soldat comme eux, visitent quelquefois ma retraite, et me portent un respect dont je ne suis redevable qu'au genre de vie que j'ai embrassé. Mais j'avais d'autres moyens à tenter.
L'habit, que j'ai conservé, m'en offrait plusieurs; et je m'arrêtai d'abord au plus simple, qui fut de me présenter à la porte du couvent, sous la qualité d'officier du prince, chargé de voir en son nom Mademoiselle Tekely. Je fus introduit sans défiance. Deux mots me firent connaître d' elle; et lorsque dans nos explications elle m'eut appris quels liens vous attachent à ses intérêts, je regrettai fort amèrement de n'avoir pas eu plus d'ouverture pour vous. Rien ne me parut l'affliger tant que votre voyage, et la longue absence à laquelle vous m'aviez dit que vous étiez obligé. Il m'abandonne, s'écria-t-elle, lui qui m'a jetée dans le précipice où je suis! On m'a ravi Madame Olasmir. On m'a livrée à toutes les ruses de l'enfer! Je suis perdue sans ressource. Son désespoir me parut si vif, qu'après avoir achevé de m'éclaircir sur sa situation, dont je reconnus en effet le danger, par les artifices employés pour la séduire, je lui déclarai que j'étais venu dans l'intention de la servir; et qu'avec le motif de la religion, j'avais celui d'un inviolable dévouementpour tout ce qui me représentait son père ou son oncle. Cette déclaration, accompagnée de quelque détail sur les aventures de ma vie, ranima tout d'un coup son courage. Elle ne parla plus que de quitter sa prison. Elle aurait été capable, ajouta l'ermite, en la regardant avec un sourire, de partir à l'heure même, si la difficulté de sortir du couvent ne l'eût arrêtée; et son plan me fit juger qu'elle s'était occupée plus d'une fois des mêmes idées. Elle voulait, me dit-elle, se retirer dans quelque lieu sûr, faire avertir Madame Olasmir de la rejoindre, attendre votre retour avec elle, et vous prier de la reconduire, pour le reste de sa vie, dans son cher asile d'Odenbourg. En vain lui représentai-je qu'une si grande résolution demandait des préparatifs et de la prudence. Elle ne me laissa que le temps de voir Madame Olasmir, pour concerter avec elle les moyens et le jour de sa fuite. Je lui promis volontiers de me rendre, dès le même jour, à Tergowitz.
Madame Olasmir, que je vis avec plus de liberté, ne me parut pas moins tremblante; mais lorsqu'elle se crut sûre de mon zèle, elle ne marqua pas moins d'empressement pour quitter la cour de Valaquie. Elle n'était informée que depuis deux jours, de la situation de Mademoiselle Tekely; et ses alarmesétoient d'autant plus vives, qu'en lui donnant cette connaissance, on s'était flatté de pouvoir la faire servir elle-même à séduire son élève. On lui avait offert à cette condition, non-seulement de la conduire auprès d'elle, mais de l'établir avantageusement, par un mariage au-dessus de ses espérances; et le prince, en lui faisant cette proposition, avait exigé, pour assurance de sa bonne-foi, qu'elle commençât par l'abjuration et le mariage. Il avait accordé quinze jours à ses réflexions, et l'avait quittée sans attendre sa réponse. Son inquiétude n'était pas pour elle-même: mais jugeant, par cette artificieuse méthode, de l'adresse avec laquelle son élève serait attaquée, elle tremblait pour une jeune personne qui se trouvait engagée dans une si dangereuse guerre; et le parti de fuir, si la fuite était possible avec elle, lui semblait aussi le seul qu'elles dussent tenter l'une et l' autre. Les craintes de Mademoiselle Tekely, si réellement justifiées par ce que je venais d'entendre, ne me permirent plus de balancer sur le service qu'elle m'avait demandé. Cependant la défiance que j'ai toujours eue de mes propres lumières, autant que la nécessité d'employer quelque secours pour la délivrer, me fit prendre le conseil de mes deux amis. J'eus besoin de plusieurs jours pour les assembler. Leur avis nefut pas différent du mien. Ils conclurent même que le temps était précieux, et que ne pouvant me dispenser de retourner au couvent, où ma seconde visite serait peut-être assez remarquée pour faire approfondir mes prétextes, il ne fallait pas nous exposer à des obstacles, que le délai rendrait invincibles. Toutes nos mesures furent prises avec sagesse. Les temps et les lieux furent réglés. Mes deux vertueux amis promirent de se rendre à quelque distance du couvent, pour y recevoir Mlle Tekely, que je ne voulais confier qu'à des mains si sûres. De quatre hommes éprouvés, que je disposai à me servir, deux furent destinés à m'accompagner; les deux autres, à partir de Tergowitz avec Madame Olasmir dans le cours de la même nuit. Le fond de mes vues, après la délivrance de Mademoiselle Tekely, que je regardais comme une entreprise aisée, était de réunir les deux dames avant le jour au pied des montagnes, d'y congédier hommes et chevaux, pour ne laisser à nos confidents mêmes aucune connaissance de notre route; de conduire, par divers détours, qui me sont devenus familiers, les dames et mes deux amis jusqu'à ma demeure, asile plus sûr, à mon avis, qu'un grand nombre d'autres qui m'étaient offerts; et d'y reprendre l'habit de ma profession, pour vous porter moi-même en Transylvanie, où je paroisquelquefois sous cette marque, des informations sur lesquelles j'aurais pris vos ordres. Il ne me restait qu'à convenir, avec les deux dames, des moyens de leur évasion; et n'y voyant pas plus de difficulté que d'incertitude, j'en avais déjà fixé le jour à mes confidents. Grâces à vos libéralités, qui m'avaient mis en état de fournir à la dépense des courses, je revis bientôt Madame Olasmir à Tergowitz. L'unique embarras que je lui laissai, pour répondre à mes mesures, fut de se rendre, le soir du jour convenu, dans une rue peu éloignée de son logement, où mes deux hommes devaient la prendre, et de se laisser conduire avec aussi peu d'inquiétude que de bruit. De-là, m'étant rendu au couvent, je n'y remarquai aucune apparence de soupçon, qui diminuât la liberté de ma visite, ou qui dût me faire changer mes arrangements. Mademoiselle Tekely, disposée à tout entreprendre, n'avait eu que son impatience à modérer; et lorsqu'elle eut entendu mon plan, elle fut la première à me désigner les lieux par lesquels son évasion lui semblait facile. Elle m'indiqua des routes qu'elle avait étudiées, et que j'ignorais, quoique je ne l'eusse pas revue sans les avoir observées. Enfin, l'heure de l'exécution étant arrivée, c'est-à-dire, avant-hier à minuit, loin d'être arrêtée par la frayeur, ou retardéepar l'obstacle des passages, elle était au rendez-vous avant moi, et je fus étonné, en y arrivant, de la trouver assise sur le haut du mur, où je n'eus qu'à lui tendre les bras pour la recevoir. Elle avait eu le courage et l'adresse d'y monter, sans autre secours que ses petites mains, après avoir jeté, par-dessus, deux ou trois paquets de choses nécessaires à son usage, qu'elle avait eu la précaution et la force d'apporter. Les sages amis, que vous voyez, étaient à vingt pas de moi, tous deux à cheval, tandis qu'étant descendu avec mes deux hommes d'escorte, nous avions laissé nos montures un peu plus loin, pour ne pas nous trahir par une marche trop bruyante. Je fis prendre les paquets de Mademoiselle Tekely à l'un de mes deux seconds, et je lui donnai le bras avec l'autre. Le silence de la nuit ne fut pas interrompu par nos discours. Chacun semblait plein de la dangereuse commission dont il était occupé. Mademoiselle Tekely se laissa placer derrière un de mes amis, avec une confiance pour eux et pour moi, qui ne pouvait venir que de la force de ses motifs. Je fis prendre le devant à celui de ses deux conducteurs qui demeurait. L'autre, chargé de son précieux fardeau, suivait à cent pas. Je marchais vingt pas après, et mes deux militaires faisaient l'arrière-garde.Je connaissais si bien ces deux hommes, qu'avec ce que je pouvais mettre pour les seconder, toute la garde du prince ne m'eût pas fait perdre un pas de terrain, sans avoir vu Mademoiselle Tekely en sûreté. Nous arrivâmes heureusement, dans cet ordre, au lieu dont j'étais convenu avec les guides de Madame Olasmir. Ils y étaient avec elle, à cheval encore, mais tranquilles, après une marche de six heures, dans laquelle ils n'avaient pas fait moins de neuf lieues. La joie du succès me fit perdre un moment de vue Mademoiselle Tekely, pour ne penser qu'à suivre le plan que je m'étais proposé. Après avoir aidé Madame Olasmir à descendre, et l'avoir priée de prendre un moment de repos avec son élève et mes deux amis, je m'éloignai de quelques pas, pour renouveler mes derniers ordres aux quatre hommes, en les renvoyant avec les chevaux. C'était de se séparer dans leur retour, et de prendre différentes routes, pour rendre leurs traces moins aisées à découvrir.
Mais quoique je leur eusse laissé croire, et que les circonstances fussent propres à leur persuader, que le terme des deux dames ne pouvait être fort loin du lieu où nous étions descendus, j'avais fait réflexion, dans la marche, que j'aurais ici besoin d'un cheval, pour vousaller joindre plus promptement à Cronstat. Cette idée me fit ordonner au plus prudent de mes hommes, de prendre aujourd'hui, avec un cheval de main, la grande route de Transylvanie par Rouca, et d'être à ma porte avant le milieu du jour. Les prétextes ne m'ont pas manqués, pour lui faire entendre que je serais retourné ce matin chez moi, après avoir achevé de servir les deux dames, et que j'attendais d'autres services de lui pour moi-même. Ainsi vous ne serez pas surpris de le voir arriver dans quelques heures. Je paraîtrai seul, pour le remercier de son zèle, que votre arrivée rend inutile; et vous serez libres tous de vous dérober à lui, en demeurant renfermés dans cette seconde chambre. Entre mes précautions, je n'avais pas oublié qu'il nous resterait trois lieues à faire dans la forêt, et que les deux dames, mal exercées à marcher, ne pourraient se rendre ici avant la fin de la nuit. J'avais fait prendre, à mes deux amis, leurs manteaux et quelques provisions de vivres. Mon dessein était de faire passer le reste de la nuit aux dames, dans le même lieu où je les avais fait descendre, et de les mettre en chemin au jour, par des bois à la vérité fort épais, mais dont la lenteur de notre marche leur aurait fait une promenade, sur-tout avec lessecours que trois hommes pouvaient leur prêter. Cet endroit d'une montagne, dont j'ai eu le temps de connaître toutes les parties, depuis si long-temps que je l'habite, est adoucie par des pentes successives, et même ouvertes par des sentiers, où, sans pouvoir passer à cheval, on avance assez facilement à pied, sur un gazon dont l'hiver ne flétrit pas la verdure. C'était l'agrément, autant que la sûreté du chemin, qui m'avait déterminé pour cette route; et je n'avais pas douté que dans l'espace d'un jour, deux femmes, des plus délicates, n'en surmontassent aisément la fatigue. Les rochers, dont cette cabane est environnée, n'ayant pas d'ailleurs une grande étendue du même côté, je comptais qu'en les traversant vers la fin du jour, par un sentier que j'y ai creusé de mes propres mains, nous serions ici rendus au commencement de la nuit, pour y entrer à la faveur des ténèbres, dont je pensais à couvrir notre arrivée. Mais lorsqu'ayant vu partir les quatre hommes, je me rapprochais des dames, sans autre embarras que celui de leur procurer jusqu'au jour une situation commode, ma surprise fut extrême d'entendre quelques gémissements sourds, que la contrainte même qu'on se faisait pour les retenir, rendait plus touchants et plus douloureux. C'était Madame Olasmir, dont l'inquiétude sesoulageoit par des soupirs et des pleurs; mais le cruel accident, qui les causait, me jeta moi-même dans une mortelle alarme. Je vis, à la clarté de quelques faibles rayons de la lune, Mademoiselle Tekely étendue sur un de nos manteaux, sans connaissance et sans mouvement. Mes amis, qui s'employaient inutilement à lui faire rappeler ses forces, paraissaient douter si le peu de chaleur, qu'elle conservait encore, était un reste de vie.
Ils m'apprirent, en deux mots, qu'elle était tombée dans cet état presque' au moment que je m'étais éloigné, après quelques explications qui semblaient propres, au contraire, à soutenir son courage. Elle s'était fait assurer que les dangers de sa fuite étaient passés; elle en avait marqué la plus vive joie: ensuite apprenant qu'elle était dans la même forêt qu'elle se souvenait d'avoir traversée, et qu'elle y devait passer la nuit, son imagination délivrée du grand objet, dont elle avait été si long-temps remplie, avait paru frappée tout d'un coup de l'horreur du lieu, redoublée peut-être par mon éloignement, dont elle n'avait pas compris la cause, et par l'idée de se trouver seule entre deux inconnus, dans un désert dont elle ne connaissait que la plus rude partie. Elle avait tremblé quelque moments de tous ses membres, en invoquant le secours du ciel. Elle avoitfermé l'oreille aux représentations de mes deux amis, qui s'étaient efforcés de la rassurer. Elle avait fait des plaintes touchantes sur le malheur de son sort. Enfin, s'étant jetée dans les bras de Madame Olasmir, elle y était demeurée sans force, et dans l'état où je la voyais. Ce n'était heureusement qu'un épuisement d'esprits, causé par les agitations de son entreprise, et par la frayeur qui avait succédé tout d'un coup à de si longs efforts de courage. Mais ayant duré le reste de la nuit presque'entier, il nous mit hier, pendant la plus grande partie du jour, dans l'impuissance de faire un pas vers cette retraite. En rendant la connaissance à Mademoiselle Tekely, nos secours n'avaient pas tout-à-fait dissipé l'impression de ses craintes. Il fallut prendre toutes sortes de voies pour les combattre, et lui rappeler les grands motifs d'une résolution supérieure à la faiblesse ordinaire de son sexe.
Insensiblement ces idées reprirent toute leur force, secondées sur-tout par l'espérance de n'être pas long-temps ici sans vous voir. Nous fîmes une partie du chemin, hier après-midi. L'obscurité des ténèbres pouvant ramener les mêmes sujets d'alarme, je ne voulus pas qu'elle pût nous surprendre, et je jugeai à propos de nous arrêter avant la fin du jour, pour familiariser les yeux de Mademoiselle Tekelyavec le lieu où je la fis consentir à passer la nuit. Des secours, préparés plus à loisir que ceux du jour précédent, avec un bon feu, que j'ai pris soin d'allumer dans le creux d'un roc, ont du moins rendu son sommeil tranquille. Ce matin, nous avons marché fort légèrement jusqu'à la sortie du bois, d'où je suis venu reconnaître seul l'état de ma solitude, et déposer l'habit militaire, pour retourner au-devant des dames, avec celui de ma profession. Le bruit de vos deux chevaux m'a fait sortir avec la vivacité que vous avez pu remarquer, dans l'opinion que c' était mon homme avec les siens.
Mais votre heureuse arrivée comblant tous nos vœux, il ne me reste qu'à le renvoyer sur ses pas, ou qu'à vous présenter ses services, dont je vous réponds comme des miens. Ce récit du brave ermite avait donné le temps, à Mademoiselle Tekely, de se remettre, tout-à-la-fois, et de la fatigue de son voyage et de la surprise qu'elle avait eue de me voir. Elle me regarda d'un œil incertain, qui semblait attendre le jugement que j'allais porter de sa résolution. Ce n'était pas le moment d'examiner, si le plus sage parti, pour elle, eût été d'attendre l'exécution de la parole du prince, et de se contenir dans les bornes de l'obéissance et de la modestie. Elle avait ignoré les intentions deson grand-père, et cette seule raison me paraissait une excuse. Les circonstances étaient pressantes. On avait compté sur mes conseils, ou plutôt sur mes décisions absolues, dont les deux dames faisaient dépendre leur destinée; et dans la précipitation avec laquelle les résolutions s'étaient prises, leur plus grand malheur aurait été que, n'étant pas informé de l'évasion de Mademoiselle Tekely par le prince, je fusse parti moi-même, après Monsieur et Madame Jeffreys, comme j'en avais eu la tentation, pour les joindre sur la route de Bender, et me rendre à Constantinople par cette voie. Que seraient-elles devenues l'une et l'autre, sous la protection du généreux Keteser, dans l'ermitage du mont-Carpat? Mais le ciel semblait avoir conduit les événements; et cette réflexion, jointe à l'aveugle penchant qui me portait à servir Mademoiselle Tekely, me fit aussi-tôt fermer les yeux sur mes intérêts, dont le sacrifice était déjà fait aux siens. Tous mes liens à la cour de Valachie, furent oubliés. Je considérai que les poursuites du prince ayant dû tourner vers la Hongrie, suivant mes propres conseils, qu'il avait dû croire d'autant plus sincères, que j'avais peu ménagé la pauvre Olasmir, ce n'était pas sur le chemin d'Odenbourg, qu'il fallait mener sa petite-fille,ni dans le couvent de cette ville, qu'elle devait espérer de se voir libre. Il aurait été capable de la réclamer à la cour de Vienne, qui n'aurait pas manqué de raisons pour lui rendre une héritière, dont elle aurait redouté les droits. La conduire dans un autre couvent catholique; quel moyen? Et dans quelle vue? Tout ce que j'avais recueilli de mon bien ne montait pas à quarante mille florins, qui ne pouvaient faire un établissement honnête et durable pour deux femmes et pour moi; et quand le partage de cette somme nous aurait suffi, l'honneur, et mon tendre attachement pour l'héritière d'un sang illustre, digne elle-même des adorations de tous ceux qui la connaîtraient un jour, me permettaient-ils d'ensévelir tant de charmes et de vertus dans un cloître? Entre ces réflexions, qui se succédaient rapidement, il me tomba dans l'esprit de la conduire au prince Ragotzky, que mille raisons devaient porter à la secourir; mais outre le peu de fond que j'avais appris à faire sur ce prince fugitif, on ne lui connaissait pas encore de retraite et de fortune assurées. Ce fut néanmoins par cette idée passagère, que je fus ramené à des ouvertures plus naturelles. L'embarras du prince Ragotzky, que je supposais toujours en Pologne, et dont la situation n'y devait pas être aisée, me fit rappeler le testament du comteEmeric. Le prince pouvait être réduit, comme son beau-père, à chercher une retraite en Turquie.
Quelques raisons qu'on pût apporter, pour lui refuser une succession à laquelle il avait été nommé, il y avait beaucoup d'apparence qu'il ferait évanouir les obstacles en la demandant lui-même; et que les droits de Mademoiselle Tekely, aussi peu connus que son existence, en deviendraient beaucoup plus difficiles à faire valoir. Sa fuite devait-elle me faire abandonner un si grand objet? D'un autre côté, car les idées naissent les unes des autres, qui savait si le prince de Valaquie, dont on connaissait l'avidité pour l'or et l'argent, négligeroit les prétentions de sa petite-fille lorsqu'elle serait échappée de ses mains, et n'emploierait pas son crédit à la Porte, pour se mettre en possession d'un héritage, dont il serait regardé comme le protecteur et le gardien naturel?
Seconde réflexion, qui me frappa vivement. Quel remède à deux craintes si pressantes? C'était non-seulement de hâter mes demandes au nom de Mademoiselle Tekely, mais de la faire paraître elle-même, pour en assurer le succès par sa présence. Un voyage en Turquie, sous ma conduite, n'était pas plus impossible que tout autre course, à laquelle il fallait se déterminer pour l'éloigner de la Valaquie et le souvenir de Madame Jeffreys, qui l'entreprenoitavec son mari, se présentant pour appuyer mon idée, je la goûtai presque'aussitôt qu'elle fut conçue, avec ce motif de plus pour m'y attacher, que nous pouvions joindre facilement le ministre anglais, et trouver, dans la compagnie de sa femme, le plus honnête de tous les voiles pour l'âge et le sexe de Mademoiselle Tekely. Je demeurai si content de cette conclusion, qui mettait tout-à-la-fois, sa personne, son honneur et ses espérances de fortune à couvert, qu'après avoir remercié l'ermite et ses deux amis de ce qu'ils avaient entrepris pour elle, je ne pensai qu'à la rassurer par mes consolations et par l'ouverture même de mes vues. Elle consentit, sans objection, à tout ce qui pouvait l'éloigner, et me mettre dans la nécessité de ne pas m'écarter d'elle. J'avais eu d'autant moins de répugnance à m'expliquer devant ses libérateurs, qu'avec la confiance que je leur devais après un service de cette nature, je sentais combien leur assistance m'était nécessaire pour achever leur ouvrage. Le généreux Keteser, qui ne le comprit pas moins, n'attendit pas mes sollicitations. Sa fécondité, pour les expédients, qui se ressentaient de son ancienne profession, lui présentant tout d'un coup le parti qu'on pouvait tirer des circonstances, il me dit que je devais être sansinquiétude pour sortir des états du prince, de quelque côté que je pensasse à prendre ma route; que pour me rendre à Bender, avec les deux dames, il me conseillait d'éviter les chemins de terre, où je ne trouverais aucune sorte de commodités, si je ne les y portais, et de descendre plutôt jusqu' à Ismaéli par le Danube, sur lequel je pouvais toujours trouver quelque bâtiment hongrois prêt à partir; qu'il n'avait pas oublié la malheureuse route par laquelle il avait pénétré dans la Valachie; et qu'il me garantissait de nous rendre à Belgrade en trente heures; que l' essai, qu'il avait vu faire aux deux dames, semblant promettre que la selle d'un cheval et la marche de quelques nuits un peu froides ne les rebuteroient pas, il ne fallait pas penser à d'autres voitures, qu'il ne pouvait nous faire trouver sans beaucoup de peine et de péril, ni chercher plus loin une occasion que d'heureux incidents nous offraient; que mes deux chevaux, avec ceux qui lui devaient arriver, suffiraient pour six que nous serions, c'est-à-dire, pour moi et pour mon valet, qui prendrions les dames en croupe, et pour son compagnon et lui, qui nous composeraient une escorte sur laquelle nous pouvions nous reposer. Avec tout autre qu'un Keteser, peut-être aurais-je été plus timide: mais les promessesd'un si brave homme, sur-tout dans une conjoncture où je n'avais pas de choix plus sage, m'inspirèrent une partie de l'intrépidité que j'avais vu briller dans ses yeux pendant son discours. Je demandai à Mademoiselle Tekely si cette longue marche n'excéderoit pas ses forces. Loin d'en paraître effrayée, elle avait été comme ranimée par les assurances de son guide, ou par les résolutions que j'avais prises en sa faveur. Son consentement fut prononcé d'un air si ferme, et dans des termes si vifs, que l'ermite et ses amis, étonnés de son courage, après l'avoir vue dans un état si différent la nuit précédente, marquèrent beaucoup d'admiration pour ce changement: et ce fut la première occasion que j'eus d'observer ce caractère extraordinaire, sur lequel je vous ai prévenu, qui, suivant le degré de chaleur ou de refroidissement que son sang et ses esprits recevaient de son imagination, pouvait la faire passer, dans un instant, du calme le plus profond ou des mouvements les plus vifs, aux dispositions les plus opposées. Les offres de Keteser étant acceptées, mon valet, qu'il appela librement sur mon témoignage, reçut ordre de recueillir, aux environs de notre cabane, tout ce qu'il trouverait propre à nourrir mes chevaux jusqu'au soir.
Ceux quel'ermite attendait parurent enfin, et leur guide eut le même ordre: mais ce fut après avoir consenti joyeusement à la nouvelle commission qu'on lui destinait, et pour laquelle il donna lui-même de prudents conseils. Cet homme était un vieux militaire, que la ressemblance des inclinations avait lié fort étroitement avec Keteser; et la probité, fondée sur un même attachement à la religion, ne les unissait pas moins que leurs anciens goûts de guerre. Le reste du jour fut employé aux préparatifs de notre départ. Les deux amis de l'ermite eurent la générosité, malgré mes instances, de ne vouloir accepter aucune marque de ma sensibilité, pour un service dans lequel ils n'avaient eu, me dirent-ils, que la religion pour objet. Ils s'en retournèrent à pied vers le soir, en comblant Mademoiselle Tekely de leurs bénédictions. à l' arrivée de la nuit, Keteser reprit l'habit rouge, avec ses armes. Sa contenance guerrière, sous cette forme, me fit admirer combien la physionomie peut être changée par de purs dehors. Le petit équipage des dames et le mien furent partagés sur la croupe des quatre chevaux. Je montai celui qui m'avait apporté de Cronstat, et je reçus derrière moi Mademoiselle Tekely, enveloppée d'un des deux manteaux.Madame
Olasmir, couverte de l'autre, fut placée derrière mon valet. Le brave Keteser ferma sa cabane, en nous recommandant, avec une piété noble, à la toute puissante protection du grand maître qu'il servait; et de l'air dont il avait si long-temps commandé les troupes hongroises, faisant partir son compagnon pour nous précéder; il monta le dernier à cheval, avec une légèreté qui me surprit à son âge. Je ne vous nommerai pas les lieux par lesquels nous fûmes conduits en sortant de la montagne, la plupart déserts, ou dérobés à nos yeux par l'obscurité. Cependant je reconnus bientôt, et Keteser m'avoua, qu'il n'avait parlé de continuelles ténèbres, que pour mettre le courage de Mademoiselle Tekely à l'épreuve. Il ne nous fit prendre le temps de la nuit, que dans les cantons peuplés, qui pouvaient nous exposer à des observations dangereuses; et la plus grande partie du pays, qu'il avait entrepris de nous faire traverser pour nous rendre à la rive du Danube, n'offrant qu'un petit nombre de villages dispersés, entre de grands pâturages d'où sortent les plus beaux chevaux valaques, il jugea que nous n'avions rien à redouter dans une route, où nulle raison ne pouvait porter le prince de Valachie à faire chercher sa petite-fille.
Aussi n'y rencontrâmes-nous rien qui pût nous causerla moindre alarme. Deux nuits, passées à cheval, en faisant un assez long circuit pour éviter Tergowitz et Buccarest, furent les seules incommodités de cette nature, et nous semblèrent assez réparées par tous les secours que nous trouvâmes ensuite dans l'humanité des habitants. En traversant les haras, Keteser nous faisait descendre librement au premier besoin, et se donnait pour un officier du prince, que ses affaires menaient à Nicopoli avec sa femme et sa fille. En effet, il avait changé d'idée, et c'était dans cette ancienne capitale de Bulgarie, qu'il se proposait de nous conduire, plutôt qu'à Belgrade, parce qu'elle nous avançait vers notre terme. Il la connaissait si parfaitement, depuis la fameuse bataille de 1693, livrée sous ses murs, dans laquelle il s'était signalé, qu'en approchant du Danube, il me donna des instructions, non-seulement pour notre navigation sur le fleuve, mais pour les commodités que nous pourrions trouver dans la ville, si l'envie nous prenait d'y passer. Ces lumières, que je reçus avec joie, ne me parurent qu'une anticipation sur l'expérience que nous en allions faire avec lui; car j' avais déjà pris une résolution, que je jugeais convenable aux intérêts de Mademoiselle Tekely, et qui me semblait d'ailleurs l'unique moyen que notre situation me laissât, dereconnoître toutes les obligations que j'avais, pour elle et pour moi, à l'officieux et brave ermite. Quelque opinion que j'eusse de sa vertu, et des grands motifs qui l'avaient jeté dans son ermitage, j'étais persuadé que le désespoir de sa défaite, et l'embarras de sa situation, n'avaient pas eu moins de part à son choix que la piété; et sans offenser son caractère, je croyais pouvoir douter si sa résolution s'était assez soutenue, pour n'avoir jamais fait place au regret, ou du moins à l'ennui, dans une si longue solitude. Ces réflexions m'avaient fait naître l'idée de l'attacher à la fortune de Mademoiselle Tekely, sous quelque titre honorable qu'il pouvait prendre auprès d'elle; assez sûr, si la succession du comte Emeric ne répondait pas à nos espérances, de retrouver son désert, ou toute autre solitude, qui ne pouvait être pire que la sienne, et fort heureux, au contraire, si le sort de Mademoiselle Tekely changeait par un héritage considérable, de pouvoir se rétablir dans le commerce des hommes en satisfaisant son inclination pour un sang qu'il paraissait adorer. Mais je remettais cette proposition à la fin de ses services; lorsqu'en ayant recueilli les fruits dans toute leur plénitude, il serait question pour nous de remerciements. Nous arrivâmes au bord du fleuve, dans un bourg qui forme une sorte de port, opposé àla ville. Il s'y trouve, comme notre guide nous l'avait annoncé, des pontons volants, qui passent continuellement d'une rive à l'autre, et quantité de ces grandes barques, qui sont en usage, sur le Danube, pour les communications ordinaires du commerce, ou pour la simple commodité des voyageurs. Nous descendîmes, sous cette qualité, dans une hôtellerie du bourg. La curiosité de Mademoiselle Tekely ne fut pas plus vive que la mienne, pour Nicopoli; et le seul motif, qui pût nous y conduire, étant de nous procurer, pour la suite de notre voyage, des secours que nous pouvions espérer dans le bourg même, mon unique soin fut d'y faire nos petites provisions. Comme les vues que j'avais sur Keteser, devaient me donner la même attention pour ses besoins, je pris cette occasion pour lui faire une ouverture dont le succès ne me paraissait pas incertain: sa réponse me jeta dans le plus vif étonnement. Il me dit, en me faisant lire dans ses yeux toute la sincérité de son cœur, que loin d'aspirer à la fin de sa retraite et de la pénible vie qu'il avait embrassée, il ne s'affligeait que de son âge, qui ne lui promettait pas une aussi longue durée qu'il devait la souhaiter pour sa pénitence, et qu'il ne changerait pas son désert pour un palais, ni son sort pour celui du plusgrand roi; que dans son renoncement néanmoins à tous les plaisirs terrestres, il avait trouvé une satisfaction inexprimable à servir Mademoiselle Tekely, ce précieux reste de ses chers maîtres, sur-tout dans une entreprise de religion, qui lui faisait espérer l'indulgence du ciel pour ce qui pouvait être entré de faible et d'humain dans ses autres motifs: mais qu'après nous avoir vus embarqués sur le Danube, bénissant la providence de l'avoir fait servir d'instrument à notre fuite, qu'il jugeait indispensable pour Mademoiselle Tekely, il n'aurait plus d'autre empressement qu'à retourner dans son ermitage, qu'il renouvelait le vœu de n'abandonner jamais, et dans lequel il ne cesserait pas de prier pour une jeune personne, dont le bonheur était la seule pensée qui pût le toucher au monde. En vain combattis-je son étrange espèce de vertu, par tous les raisonnements qui pouvaient le ramener à des idées de religion moins farouches. Les instances de Mademoiselle Tekely, qui ne désirait pas moins que moi, de l'engager à nous suivre, ne firent pas sur lui plus d'impression. Il continua, jusqu'au dernier moment, de nous servir avec le même zèle; et ce fut par son intelligence et ses soins, que nous trouvâmes, dès le même jour, une barque de voyage, avec tout ce qui manquait à notre équipage, ou quipouvoit rendre notre navigation commode. Mais je ne pus même lui faire accepter une somme médiocre, que je ne lui proposai néanmoins qu'à pur titre de remboursement pour ses dépenses, dans les services qu'il avait rendus à Mademoiselle Tekely.
Il me répondit que l' aumône abondante, qu'il avait reçue de moi sur sa montagne, lorsque j'étais en chemin pour Cronstat, avait suffi à ces petits frais; et qu' étant accoutumé à ne recevoir des voyageurs que les libéralités communes, il n'aurait pas violé son usage avec moi, si, dès ce moment, les lumières qu'il avait tirées de notre entretien ne l'eussent fait penser à servir Mademoiselle Tekely. Son homme d'escorte, affectant de l' imiter, voulut aussi refuser une honnête récompense, que je devais à ses fidèles empressements. Mais il le força lui-même de recevoir, sinon toute la somme que je lui destinais, du moins une petite partie, qu'il crut convenable à ses services. J'y joignis, malgré l'un et l'autre, l' argent de mes deux chevaux, que j'avais vendus à l'hôte du bourg, et dont je lui laissai ordre, en fermant l'oreille à leurs protestations, de leur remettre le prix. Si vous demandez quelles informations j'ai eues dans la suite, sur le sort du noble et sincère pénitent, les réponses de Cronstat, à mes lettres de Paris, m'ont appris depuis trois ou quatre mois sonheureuse mort, dans l'exercice constant de sa pénitence et de ses vertus. En descendant le Danube, je me trouvai libre, pour la première fois, avec Mademoiselle Tekely. Dans cette suite d'événements précipités, auxquels j'avais eu presque'autant de part qu'elle-même, il y en avait plusieurs qui m'avaient fait désirer cette situation, pour connaître un peu mieux le fond de son caractère. Je voyais toute la délicatesse du rôle que j'avais à soutenir. Si je n'avais pas eu Madame Olasmir pour témoin de ma conduite, et la certitude de me voir bientôt soumis à des observations encore plus respectables, dans la compagnie de Madame Jeffreys, il est constant que malgré des nœuds, tels que me les avaient fait former, la compassion dans leur origine, ensuite le respect pour un grand nom, l'attendrissement causé par le récit d'Olasmir, l'habitude de plusieurs années de services et de soins, et peut-être autant que tout le reste ensemble, le reproche, dont je ne me croyais pas exempt, d'avoir trop légèrement exposé la religion de Mademoiselle Tekely aux séductions de son grand-père; malgré ces nœuds, dis-je, et la force de tant d'intérêts qui me liaient à son sort, j'aurais préféré tout autre choix à celui d'accompagner, dans un long voyage, une fille de quatorze ou quinze ans,dont je ne connaissais proprement que les agréments extérieurs, ou dont je n'avais connu du moins le cœur et l'esprit que par des effets, sur lesquels je n'osais encore prononcer.
J'ajouterai même, que je n'avais pas attendu si tard à sentir, pour elle, l'admiration commune de mon sexe, pour les charmes de la jeunesse et de la beauté, et qu'il s'y était peut-être joint des sentiments plus intimes, nés aussi facilement du premier engagement que j'avais pris à la secourir, et des petits efforts que j'avais déjà faits dans cette vue. On s'attache fortement par ses services et ses bienfaits. Mais il n'est pas moins certain que l'étude ayant été long-temps ma seule occupation, et les affaires ayant succédé sans intervalle, je m'étais toujours tenu fort éloigné de ces mollesses de cœur qu'on honore du nom de passions tendres, et contre lesquelles j'étais également défendu par mon caractère ecclésiastique, par la philosophie, et par le grave exercice de la politique. Ainsi la seule raison qui m'eût fait craindre de voyager avec Mademoiselle Tekely, était un scrupule de décence, qui m'avait paru levé par la supposition d'une compagnie de son sexe. D'ailleurs ces ménagements pouvaient être moins nécessaires en Turquie qu'en Europe; et déjà les deux rives du fleuve étaient ottomanes.Cependant il ne me semblait pas d'une légère importance d'approfondir les inclinations et l'humeur d'une jeune personne, dont j'entreprenais de gouverner, non-seulement la fortune, mais la vie et la conduite, et dont par conséquent les bonnes ou les mauvaises qualités me devaient servir à me gouverner moi-même, dans l'usage de sa confiance, autant que dans la familiarité où j'allais vivre avec elle. Je jugeai qu'une paisible navigation ne pouvant faire naître d'incidents considérables, qui me donnassent l'occasion de l'étudier, l'unique moyen présent de pénétrer dans son cœur était de l'amener insensiblement à me l'ouvrir d'elle-même. Il était fort naturel de lui demander l'histoire de ses peines, dans le voyage d'Odenbourg à Tergowitz, au château de Monchonon, dans le couvent grec, et dans la nuit de sa fuite. Elle ne marqua que de la joie et de l'empressement à satisfaire ma curiosité; et pour la connaissance que je désirais, je n'eus pas besoin d'autres lumières, ou d'autre étude, après l'avoir entendue. Son récit fut commencé d'un air calme: mais s'animant par degrés, à mesure que les circonstances se renouvelaient dans sa mémoire, et leur impression dans son cœur, elle me fit une peinture si touchante, des tristes situations qui n'avaient cessé pour elle qu'au moment de monarrivée à l'ermitage, que plus d'une fois j'eus besoin de tourner la tête, ou de passer la main sur mon front, pour arrêter le témoignage forcé de mon attendrissement et de ma pitié. Tout se représentait dans ses yeux, et tout semblait se passer aux miens, dans les vives images de sa consternation et de sa douleur. Lorsqu'après m'avoir appris avec quelle fausse gravité le prélat grec, qu' elle prenait encore pour un officier de son grand-père, avait commencé ses instructions dans la voiture, avec quel orgueil il avait rejeté ses réponses, en la traitant de petite fille, dont on n'attendait que de la docilité, avec quelle opiniâtreté cruelle cette persécution renaissait sans cesse, malgré ses plaintes et ses larmes, avec quelle jalouse rigueur cet homme et la vieille gouvernante lui ravissaient toute occasion d' entretenir Madame Olasmir et moi, et l'observaient nuit et jour, sous le prétexte cent fois répété de la volonté du prince; lorsqu'après tous ces récits, me représentant son inquiétude et ses frayeurs, qui lui permettaient à peine de lever les yeux et d'ouvrir la bouche au temps du repas, elle vint à me raconter comment n'ayant pu m'écrire, ni se flatter de me remettre un billet, quand elle aurait pu confier ses peines au papier, il lui était tombé à l'esprit, dans l'hôtellerie du fort, de les apprendre du moins àl' ermite, et de quels moyens elle s'était servi pour lui demander le secours de ses prières, j'avoue que la sanglante description qu'elle en fit, me pénétra jusqu'au fond du cœur. Je fus tenté, plusieurs fois, de l'interrompre, pour me soulager du frémissement que j'éprouvais à l'entendre.
Elle avait appris que c'était la dernière journée de sa route; plus d'espérance, par conséquent, aux secours humains. Elle ne me dissimula pas même qu'en me voyant une contenance si tranquille, elle n'avait pu se défendre de quelques doutes, sur mon intelligence avec son grand-père; et bientôt ils avaient été fortifiés par des vraisemblances beaucoup plus puissantes. L'assistance du ciel étant sa seule ressource, elle avait conçu qu'elle pouvait l' obtenir par les prières du saint ermite; mais comment les demander, lorsqu'on ne la perdait pas un instant de vue? Cependant elle avait entendu qu'on rencontrait ordinairement le saint homme sur la route: était-il donc impossible de lui laisser quelques lignes? La difficulté n'était que de les écrire. Le jour même du départ, sans être sortie du lit, elle avait pris, dans sa poche, un livre de prières, dont on n'avait encore osé la priver, et le premier feuillet blanc avait été déchiré. Un poinçon des plus aigus, qu'elle avait dans son étui, s'était présenté pour servirde plume; mais les simples traits n'en paraissant pas lisibles sur le papier, elle avait imaginé d'employer la même pointe à se tirer du sang d'une jambe, pour lui tenir lieu d'encre. Elle se l'était enfoncée au hasard. Quelques gouttes de sang, que la plaie avait rendues, n' ayant pas suffi pour son dessein, elle s'était souvenue qu'il coule avec plus d'abondance dans les veines; et pour n'en pas manquer, elle avait choisi le plus apparent de ces canaux bleus, qu'elle n'avait pas eu d'embarras à distinguer dans une peau d'une extrême blancheur, et qu'elle avait percé avec le même courage. C'était de cette précieuse liqueur, que les cinq ou six lignes du billet avaient été composées, et j' avais reconnu effectivement, à la plénitude des lettres, qu'elle n'avait pas été fort épargnée. Elle n'avait cessé de couler, qu'après avoir fourni l'abondance qu'on désirait; et l'expédient, pour l'arrêter, n'avait été qu'un simple mouchoir, dont on s'était hâté de bander la plaie. Aussi, m'avoua-t-on, que malgré quelques onguens, qu'on y avait appliqués depuis près de trois semaines, elle était encore ouverte. Les prières de l'ermite, que Mademoiselle Tekely s'était procurées à ce prix, n'avaient pas empêché que le soir elle n'eût été séparée de Madame Olasmir et de moi, par une espèced' enlèvement imprévu, qui n'avait pu manquer de redoubler ses alarmes; et les soupçons avaient recommencé contre ma bonne-foi. Cependant les dames, qui l'avaient prises dans leur voiture, s'étaient efforcées d'arrêter les gémissements et les larmes qu'elle n'avait pu retenir. Elles l'avaient traitée avec un respect infini; et la préparant par de flatteuses peintures aux embrassements de son grand-père et de sa famille, elles étaient parvenues à lui faire renaître des espérances, qui l'avaient accompagnée jusqu'à Monchonon. Mais l'accueil qu'elle y avait reçu de ceux dont on lui promettait la tendresse, n'avait pu lui déguiser qu'un instant la plus noire trahison. Elle convenait que le prince avait marqué de l'émotion en la voyant, et qu'il l'avait reçue dans ses bras avec quelques apparences d'affection. Il était seul, lorsqu'elle avait paru devant lui, dans une chambre fort éclairée. Il avait fait quelques pas vers elle; et lui prenant les deux mains, il l'avait considérée quelques moments dans cette situation. Ensuite, il avait dit qu'il la trouvait fort aimable, quoiqu'elle dût avouer, ajouta-t-elle, que son trouble, dont elle s'apercevait elle-même, et qui la rendait muette, lui donnait fort peu de droit à cette flatterie; et se baissant aussitôt pour l'embrasser, il l'avait serrée assez long-temps dans ses bras. Cependant à peines' était-il relevé, que changeant d'air et de ton, il lui avait déclaré que pour être aimée de lui, et mériter le nom de sa fille, il fallait embrasser sa religion. Que dis-je pour être aimée! Avoit-il repris après un peu de silence; j'entends, pour ne pas être l'objet de ma haine et de mon indignation. Il avait fait signe alors, aux deux dames, de la conduire dans un autre appartement. Tel avait été l'accueil du prince, car elle affectait toujours de ne pas joindre le nom de la nature à ce titre; et la dureté de sa voix, en prononçant cette affreuse déclaration, faisait trop connaître que dans ses embrassements mêmes, il n'avait pas eu le cœur plus tendre. Elle était sortie tremblante, mais résolue au martyre, qu'elle n'avait pu croire éloigné pour elle, après des menaces si semblables à celles qu'elle avait lues des anciens tyrans. Dans l' appartement voisin, où les deux dames l'avaient fait entrer, elle avait trouvé une compagnie nombreuse, qui paraissait assemblée pour l' attendre. C'était la princesse, seconde femme du prince, et les enfants de ses deux mariages, qui l'avaient reçue à la vérité, avec des visages plus ouverts, et des caresses moins réservées.
Mais le fond de leurs discours avait été la religion, et des présages, tirés de sa jeunesse et de sa douceur, qu'elle ne résisterait pas aux instructionsqu'on lui préparait, ni sur-tout à la volonté du prince, secondée des vœux de toute la famille. Ce langage et ces caresses, qu'elle n'avait pris que pour une tyrannie plus douce, n'avaient pu lui faire naître d'autres sentiments, que ceux qu'elle avait conçus de la déclaration du prince. Le souper, l'entretien du soir, et toute la nuit suivante, s'en étaient si vivement ressentis, qu'elle s'était crue plusieurs fois au moment d'être étouffée, par un serrement de cœur, dont elle n'avait pas fait la moindre plainte. Elle se félicitait, au contraire, d'un accident qu'elle regardait comme la fin de ses maux. Elle souhaitait qu'il pût faire l'office des bourreaux du prince. Le lendemain, dans ce triste état, qui n'avait pu lui permettre de fermer les yeux; les deux dames étaient venues l' avertir, par l'ordre du prince, de se tenir prête à partir avec elles, sans lui faire connaître autrement à quel sort elle était condamnée.
Elle avait obéi sans réplique, en faisant au ciel l'offre de son sang, et le sacrifice de sa vie. On l'avait fait arriver, après cinq ou six heures de marche, dans une grande maison, qu'elle avait aisément reconnue pour un couvent grec, aux discours que ses guides lui avaient tenu en la quittant. Mais cette connaissance n'avait pas été la plus cruelle partie de leur adieu. C'était dans ce lieu, lui avaient-ellesdit, qu'elle allait recevoir des lumières qui la feraient adorer du prince, et qu'elle apprendrait la différence des couvents de Valachie et de celui d' Odenbourg. Elle y serait traitée avec la distinction convenable; et le prince ne doutait pas, qu'à l'exemple de M Brenner, qui devait embrasser la foi grecque ce jour même, elle n'eût toute la soumission qu'il lui demandait pour ses volontés. Mademoiselle Tekely ne put retenir ici des larmes, que le souvenir du tourment, auquel cette ruse, ou du moins cette fausse déclaration, l'avait livrée pendant plusieurs jours, avait encore la force de lui arracher. L'éducation d'Odenbourg avait imprimé des traces si profondes de religion et de vérité, dans cette imagination vive, que regardant, comme son plus grand malheur, la perversion d'un homme auquel sa reconnaissance lui persuadait qu'elle avait les dernières obligations, elle avait demandé au ciel, pour unique grâce, de terminer tout d'un coup sa vie, dont elle ne se croyait plus capable de supporter les douleurs. Mais, sa foi n'en recevant aucune altération, elle ne s'en était pas moins préparée à soutenir les assauts qu'on lui avait annoncés. Ils avaient été tels qu'on peut se les figurer, de la part d'une troupe de femmes, aussi rusées qu'on connaît les grecques, etpoussées par le double motif, de plaire à leur prince et de faire entrer une jeune fille de ce rang dans leurs principes. Cependant elle avait eu peu de peine à se défendre de leurs attaques. Elle les avait bravées. Son mortel chagrin avait été de ne pouvoir se faire écouter dans ses réponses, comme il était arrivé pendant le voyage d'Odenbourg à Tergowitz; et comme il arrivera toujours dans les disputes de religion, où chacun, rempli de ses préjugés, n'a d'attention que pour ses propres arguments, et n'entend ou ne sent jamais les objections de son adversaire. Ainsi Mademoiselle Tekely avait beaucoup rabattu de l'espoir dont elle s'était flattée, de convertir tous les grecs. Mais les épreuves n'ayant servi réellement qu'à la confirmer dans sa propre foi, je revins à douter, pendant ce récit, si le plus sage parti pour elle n'eût pas été d' attendre la fin de sa retraite avec la même constance. J'étais toujours persuadé, par les explications du prince, qu'aussitôt qu'il aurait désespéré de la vaincre, elle en serait sortie libre, pour entrer dans tous les droits de sa naissance; au lieu que sa fuite ne me paraissait bien justifiée que par l'ignorance où elle était des intentions de son grand-père, dont elle avait pris trop puérilement la rigueur affectée, ouplutôt les adroites insinuations, pour de vraies et tyranniques menaces. Au reste, cette violence, qu'elle nommait son enfer, ne lui avait pas paru plus terrible que la mort même, et sa santé n'en avait souffert que jusqu'au moment où la visite de Keteser avait ranimé tout son courage. Alors voyant la protection du ciel déclarée en sa faveur; apprenant qu'elle avait été trompée par des fables injurieuses pour moi, et qu'elle n'avait pas moins à craindre de l'imposture que de la contrainte; que non-seulement je n'avais pas abandonné ma religion, et n'étais pas entré dans les vues du prince, mais que je les condamnais; que j'en étais affligé pour elle, et que je m'en étais ouvert à l'ermite; informée aussi que j'étais prêt à m'éloigner pour long-temps, avec le regret de la laisser dans ce triste état, et de ne pouvoir l'en délivrer; craignant pour elle et pour moi les incertitudes de l'avenir, se voyant offrir des secours inespérés, par un saint homme dévoué au sang dont elle sortait, elle avait cru entendre la voix du ciel dans ses offres; et de toutes les possibilités qu'elle avait parcourues avec lui, une prompte fuite, dans l'espoir de me rejoindre aussi-tôt, d'obtenir ma généreuse pitié, et de m'engager, s'il était possible, à la reconduire et l'ensévelir pour jamais dans son cher couventd'Odenbourg, leur avait paru le seul expédient dont le succès fût certain. Elle crut ma curiosité satisfaite sur tout ce que je n'avais pu savoir de l'ermite, et je la voyais impatiente de savoir elle-même ce que je pensais de sa résolution, sur laquelle je n'avais pas encore eu l'occasion de m'expliquer. Mais je souhaitais auparavant de l'entendre aussi, sur l' aventure de la forêt, dont j'avais été frappé dans le récit de l'ermite, et je la priai de ne pas oublier cette circonstance. Ma question parut lui causer de l'embarras. Vous parlez, me dit-elle, avec la même naïveté, de l'accident qui me fit perdre la connaissance, et dont j'eus beaucoup de peine à me rétablir dans une nuit si fâcheuse. En vérité, j'ignore moi-même d'où purent venir ce tremblement et cette faiblesse, après avoir soutenu avec assez de courage les difficultés de mon évasion, et la fatigue d'une marche de deux heures: mais je me souviens que le saint ermite, s'étant éloigné, sans m'en avoir avertie, et me trouvant seule, avec Madame Olasmir, entre les mains de deux hommes, que je n' avais jamais vus, quoiqu'il m'eût répondu d'eux comme de lui-même, l'obscurité de la nuit jointe à cette idée, et l'opinion que j'avais conçue de ce désert en passant sur la montagne, me causèrent un petit frémissement.Ensuite
Madame Olasmir, à qui la même pensée était peut-être venue, me dit à l'oreille: ah! Ma fille, où sommes-nous? Recommandons-nous au ciel; c'est peut-être notre dernière heure. Ces deux mots, et le ton dont elle les prononça, me firent tomber apparemment dans l'état qu'on vous a représenté. Je m'attendais à cette explication. Elle s' accordait avec l'idée que je commençais à me former, du caractère de Mademoiselle Tekely. Mais suspendant mes réflexions, je prêtai l'oreille à celles de la gouvernante, qui ne pouvait, me dit-elle, se rappeler sans frémir toutes les horreurs de cette terrible nuit. Elle ajouta que malgré la confiance qu'elle avait cru devoir au saint solitaire, elle avait eu besoin d'un motif aussi puissant que celui de rejoindre sa chère fille, et de se mettre elle-même à couvert du danger dont sa religion était menacée, pour s'abandonner, pendant la nuit, à la conduite d'un inconnu; et qu'en quittant Tergowitz, elle avait invoqué tous les saints du ciel, comme elle espérait de le faire quelque jour à la dernière heure de sa vie. Quoique Madame Olasmir eût environ soixante ans, je trouvai ses craintes beaucoup moins surprenantes, que l'intrépidité avec laquelle sa chère élève avait quitté sa prison, dans les mêmes circonstances.Nous étions occupés de cet entretien, lorsqu'un coup de vent, tel qu'il s'en élève quelquefois sur les grands fleuves, renversa notre petite voile, et mit la barque sur le côté. J'observai facilement qu'il n'y avait nul danger: mais les yeux de Mademoiselle Tekely, peu versés à ce spectacle, lui firent voir la mort sous mille faces. Sa terreur fut si réelle, qu' elle tomba presque'évanouie entre les bras de sa gouvernante; et le vent ayant continué quelques heures avec la même impétuosité, tous mes discours, pour la rassurer, furent à peine écoutés. Ensuite, lorsque la durée de la tempête l'eut comme familiarisée avec la supposition du danger, un autre incident mit son imagination à d'autres épreuves. Nous vîmes, au milieu du courant, une très-faible nacelle, conduite par un seul homme, qui luttait courageusement contre les flots, mais qui nous faisait des signes d'un bras, tandis qu'il ramoit de l'autre, et qui semblait implorer notre assistance. La situation de ce malheureux fit oublier, à Mlle Tekely, ses craintes pour elle-même. Elle comprit qu'il allait périr. Elle me demanda, les mains jointes qu'il fût secouru; et ses agitations furent si vives, que je l'aurais crue capable de se jeter dans le fleuve, pour soutenir la nacelle, qui semblait prête à s'y enfoncer, si, comptant sur la force de notre barque, je n'eusse engagé nos matelots,par la promesse d'une récompense, à sauver la vie de cet inconnu. Ils gouvernèrent vers lui, au travers des vagues, qui cessèrent alors d'effrayer Mademoiselle Tekely; et dans un instant, ils le prirent à bord. Cet homme, épuisé de force par un long travail, ne fut pas plutôt échappé au danger, qu'il tomba sans connaissance. D'un autre côté, sa nacelle, déchargée du seul poids qui la défendait contre les flots, fut aussitôt renversée, et disparut dans le fleuve.
Tant d'objets de frayeur ou de pitié firent une merveilleuse impression sur Mademoiselle Tekely. Toute attention avait cessé pour la tempête. Tantôt elle secourait le malheureux étranger de ses propres mains. Tantôt elle baissait la tête avec admiration vers l'eau du fleuve, pour chercher, des yeux, le petit bâtiment qu'elle avait vu disparaître. On n'entendait plus sortir un mot de sa bouche. Enfin, lorsque le vent fut tombé, je demandai à cet homme, qui s'était bien rétabli, et qui marquait beaucoup de reconnaissance pour notre secours, par quelle aventure il avait vu la mort de si près. Il me dit que si nous voulions l'entendre, il avait des choses fort extraordinaires à nous raconter. Nous nous assîmes autour de lui, Mlle Tekely, pleine encore de tout ce qu'elle avait vu, et toujours dans le même silence, parut la plus empressée à l'écouter.Il était né en Autriche. La soif des richesses l'ayant attaché au commerce, il avait pris part à l'entreprise de quelques marchands de Vienne, qui, par d'heureuses intrigues, avaient fait passer, dans les équipages d'un envoyé turc, quantité de marchandises précieuses jusqu'à l'embouchure du Danube, pour les transporter de-là dans divers ports de la mer Noire, où ils s' étaient ménagé des correspondances. Il avait été nommé par sa compagnie pour les suivre, et fréter à l'entrée de cette mer un petit vaisseau, qui devait lui servir dans ces différentes courses. Sa commission ne trouva pas d'obstacles: mais au lieu de prendre des matelots du pays, comme il l'avait résolu, la difficulté d'en rassembler le nombre qu'il désirait, lui fit accepter les services d'une troupe de circassiens, échoués depuis quelques jours sur la côte, qui cherchaient de l'occupation. Il n'avait amené que cinq allemands, dont l'un devait être son pilote, et les autres servir aux différentes fonctions de son commerce. à peine eut-il mis à la voile, que les circassiens, au nombre de quinze, s' emparèrent du gouvernail, l'enfermèrent à fond de calle, lui et ses cinq hommes, et se rendirent maîtres de toutes ses marchandises, comme ils l'étaient déjà du vaisseau. Quelques jours après, ils le débarquèrent sur une côte déserte avec quatre de sesgens, retenant à leur service son pilote, dont ils avaient senti la nécessité pour leur navigation; et pour comble de barbarie, ils firent valoir, en le mettant à terre, la grâce qu'ils lui faisaient de ne le pas égorger.
Tandis qu'il se livrait au désespoir, vingt hommes, que leurs armes et leurs habits lui firent connaître pour des tartares, ayant débarqué d'une rivière qu'il n'avait pas encore aperçue, s'avancèrent au travers des bois, et se saisirent de lui. Il fut transporté avec ses compagnons dans une ville voisine, qu'ils entendirent nommer Caffa. C'était en effet la ville de ce nom, capitale de la Tartarie Crimée. La guerre venait de s'allumer entre l'Allemagne et la Turquie, dont ces tartares embrassent ordinairement les intérêts. On jeta d'abord les cinq allemands dans une étroite prison. Ensuite l'autrichien ayant été reconnu pour négociant, on lui promit un sort plus doux, s'il voulait rendre ses connaissances utiles au gouverneur. Il accepta cette offre. On lui donna l'intendance de quelques voitures, chargées de grosses étoffes, de couvertures, et d'autres marchandises, convenables au pays, avec lesquelles il fut conduit dans plusieurs hordes, où il se défit de toute sa provision avec beaucoup d'avantage. Ce service lui procura des caresses et de la considération. Le gouverneur deCaffa lui promit la liberté, s'il continuait avec le même zèle.
Pendant deux ans, il ne cessa point de faire d' autres voyages, qui n'eurent pas moins de succès. L'utilité que le gouverneur en tirait lui faisait oublier sa promesse; lorsqu'on vit arriver au port de Caffa un bâtiment moscovite, commandé par le marchand même auquel appartenait la cargaison. Cet honnête négociant conçut de l'amitié pour l'autrichien, et de la compassion pour son sort. Il lui promit de l'emmener à son départ. Une si douce espérance lui fit prendre toutes sortes de précautions pour se rendre secrètement à bord. Mais son bienfaiteur ne s'était pas souvenu qu'il avait quelques tartares entre ses matelots.
L'autrichien fut découvert par leur trahison, ramené dans la ville, et jeté dans un noir cachot, où il passa deux mois chargé de fers, avec la mort incessamment devant les yeux. Enfin le gouverneur se contenta de le bannir à plusieurs journées de Caffa, pour y garder les troupeaux. Il demeura oublié, pendant six ans, dans ce triste office, sans autre espérance pour l'avenir. Il avait trouvé, dans le même lieu, quelques géorgiens, enlevés par les tartares, qui les y avaient relégués comme lui. La ressemblance de leur infortune ayant servi à les lier mutuellement, il prit le parti d'ouvrir son cœur au plusintrépide de ces étrangers. Après lui avoir représenté toute l'horreur de leur situation, il lui demanda s'il ne valait pas mieux exposer leur vie pour se procurer la liberté, que de languir dans une misère perpétuelle. Le géorgien reçut avidement cette ouverture, et lui promit d'engager dix de leurs compagnons à les accompagner dans leur fuite. La nuit fut réglée pour leur départ. Ils avaient eu soin de prendre à leurs maîtres quelques fusils qui faisaient leur unique charge, avec une petite provision de vivres pour leur première réfection. Après avoir marché toute la nuit au hasard, ils se trouvèrent à la pointe du jour dans le canton de Bascia Seraï, où ils reprirent des forces avec leurs vivres. Cependant ils se remirent en marche aussitôt, dans la crainte d'être arrêtés ou trahis par quelques tartares, dont ils avaient su le nom du pays, et continuèrent de marcher jusqu'à la fin du jour, dans la vue de tromper les observations de ceux qui pouvaient les poursuivre: mais n'ayant pas trouvé d'eau, quoiqu'ils eussent fait plusieurs détours dans cette espérance, ils se sentirent si fatigués la seconde nuit, que ne pouvant avancer plus loin, ils arrachèrent l'écorce de plusieurs arbres, pour en tirer un faible rafraîchissement en collant leur bouche contre le tronc. Le troisième jour, ils rencontrèrent un vieux tartarequi était en chemin, pour se rendre, leur dit-il, à Kabeck. Ils le lièrent, et le forcèrent de leur servir de guide vers les terres moscovites. Après un autre jour de marche, dans la plus excessive chaleur, ils arrivèrent à la vue d'une horde, où se défiant que le dessein de leur guide était de les faire arrêter, ils renoncèrent à suivre ses informations, mais ils ne le forcèrent pas moins de les accompagner. Leur espérance était qu'ayant le même intérêt qu'eux à ne pas manquer de nourriture, il servirait du moins à leur faire connaître les lieux, dans lesquels ils pouvaient en espérer. Mais ce malheureux vieillard, épuisé de faim et de fatigue, expira le même jour au soir. Le quatrième jour, ils arrivèrent au bord d' une rivière, qui coupait leur route. Comme ils avaient cru devoir prendre au nord, pour gagner la première province de Moscovie, ils passèrent à la nâge: mais le lendemain, ils découvrirent devant eux des montagnes, dont la hauteur les remplit d'effroi. Cette vue leur fit craindre de s' être fort éloignés du chemin qu'ils s'étaient proposé. Ils prirent la résolution de tourner à l'ouest. Leur courage semblait les rendre insensibles à la faim; car depuis trois jours ils n'avaient vécu que de racines, et de quelques oiseaux qu'ils avaient tués ou surpris: mais ils ne purent l'être à la crainte, lorsque rencontrantdix-huit ou vingt tartares à cheval, ils leur virent tourner contr'eux leurs arcs et leurs flèches. Cependant ils ne balancèrent point à faire feu sur ces barbares, et de la première décharge ils en tuèrent six. La chute des morts parut effrayer les autres, et leur fit prendre du moins le parti de se retirer. Un de leurs chevaux, qui tomba aussi, et qu'ils abandonnèrent, fit, aux malheureux fugitifs, un délicieux festin, dont ils ne manquèrent pas d'emporter les restes. Trois jours après, ils entrèrent dans un pays fort uni, que la facilité de la marche, plus qu'aucune vue délibérée, leur fit suivre jusqu'au soir; et lorsqu'ils pensaient à s' arrêter, pour prendre un peu de repos, ils entendirent, avec une joie extrême, le bruit des vagues de la mer. Mais, après s'être livrés toute la nuit aux plus douces espérances, ils reconnurent le lendemain au matin qu'ils étaient poursuivis par un grand nombre de gens à cheval. Cette vue leur fit perdre courage. Ils ne doutèrent pas que ce ne fût la troupe de tartares, dont ils avaient tué une partie, qui, s'étant fortifiée de plusieurs autres, ne les eût suivis pendant trois jours, pour tirer vengeance de cet outrage. La plupart des géorgiens, ne consultant que leur crainte, se jetèrent aussitôt dans les bois. L'autrichien et les autres se flattèrent que l'attention de leurs ennemis tourneroitsur le plus grand nombre, et qu'ils en auraient plus de facilité à s'échapper. Mais ils se virent serrés de si près, qu'il ne leur resta pour ressource qu'un petit bois, dans lequel ils ne furent pas plutôt entrés, qu'ils entendirent siffler autour d'eux une grêle de balles. Un péril si pressant les força de se disperser. L'autrichien avait conservé assez de présence d'esprit, pour observer que ceux qui le poursuivaient n' étaient pas armés ni vêtus à la tartare. Lorsqu'il se trouva seul, il fit réflexion que s'ils le découvraient dans le bois, ils ne manqueraient pas de le tuer d'un coup de fusil; au lieu qu'en se livrant de bonne grâce, il pouvait espérer un traitement moins cruel. Dans cette vue, il sortit du bois. Le commandant ennemi, qui était un officier de la garnison d'Asoph, l'aperçut; et jugeant qu'il pouvait être soutenu de tous ses compagnons, cria d'assez loin: braves soldats, je vous apporte la grâce du gouverneur; si vous vous rendez volontairement, votre désertion vous est pardonnée. L'autrichien répondit, qu'il était un malheureux marchand, qu'ayant été prisonnier huit ou neuf ans dans la Tartarie, le désespoir l'avait porté à s'échapper avec onze de ses compagnons, qui l'avaient abandonné. Le commandant, s'étant approché, lui promit la vie, mais n'en donna pas moins ordre à sesgens de pénétrer dans le bois, et de lui amener le reste, mort ou vif. Il fut obéi. Tous les prisonniers, parmi lesquels l'autrichien s'était vainement flatté de n'être pas confondu, furent conduits dans la petite ville d'Asoph, et jetés dans un cachot, les fers aux pieds et aux mains, comme des brigands, au témoignage desquels on ne devait aucune foi. Ils surent que l' officier qui les avait pris était le gouverneur même, qui s'était mis à la poursuite de vingt déserteurs, et que le chagrin d'avoir manqué ceux qu'il cherchait, autant que le désir de réparer cette perte, lui faisait destiner ses douze captifs à les remplacer. En effet, après quelques jours de repos dans leur prison, on leur offrit la vie et la liberté, à condition de porter les armes au service de la couronne de Moscovie. Ils acceptèrent une offre, qui leur parut préférable à leur misérable condition. Mais cette violence rapporta peu de fruit au gouverneur. à peine furent-ils libres, qu'ayant lié connaissance avec divers habitants, la plupart mal satisfaits du gouvernement, depuis que la guerre leur ôtait toute espèce de commerce avec la Turquie, et réduits à vivre des productions de leurs mauvaises terres, l'autrichien, qui remarqua le chagrin d' un des principaux marchands, lui proposa unautre moyen de s'enrichir. C'était d'employer un petit navire oisif, qu'il avait à l'embouchure du Don, pour faire des courses dans la mer Noire. Il offrit de lui former, avec ses onze compagnons, un corps peu nombreux, mais d'une résolution à toute épreuve, qui ne lui laisserait pas d'autre peine, que celle de veiller sur les trésors qu'ils amasseroient ensemble. Ce projet n'avait de difficulté que pour les douze aventuriers mêmes, auxquels il fallait procurer les moyens de quitter la ville; c'est-à-dire, de se dérober par une désertion réelle. Mais le gouverneur n'ayant aucun vaisseau, l'autrichien avait compris qu'il n'était question pour lui et ses compagnons, que de se rendre au navire, lorsqu'il serait prêt à mettre à la voile, sans aucune crainte d'être poursuivis en mer.
Le marchand, et quelques associés dont il s'assura, se laissèrent aisément prendre à l'amorce du gain. Ils promirent, non-seulement d'armer secrètement leur navire, qui n'était pas déjà sans quelques petites pièces de canon, mais de rendre la fuite facile aux douze étrangers. Leur crainte ne put être pour le retour, parce qu'ils prirent aussi la résolution d'emmener leurs familles, dans l'idée de se procurer un autre établissement, après avoir renoncé si solennellement à leur patrie. Une si téméraire entreprise eut tout le succèsqu' ils avaient espéré. Le navire fut armé secrètement et par degrés. Les douze étrangers trompèrent la vigilance des gardes, et surmontèrent l'obstacle des remparts. C' est ici que la narration de l'autrichien devient aussi singulière qu'il nous l'avait annoncée, et mérite d'être rapportée dans ses termes. Nous sortîmes, continua-t-il, de l'embouchure du Don, sans être déterminés sur notre route, et poussés par le désir vague de chercher les occasions de nous enrichir.
Elles pouvaient s'offrir à chaque moment, puisque nous étions résolus de nous avancer jusqu'au détroit du Bosphore, et d'attaquer tout ce qui n'aurait pas sur nous d'autre avantage que celui du nombre. Les femmes et les filles des marchands d'Asoph, qui ne nous entendaient plus parler que de combats et de guerre, étaient dans une continuelle alarme. Je ne vis rien de plus propre à les rassurer, que de leur faire prendre des habits d'hommes, qui ne pouvaient les exposer qu'à la moitié du péril. à peine l'avaient-elles porté deux heures, que nous découvrîmes un vaisseau, dont nous ne reconnûmes pas tout d'un coup le pavillon. Il nous parut même que dans la difficulté de distinguer qui nous étions, il en avait changé plusieurs fois dans un espace fort court; et nos matelots d'Asoph, qui connaissaient mieux que moi toutesles ruses de cette mer, nous assurèrent à la fin que c'était un vaisseau turc. Il nous exhortèrent aussi à prévenir ces barbares, si nous voulions nous mettre en état de ne les pas craindre. En effet, leur voyant tourner vers nous leurs voiles, nous nous hâtâmes de leur faire face; et le vent nous favorisant plus qu'eux, nous leur épargnâmes la plus grande partie du chemin. Ils sentirent toute la vigueur de notre approche, et nous les vîmes tout d'un coup changer de route, comme s'ils eussent voulu nous faire connaître qu'ils cherchaient à nous éviter. Mais nous étions déjà remplis du feu, qui s'allume à l'approche du combat. Nos géorgiens, animés par l'espérance de la fortune, secouoient leurs sabres, et ne respiraient que le moment de l'abordage. Je me disposais à les seconder; et pour aguerrir les dames, je les plaçai sur le tillac, à l'abri de la mousqueterie, par le soin que j'eus de leur former un rempart de tout ce qui pouvait les défendre. Nous joignîmes l' ennemi. Ils nous reçurent intrépidement; mais ils étaient sans doute exercés à la ruse qu'ils méditaient; car il est impossible que sans des préparations extraordinaires, elle eût pu leur réussir avec tant de bonheur. Mes lectures et les lumières d'autrui, m'avaient toujours fait regarder l'artillerie comme inutile sur mer, dans l'occasion où l'on peut envenir brusquement à l'abordage. Les turcs, qui étaient aussi des corsaires, s'étant laissés accrocher sans avoir lâché non plus leur bordée, nous fûmes aussitôt sur leur pont. Mais au lieu de nous y faire tête, ils passèrent sur notre vaisseau, avec une vitesse qui surpassait beaucoup la nôtre; et tandis que cette surprise nous faisait prendre leur mouvement pour une fuite, ils retirèrent les grapins qui tenaient leur bâtiment joint au nôtre, et s'éloignèrent de nous dans un instant.
Je fus confondu de ce spectacle, et je le regardais avec admiration. Ce qui restait de gens sur leur bord ne paraissant pas capable de nous arrêter, je cherchais quelque moyen de repasser sur le nôtre. La honte et la rage m'auraient rendu capables de toutes sortes d'excès, dans ce furieux moment; mais elle ne pouvait se tourner que contre moi-même. Nos ennemis, trouvant peu de résistance dans les marchands et les femmes, que nous avions laissés à bord, les traitaient déjà en vainqueurs, et forçaient nos matelots de prendre tout l'avantage du vent pour s'éloigner. Mais, ce qui dut exciter encore plus nos transports, ne doutant point que notre petite artillerie ne fût prête à tirer, ils y mirent eux-mêmes le feu; et proches, comme nous l'étions encore, ce ne put être que par un miracle signalé, qu'ils manquèrent de nous couler à fond. Cependant, leurexemple nous ayant fait prendre le seul parti qui nous fût ouvert, nous pressions la manœuvre, pour nous efforcer de les suivre; et quoiqu' ils fussent le double de notre nombre, nous leur eussions fait payer leur trahison bien cher, s'il nous eût été possible de les rejoindre. Mais leur vaisseau était une vraie retraite de brigands, où régnait le désordre et la misère. Leurs voiles étaient en pièces, et tout le reste y répondait au caractère des maîtres. Quel fut mon désespoir, d'avoir fait un si malheureux essai! Je dois avouer que parmi les femmes d'Asoph, je m'étais laissé prendre aux charmes d'une jeune moscovite, qui n'avait pas eu moins de part que l'amour de la liberté, aux projets que j' avais inspirés à son père. Cependant les turcs ne purent prendre assez d'avance, pour échapper absolument à notre vue. Ils avaient jugé que nous ne cesserions pas de les suivre. Au lieu de gagner leur propre côte, ils se livrèrent à l'impétuosité du vent, qui les portait vers la Tartarie. Tous nos efforts n'ayant pu les empêcher d'y arriver avant nous, ils eurent le temps de prévenir les tartares voisins sur notre arrivée, et d' en assembler un assez grand nombre pour se mettre en état de nous braver. De quoi d'ailleurs étions-nous capables, avec aussi peu de munitions que nous en avions trouvésur leur bord? La côte, où nous arrivions, était sans défense, et la descente y était facile: mais deux ou trois cent hommes que nous aperçûmes sur le rivage, et notre canon même, qu'ils y avaient disposé, pour s'en servir contre nous, ne nous permettait pas d'approcher sans une imprudence aveugle. Comme la plus sensible de mes pertes était celle des dames, ou plutôt, de celle qui m'avait touché, je proposai à mes onze compagnons le plus étrange parti que jamais le désespoir ait inspiré. Après en avoir été d'abord effrayés, ils l' approuvèrent aussitôt qu'ils en eurent conçu la vraisemblance. Ce fut d'enclouer tout le canon, de rassembler, sous le pont, toute la poudre dont le vaisseau turc n'était pas mal pourvu, et d'y placer un de nos hommes, la mèche à la main; ensuite, de députer aux turcs, dans leur chaloupe, quatre d'entre nous, avec toutes nos armes, qui n'étaient que des sabres et des pistolets, pour les prier de nous recevoir dans leur troupe, avec promesse d'y servir fidèlement. L'offre volontaire de nos armes était une preuve de bonne foi, qui devait les persuader; et dans cette supposition, je ne doutais pas qu'ils ne revinssent avec empressement sur leur bord, où j'achèverois l'exécution de mon dessein. S'ils n'y venaient pas, nous avions du moins l'espoir d'être admis en effet parmi eux,et c'était une ressource pour ma passion, comme pour notre fortune, qui ne pouvait être plus désespérée que dans notre situation présente. Le succès répondit à toutes mes vues. Notre nombre étant connu des corsaires, ils ne pouvaient être trompés au compte de nos armes; et sûrs de n'avoir laissé que leur artillerie sur leur bord, ils n'eurent pas plus de défiance de cette part, en voyant sur le tillac à peu-près ce que nous y devions être d'hommes, avec quelques matelots qu'ils y avaient laissés.
Non-seulement nos offres de service furent acceptées, de quelque manière qu'ils se proposassent de nous employer; mais ayant reçu nos armes, ils ne pensèrent qu'à se rapprocher de nous, pour nous recevoir nous-mêmes, et nous faire leurs conditions. L'immobilité, dans laquelle nous demeurâmes à leur approche, augmenta leur confiance. La plupart s'empressèrent de nous joindre, avec leur chef même, qui leur avait déjà donné l'ordre de transporter leur artillerie sur le vaisseau qu'ils nous avaient enlevé. Lorsqu'ils furent passés avec nous, et que j'eus reconnu leur chef, je le suppliai tranquillement de m'écouter. Vous voyez, lui dis-je, en lui faisant découvrir, par l'écoutille, l'homme qui tenait sur l'ouverture d'un barril de poudre sa mèche allumée, vous voyez quelle est notre résolution. Tout saute à l'instant,si notre vaisseau ne nous est rendu, avec tout ce qu'il contient. J'entends que vous en fassiez sortir le reste de vos gens, et qu'il n'y reste que nos matelots, nos amis et nos armes, que nous y avons envoyées. Nous y rentrerons, sans vous causer d'autre peine; et si l'envie vous reprend alors de nous attaquer, nous sommes capables de nous défendre. Ici, c'est ruse pour ruse; seul combat qui convienne entre corsaires. Mais si je vous vois remuer l'œil ou la main, pour vous soulever, votre perte est jurée avec la nôtre. Le fier turc, qui n'avait pas trouvé, dans notre vaisseau, tout le butin qu'il y espérait, ne jugea pas à propos de risquer l'effet de cette furieuse menace, pour une proie si médiocre. Il donna les ordres que je désirais, et quelques minutes suffirent pour l'exécution. J'exigeai que lui et tous ses gens se retirassent aussi loin de nous que la longueur du vaisseau le permettait, pour nous laisser partir librement jusqu'au dernier. Tout se fit avec une tranquillité d'autant plus surprénante, que lui seul savait le secret de ses ordres, et que tout son monde semblait obéir avec autant de chagrin que d'étonnement. Mais lorsque mon homme fut sorti de l'écoutille, sa mèche à la main, et se fut jeté dans la chaloupe avec moi, j'entendis le turc, qui criait de courir aux sabords; et ne doutant pas que sonintention ne fût de nous lâcher sa bordée, je me réjouis beaucoup des transports auxquels il dut se livrer, en reconnaissant dans quel état j'avais laissé son canon. Il tourna presque'aussitôt la proue, pour se retirer. Je m'attendais, pour le plus doux fruit de mon triomphe, non-seulement à recevoir les félicitations du marchand moscovite, mais à le trouver dans la disposition de me témoigner sa reconnaissance, en m'accordant celle de ses filles que j'aimais. Ma douleur et mon ressentiment furent extrêmes, lorsqu'il répondit à ma demande, que dans ses craintes pour cette jeune personne, qui pouvait être exposée aux insultes des corsaires turcs, il l'avait promise, en les voyant entrer dans notre vaisseau, à l'un des moscovites que nous avions amenés d'Asoph avec lui, dans la vue, ajouta-t-il, de le mettre en droit de la faire passer pour sa femme. Si cette excuse pouvait le justifier, elle ne calma point mes transports. Cependant j'eus la force de les déguiser; et comptant sur l'affection de sa fille, je lui proposai, dès le même jour, de prendre la première occasion pour fuir avec moi. Mon dessein, dans la résolution que j'avais inspirée à son père d'embrasser la piraterie, n'avait eu pour véritable objet que de m'assurer la liberté; et quoique j'eusse profité volontiers de l'occasion d'amasser du bien, jen'étais pas assez pauvre, à Vienne, pour y devoir craindre la misère avec une femme que j'aimais. Notre fuite fut déterminée, pour la première fois qu'on approcherait de quelque terre, où nous pourrions nous promettre d'aborder pendant la nuit; et nous proposant de partir dans la chaloupe, tous mes soins furent employés pendant quelques jours à la disposer d'une manière si commode, que du moindre effort elle pouvait être mise en mer. Une petite provision de vivres, dont je me pourvus secrètement, fut d'ailleurs la seule précaution qu'il nous fut permis de prendre. Enfin, le moment de notre départ arriva, et nous nous abandonnâmes avec aussi peu de réflexion que de crainte, à la protection de l'amour: mais nous n' avions pas fait le même traité avec la fortune, qui nous réservait ses plus affreuses rigueurs. La côte, où nous avions jeté l'ancre, derrière un rocher, n'était pas à cinq cent pas de nous. Rien ne paraissait capable de nous la faire manquer, et je me flattais d'obtenir un bon accueil des habitants d'une petite ville voisine, en les avertissant de se tenir sur leurs gardes contre le dessein de mes compagnons, qui était d' enlever toutes les barques qu'ils verraient sortir de la rivière. Mais à peine eûmes-nous quitté l'abri du rocher, qu'un furieux vent de terre,contre lequel toutes mes forces ne purent lutter long-temps, nous jeta bien loin en mer. Nous en fûmes quittes, néanmoins, pendant cette nuit, pour le danger d'être à tous moments submergés dans les flots, et pour l'incommodité d'en être continuellement couverts. Le matin, notre faiblesse nous ayant obligés de recourir à nos aliments pour nous soutenir, ils furent peu ménagés, dans l'idée où nous étions encore que la terre ne pouvait nous échapper pendant le jour. Le calme étant revenu, je recommençai à faire usage des rames. Mais, ne découvrant plus aucune apparence de côte, je ne pus avancer qu'au hasard, et peut-être vers des points qui m'en éloignaient. Dispensez-moi de m'étendre sur les horreurs de ma situation. Je n'y ai d'abord été sensible que pour ma compagne; et pendant deux jours, le ciel m'est témoin que tous les vœux de mon cœur, toutes mes attentions et tous mes soins, n'ont pas eu d'autre objet qu'elle. épuisé enfin de tant d'efforts, et désespéré de n' être capable de rien pour elle et pour moi, j'ai cessé de lui parler. Cette malheureuse fille, cédant sans doute à la rigueur de son sort, s' est servie du peu de forces qui lui restaient, pour se précipiter dans les flots. En vain ce spectacle m'a-t-il fait recueillir toutes les miennes, et suivre son corps, que j'aivu flotter long-temps devant moi, un coup de vent l'a fait disparaître, et m'a poussé, mais hélas! Trop tard pour elle, à la vue d'un vaisseau que j'ai bientôt reconnu pour le corsaire turc, que nous avions combattu. La nécessité ne me laissait pas d'autre parti que d'implorer son secours, au risque de n'y trouver qu'une vengeance cruelle, si j'avais le malheur d'être reconnu à mon tour. Le même vent m'en ayant fait approcher, un reste d'humanité a touché les corsaires en ma faveur. Ils ont amené leurs voiles pour m' attendre; et dans le triste état où j'étais, ils m'ont si peu reconnu, qu'après avoir entendu de moi ce que mon imagination m'a fourni de plus propre à détourner leurs soupçons, ils m'ont accordé leur assistance en qualité d'allemand, qui cherchait à retourner dans sa patrie.
Ensuite ayant appris d'eux, que nous étions à l'embouchure du Danube, dans laquelle ils voulaient entrer eux-mêmes, pour des besoins que j'ai cru comprendre, je ne leur ai pas demandé d'autre grâce que des vivres, pour continuer ma navigation sur le fleuve, où la triste expérience que je venais d'acquérir me faisait espérer une route plus heureuse jusqu'au premier port autrichien. Mais vous avez vu le nouveau danger dont je dois la délivrance à vos généreux secours. L'unique faveur que je vous demande à présentest de me faire débarquer dans quelque lieu de commerce, où je puisse attendre de la charité d'autrui, les moyens de retourner à Vienne, dont je me suis vainement flatté de n'avoir obligation qu'à moi-même. Ce qu'il désirait, avec tant de modestie, était un tribut de religion et d'humanité, que je ne pouvais refuser à son infortune. Il fut satisfait avant la fin du jour, et plus avantageusement qu'il ne l'espérait, par la rencontre d'une barque turque, qui remontait à Belgrade, et dont le patron consentit à le recevoir. Un petit présent, pour les besoins de sa route, le mit en état de ne pas rentrer dans sa patrie avec l'humiliante livrée de la misère, que je n'étais pas surpris de lui voir porter, après des aventures si ruineuses pour sa fortune. Il m'offrit affectueusement ses services. Rien ne pouvait me les faire désirer: mais jugeant bien de son naturel, et d'un cœur exercé par tant d'épreuves, je pris son adresse à Vienne, pour des occasions que l'avenir pouvait amener. Vous les verrez naître, et la connaissance de son sort devenir nécessaire à celle du mien. Mademoiselle Tekely n'avait pas ouvert la bouche, pendant le récit du malheureux aventurier. Son silence ne fut pas moins profond, jusqu'au moment où les turcs le prirent dans leurbarque. Elle paraissait remplie de réflexions, ou de sentiments, que tout ce qu'elle venait d'entendre, et ce qui s'était passé devant ses yeux, avait fait naître dans une âme si simple. J'avais même remarqué qu'à chaque circonstance effrayante du discours de l'autrichien, elle s'était avancée plus proche de moi, avec un mouvement qui ressemblait à la crainte; comme j'avais cru voir, au contraire, que dans les circonstances douces et touchantes, elle avait penché la tête vers lui d'un air de compassion, semblant entrer dans ses peines, et s'abandonner à l'intérêt de la tendresse ou de la pitié. Je fus charmé qu'au premier pas qu'elle faisait dans le monde, elle eût un exemple des misères humaines et du jeu des passions, dans un tableau si naturel et si varié. Les incidents, qui nous avaient occupés durant quelques heures, ne m'avaient pas fait perdre le fil des raisonnements qui les avaient précédés. Je rapprochai ces dernières observations des premières, et les comparant toutes ensemble, je ne désirai plus d'autres éclaircissements pour la connaissance de son caractère.
Elle avait reçu de la nature, avec l'ardente imagination que je lui avais déjà reconnue, une âme élevée, un cœur sensible, et les plus vertueuses inclinations: mais l'exercice de ces grandes qualités dépendait du repos extérieur deses sens; et c' était l'effet de la longue éducation qu'elle avait reçue dans un cloître. Tout ce qu'elle concevait, tout ce qu'elle désirait, dans une situation tranquille, était digne du fond naturel; c'est-à-dire, juste et bien ordonné, suivant la mesure de ses lumières, noble, généreux, animé par la vertu; et sa vive imagination, échauffée alors de ce qui se présentait sous un si beau jour, ne lui fournissait que trop de courage, pour mépriser les difficultés ou pour entreprendre de les surmonter. était-elle au moment de l'épreuve? Ce courage imaginaire, et peut-être la vue des motifs qui l'avaient excité, semblaient l'abandonner tout d'un coup. La jeunesse et la beauté supposant toujours beaucoup de délicatesse dans les organes, ceux de Mademoiselle Tekely, qui n'avaient jamais été fort émus dans un couvent, étaient altérés par les moindres impressions du dehors; et ce trouble de ses sens, passant dans son âme par mille sensations confuses, obscurcissait ses idées, jusqu'à faire disparaître tous ses principes de force, et toutes ses résolutions. L'imagination même, qui l'avait si bien servie pour les établir, devenait alors leur plus mortelle ennemie, par des terreurs qu'elle excellait à grossir, et que ni la raison étonnée, ni la générosité tremblante, n' étaient plus capables de dissiper. En un mot, les idéeset les sentiments de Mademoiselle Tekely, pour être dignes de l'excellence de son esprit et de son cœur, devaient venir de son propre fond, sans qu'il s'y mêlât rien d'étranger. Une retraite prolongée depuis l'enfance ayant produit sur elle cet étrange effet, son bonheur aurait été de n'y jamais entrer, ou de n'en jamais sortir. Dans le premier cas, elle aurait appris, par l'expérience du monde, à faire un meilleur usage de toutes ses perfections naturelles; et dans l'autre, elle n'aurait jamais eu d'usage à faire de celles que la vie du couvent avait réellement affaiblies, mais que la même raison pouvait lui rendre inutiles. J'avais deux fruits importants à tirer de cette découverte; l'un, qui touchait, comme je venais de l'observer, mon repos et mon bonneur, dans le soin, dont je m'étais chargé d'une fille de son âge; l'autre, de faire servir mes lumières à réparer les mauvais effets de son éducation, en la familiarisant par degrés avec les objets qui lui étaient étrangers, pour l'accoutumer aux impressions qu'elle en recevait, et la ramener aux règles communes, dans ses jugements et dans sa conduite. Je l'espérais d'autant plus, que depuis qu'elle était sous mes yeux, sa seule confiance pour moi me semblait déjà capable de la fortifier. Les occasions ne pouvaient lui manquer pours'instruire, et notre voyage allait être une école, où chaque jour pourrait lui fournir quelques nouvelles leçons. Mais il me parut que la plus pressante regardait ses idées de religion, dont je ne remarquais pas que l'ardeur fût refroidie. Quoique tôt ou tard je m'attendisse à l'effet ordinaire de l'âge et des passions, pour diminuer ce zèle excessif, qui l'animait autant contre l'hérésie qu'en faveur de ses propres principes, je considérai que dans le commerce intime où je l'allais mettre avec Madame Jeffreys, femme d'esprit et d'honneur, mais protestante, elle avait besoin d'être modérée par quelques avis, qui lui servissent de frein. Je me proposais d'ailleurs d'engager cette dame, dont je connaissais la politesse et la bonté, à ne lui parler jamais de religion. Elle m'écouta plus patiemment que je n'avais osé l'espérer. Je lui fis comprendre qu'avec les lois de la charité chrétienne, qui nous oblige de souhaiter à notre prochain le don précieux de la foi que nous croyons posséder nous-mêmes, la société a les siennes, qui n'appartiennent pas moins à la charité, et qui nous font un devoir de ne pas troubler l'ordre établi; qu'au point de persuasion où chaque secte est depuis long-temps en faveur de ses propres dogmes, l'affaire de la religion paraît décidée pour toutes les communionsqui partagent le monde chrétien, ou du moins que le jugement de ce qui doit rester d'obscur à des yeux sensés, dans une si grande opposition de sentiments, est remis au grand et dernier tribunal, où chacun se croit en droit d'appeler; qu'à l'exception des ministres ecclésiastiques, dont le devoir reconnu est de veiller sur la doctrine de leur église, et de joindre, à l'instruction, la garde et la défense de leurs principes, celui des simples fidèles est de se contenir dans les bornes de la vérité, lorsqu'ils s'y croient parvenus, avec les vœux que la charité demande, pour faire tomber du ciel les mêmes lumières sur leur prochain; et qu'une femme, sur-tout, dispensée par son sexe des pénibles occupations de l'étude, n'a rien de plus sage et de plus heureux à faire, après avoir apporté toute sa prudence à choisir des guides, que de se soumettre avec autant de respect que de confiance à leur conduite. Ce ne fut pas néanmoins sans quelques vives objections, que Mademoiselle Tekely se rendit à des conseils, où je n'avais pu me garantir tout-à-fait de blesser l'idée qu'elle avait de son éducation, et du saint asile qu'elle avait habité trop long-temps. Elle s'étendit avec tant de feu sur le savoir de l'abbesse, et de plusieurs autres religieuses du même couvent, qu'à la fin je fus obligéde lui répondre qu'en leur supposant toutes les connaissances qu'elle leur attribuait, il fallait attendre qu'elle eût le même âge, pour juger, comme elles, de l'obligation qu'elles semblaient lui avoir imposée de faire la guerre à l'hérésie. Cette réponse, et la nécessité absolue, que je lui fis sentir, de se modérer dans la nouvelle carrière où nous entrions, c' est-à-dire, entre les ennemis déclarés de notre foi, turcs, protestants, grecs, qui n'en seraient pas moins empressés à nous servir, lorsque nous aurions de l'indulgence pour leurs erreurs, mais dont nous aurions à craindre la haine et les plus mauvais offices, s'ils nous entendaient parler sans ménagement de leurs opinions et de leurs pratiques religieuses, la mirent enfin dans la disposition que je désirais. Elle me promit de se faire violence, sur tout ce qui ne blesserait que ses oreilles ou ses yeux, de se taire même, quand sa conscience, me dit-elle, ne l'obligerait pas de parler; et nous réduisîmes ce devoir, pour elle et pour moi, aux occasions où notre propre religion serait attaquée. En effet, elle se contint avec une extrême fidélité dans ces bornes. Je lui avais fait une peinture de Madame Jeffreys, qui ne pouvait lui laisser d' alarmes pour l'étroite liaison dans laquelle je l'avais disposée à vivre avec elle.Jamais je n'ai ressenti tant de chagrin d'être interrompu, qu'en entendant frapper ici à ma porte, que j'avais soigneusement fermée. Mon impatience en fut si vive, que le docteur s'étant arrêté, je me levai brusquement, et je courus vers la porte, non dans le dessein de l'ouvrir, mais pour ordonner d'une voix forte que personne n'eût la hardiesse de se faire entendre si près de moi. Pardon, monsieur, me répondit mon valet, dont je reconnus facilement la voix; c'était pour vous annoncer m le prieur, qui demande à vous voir, et qui est depuis un quart d'heure dans votre antichambre. M le prieur! Dis-je en moi-même, avec quelques émotions. Cependant, je criai avec la même chaleur: dites à m le prieur que je suis retenu par des affaires pressantes, et qu'étant logé dans la maison, il m'obligera de remettre sa visite à demain. J'entendis que recevant humblement mon excuse, il accusait Salomé de s'être trop hâté de frapper, et qu'il se retirait, après l'avoir chargé de me faire les compliments de sa nièce, et les siens. Lorsque je le crus sorti, je ne résistai point à la curiosité d'apprendre les circonstances de son arrivée, et quelles avaient été ses premières explications. J' ouvris. Mon valet me dit qu'il n'avait pas été peu surpris, à son retour, de le trouver seul et tranquillement assis dans monantichambre; mais qu'il l'avait été beaucoup plus, en rentrant dans la maison, de voir notre cour remplie de ballots, et d'une grande charrette qui les avait apportés; et plus loin une vieille chaise, dont on dételoit quatre chevaux: qu'ayant fort bien deviné que m le prieur et sa nièce étaient arrivés dans la seconde de ces deux voitures, il n'avait eu d'embarras que sur la première; que le charretier, auquel il s'était adressé, lui avait appris que c'était l'équipage de madame la baronne de..., et s'était plaint fort amèrement des peines qu'il avait essuyées à la barrière du cours.
Les deux voitures qui s'étaient toujours suivies de fort près, avaient été arrêtées, suivant l'usage, par les gardes de cette barrière, avec la déclaration ordinaire de l'ordre du roi. M le prieur, n'étant jamais venu à Paris, avait eu peine à comprendre qu'il y eût un ordre du roi, qui pût regarder sa nièce ou lui, et s'était imaginé qu'il avait affaire à quelques-uns de ces effrontés filous, dont on raconte tant de jolies fables en province. Il avait répondu, en homme supérieur aux petites ruses, que madame la baronne n'avait point encore eu l'honneur de paraître à la cour, et qu'il était impossible que sa majesté fut sitôt instruite de son arrivée. On avait fait peu d'attention à sa réponse, et les gardes s'étaient disposés à fouiller ses deuxvoitures. Alors, s'étant cru fort en danger, il avait éclaté en menaces, dont le bruit avait attiré une foule de passants; et les plus civils, reconnaissant son erreur, avaient pris la peine de l'informer des usages. Mais, ici, sa colère avait pris un autre cours. S'il n'avait pas refusé de croire qu'il y avait des droits de visite établis à la barrière, il avait jugé qu'ils ne pouvaient regarder que les gens du commun, et qu'une personne du rang de sa nièce en devait être exceptée. Il aoit demandé plusieurs fois si l'on ne connaissait pas madame la baronne de..., et depuis quel temps on avait si peu d'égards, à Paris, pour les femmes de qualité.
Cependant, un des passants l'ayant averti que s'il avait quelque chose de sujet à l'ordonnance, le seul parti sage était de le déclarer, et de satisfaire aux droits; il revint d'autant plus aisément à la modération, qu'avec le bagage de sa nièce les voitures contenaient quantité de marchandises, tirées de ses magasins, qu'il se promettait de vendre avantageusement à Paris. Les gardes, fort irrités de sa résistance et de son langage, ne lui firent aucune grâce. Ils visitèrent jusqu'au moindre sac, et les droits d'entrée furent exigés avec la dernière rigueur. Dans l'excès de son chagrin, m le prieur les menaça de l'indignation d'une infinité de grands seigneurs, auxquels madamela baronne, dont il avait l'honneur d'être le plus proche parent, appartenait à la cour, et particulièrement de tout le crédit de m le marquis de..., fils de m le comte de..., lieutenant-général des armées du roi, et riche de cinquante mille livres de rente, qu'elle venait épouser. Je demandai, à mon valet, s'il savait quel rôle madame la baronne avait joué dans cette aventure? Il me dit qu'il avait fait la même question au charretier, et que cet homme l'avait assuré, en parlant d'elle avec beaucoup de respect, que sans prendre part au différend, elle avait exhorté plusieurs fois son oncle à payer le double, pour sortir plus promptement d'embarras. Je trouvai, dans les sentiments que je lui avais promis assez de reconnaissance et d'estime, pour me réjouir que le ridicule de cette scène ne tombât du moins que sur m le prieur. Salomé, apprenant aussi qu'après avoir pris des informations sur ma santé, et su de notre hôte, que je gardais encore la chambre, ils s'étaient fait conduire à leur logement, s'était hâté de monter, pour m'avertir de leur arrivée. Il avait été surpris de trouver, dans mon antichambre, m le prieur, que l'empressement de me voir avait déjà fait descendre du second étage, où il se trouvait logé, mais qui, n'ayant découvert aucun de mes gens, avait d'autant moins osépénétrer jusqu'à moi, qu'il savait de l'hôte que j'étais en compagnie. Il ne s'était expliqué de rien. Cependant, outre le désir de s'assurer de ma santé, par ses yeux, un motif pressant l'avait porté à descendre. Le valet de chambre, que j'avais congédié, avait attendu le moment de son arrivée, pour monter chez lui, et l'informer, non-seulement du malheur qu'il avait eu de me déplaire, mais de l' espérance qui lui restait de faire sa paix avec moi par son entremise; ou, si j'étais inflexible, de celle du moins, dont il se flattait, d' être reçu au service de madame la baronne, qui, sans doute, allait prendre quelques gens d'un autre air que ses deux cochers et sa servante, seuls domestiques qu'elle avait amenés. Il était question, avait ajouté m le prieur, de savoir de moi si j'étais bien résolu de ne pas reprendre cet homme, dont il croyait que l'offense pouvait être pardonnée à la faiblesse du cœur; ou si, dans cette supposition, je serais fâché qu'il le prît lui-même, du moins pendant quelques jours, parce que connaissant peu Paris, il avait besoin d'un guide fidèle, et que diverses raisons lui donnaient de la confiance pour lui. Salomé rougit, en achevant; et je fus très-satisfait de le trouver capable, tout à la fois, de ne rien changer à sa commission, et de sentir le remords que ces derniers mots avaient dûréveiller. Ma réponse fut décidée sur le champ. J'étais dans la résolution absolue de ne pas reprendre mon valet, qui se nommait Parisien: mais je ne voyais aucune raison de lui nuire; et peu m'importait par qui m le prieur et sa nièce souhaitaient d'être servis. Je pris cette occasion, pour faire une politesse à madame la baronne, de qui je n'avais à faire aucune plainte, qui m'obligeât de lui refuser les égards dus à son sexe.
Salomé reçut ordre à l'instant de monter chez elle, pour lui témoigner combien j'avais de regret que ma situation ne me permît pas d'y monter moi-même, et pour l'assurer que le lendemain, devant voir le jour pour la première fois, je me ferais un devoir de ne pas sortir de la maison sans avoir eu l'honneur de prendre ses ordres. Je fis dire en même-temps au prieur, qu'il était libre d'employer l'homme que j'avais congédié, et que je n'avais pas d'autre reproche à lui faire, que celui dont j'apprenais qu'il faisait l'aveu lui-même. Quelque empressement que j'eusse à rendre toute mon attention au docteur, je ne pus me dispenser de lui donner deux mots d'explication sur un incident qui pouvait l'avoir surpris, et dont je jugeais d' ailleurs que les circonstances actuelles, ou la seule confiance de l'amitié, m'engageraient tôt ou tard à lui découvrir le fond. Ce que vousvenez d'entendre, lui dis-je, et sur-tout le langage indiscret d'un honnête curé de village, qui m'amène sa nièce, dans l'idée que je suis prêt à l'épouser, doit vous avoir causé de l'étonnement. Vous en aurez beaucoup plus, si je vous assure, comme je le fais avec vérité, que je n'ai connu l'oncle et la nièce que deux jours avant mon arrivée à Paris, où vous savez que je suis depuis plus de six semaines, et que dans toute ma vie je ne les ai vus que cette fois.
J'ignore sur quelles visions ils fondent leurs espérances: mais je ne sais que depuis une heure, et leur départ pour Paris, et le choix qu'ils ont fait de cette maison pour leur demeure. Peut-être votre secours ne me sera-t-il pas inutile, dans l'embarras où je suis; car je n'ai que leur folie à leur reprocher, et je voudrais me défaire honnêtement d'eux. Mais reprenez, s'il vous plaît, votre récit, dont je suis beaucoup plus occupé, que de cette comique aventure. Comique? Me répondit le docteur, en branlant la tête; elle me paraît plus sérieuse qu'à vous, et je crains qu'elle ne menace votre repos. Comment donc? Lui dis-je. Oui, répliqua-t-il, ces intrigues sont fréquentes à Paris: et je nommerais cent mariages, qui n'ont coûté à la partie pauvre que beaucoup d'adresse et d'effronterie. Je le sais, repris-je; mais le cas est différent.La
nièce est plus riche, pour une bourgeoise de province, que je ne le suis pour un homme de quelque distinction. Le cher docteur insista: d'autres, me dit-il, n'ont en vue que la naissance et les titres. Souvent même, cette passion est plus vive que celle des richesses; et, sur-tout parmi les femmes, vous trouverez plus d'avidité pour la grandeur que pour l'opulence. Tous les jours, nous voyons acheter la qualité de marquise ou de comtesse, par le sacrifice d'une grande fortune; et peut-être aurait-on peine à nommer une femme titrée, qui ait été capable de sacrifier son nom et son rang, aux trésors d'un financier. Là-dessus, il me fit l'histoire d'un mariage récent, où l'industrie d'une femme très-riche l'avait emporté sur toutes les répugnances d'un homme du plus grand nom, que l'honneur avait soutenu long-temps, quoique pauvre; mais qui, s'étant laissé vaincre enfin par l'amorce des richesses, n'avait consenti à l'épouser, qu' à condition de ne jamais passer la nuit avec elle, pour n'avoir pas à se reprocher l'insertion d'un sang vil dans la noble masse du sien. La plupart des faits avaient tant de ressemblance avec ce qui m'était arrivé, que j'aurais soupçonné le docteur de quelque allusion fine aux événements de mon voyage, s'il ne m'eût nommé les masques, ou si j'eusse moins connu sa bonne foi. Je lui demandaice qu'il pensait donc de ma situation, et si j'avais un autre parti à prendre que d'abandonner mon logement? Fort bien, me dit-il, avant l'arrivée des prétendants: mais depuis une heure qu'ils sont ici, je suis persuadé qu'il est déjà trop tard. Il faut les voir, au contraire, sans froideur et sans affectation, éviter uniquement de les voir sans témoins, et vous faire accompagner, sur-tout dans vos premières visites, de quelques amis, devant lesquels vous tiendrez ouvertement le langage le plus éloigné de leurs espérances. Parlez d'obtenir un régiment, de revoir bientôt une maîtresse que vous adorez, ou de tout ce qui s'accorde le moins avec leurs idées de mariage; et dans quelques jours, lorsque vous croirez en avoir assez dit, quittez votre logement d'un air aussi libre.
Quoique ce conseil me parût plus sage que nécessaire, je promis au docteur de le suivre, et je lui fis promettre, à son tour, d'être, pour le jour suivant, un des témoins de ma première visite. Il m'était aisé de faire avertir un ou deux anciens amis, que je n'avais pas encore vus, et qui ne manqueraient pas d'empressement pour me voir. J'en donnai l'ordre aussitôt. Mais trouvant cette interruption trop longue, pour la curiosité qui me rapeloit aux aventures de Mademoiselle Tekely, je pressai si vivement le docteurd'y revenir, qu'il eut cette complaisance, en continuant toujours de faire parler l'abbé Brenner. Nous arrivâmes, le dixième jour, à la vue d'Ismaéli, ville assez nouvelle, bâtie par un seigneur turc de même nom, et peuplée de moldaves et de valaques, qui paient leur tribut directement à la porte. Ainsi, le chemin qui nous restait par terre était proprement de la domination ottomane, et ne me laissa plus d' inquiétude que pour traverser vingt-cinq lieues d'un pays désert, où commence la Tartarie d'Asserman. Il fallut reprendre des chevaux, qui ne me coutèrent presque rien à l'entrée de cette vaste plaine, où les tartares en nourrissent un grand nombre.
Un chariot à l'usage du pays, qu' ils étaient exercés à traîner, et qui nous tint lieu d'hôtellerie la nuit suivante, nous porta commodément en deux jours, à Cauchan, petite ville ouverte, de la dépendance du Kham. Il y faisait sa demeure, depuis que le roi de Suède était arrivé sur les bords du Niepster; mais le passage n'en eut pas plus de difficulté pour nous; et dans toute cette route, nous fûmes traités avec autant de douceur, et d'attention pour nos besoins, qu'on en trouve dans les parties les plus civilisées de l'Europe. Le lendemain, nous nous rendîmes de bonne heure à Bender, qui n' est qu'à trois petites lieues de Cauchan.Le ministre d'Angleterre y était arrivé depuis plusieurs jours; mais au lieu de se loger dans la ville, où le pacha lui avait offert une maison commode, il avait accepté les offres de Monsieur Fabrice, envoyé de la cour de Holstein, à la suite de sa majesté suédoise, qui s'était accommodé avec lui d'une partie de maison, ou plutôt d'une des deux grandes maisons contigues, qu'il avait louées dans un faubourg nommé Lipka Mahane, pour être moins éloigné du camp suédois. Je craignis d'abord que cet arrangement ne fût nuisible au dessein dans lequel j'étais venu, de confier Mademoiselle Tekely à Monsieur et Madame Jeffreys, et de prendre moi-même, s'il était possible, un appartement dans leur hôtel. Je m'arrêtai quelques heures à Bender, pour les informer de mon arrivée, et d'une espérance à laquelle je n'aurais pu renoncer sans chagrin.
Leur réponse me combla de joie. Ils pouvaient loger Mademoiselle Tekely, moi, et tout ce que nous avions de gens avec nous. Leur maison communiquant par une porte intérieure à celle de l'envoyé de Holstein, ils m'assuraient que nous serions maîtres de l'une et de l'autre; et pour nous ôter toute incertitude, M Jeffreys vint nous prendre lui-même à Bender. Nous partîmes, avec lui, pour Lipka Mahane. En présentant Mademoiselle Tekely à son épouse, jelui fis nos confidences. Elles furent reçues avec un vif intérêt, et les plus tendres protestations de zèle et d'amitié. Ainsi, dès le premier jour, ma jeune compagne se trouva dans une société agréable et sûre, qui me laissa quelque temps de liberté, pour reconnaître ce qui se passait au camp suédois. Les circonstances, qui semblaient tranquilles à notre arrivée, changèrent de face dès le jour suivant. On sait que la porte, commençant à se lasser, de la protection qu'elle avait accordée au roi de Suède, faisait presser vivement ce prince de quitter les terres ottomanes, et qu'après s'en être long-temps défendu, sous divers prétextes, il s'était réduit à lui demander un secours d'argent, nécessaire à ses besoins. Le grand-seigneur, avait consenti à lui faire toucher douze cent bourses: mais le khan et le pacha de Bender s'étant trop hâtés de lui livrer cette somme, il avait fait naître d'autres difficultés, auxquelles on ne répondait plus que par des menaces; et ce héros, supérieur à l'humiliation de sa fortune, affectait de les braver. Malheureusement, avec une puissance plus réelle les turcs avaient la même fierté. Ils s'indignèrent de son obstination; et sur un ordre venu d'Andrinople, où le grand-seigneur était alors, ils se disposèrent à l'attaquer dans son camp de Warnitza. Cette guerre étrange, poussée de leur partavec un mélange de respect et de fureur, et de celle des suédois avec une valeur incroyable pour leur nombre, dura plusieurs jours, et finit par la prise du monarque, qui fut moins vaincu, qu'accablé par la ruse et la force. De la tente du pacha, dans laquelle on le mena d'abord, il fut conduit le soir à Bender, par une douzaine d'officiers turcs, sur un cheval richement caparaçonné. Nous aurions pu le voir et le saluer à son passage: mais un juste sentiment de douleur et de respect nous empêcha de paraître; d'autant plus que la nuit étant obscure, nous aurions eu besoin, pour nous présenter de faire allumer quelques flambeaux. Nos domestiques, qui eurent la curiosité de le suivre, pour le voir descendre au palais du pacha, remarquèrent qu'il avait le dessus du nez et le coin de l'oreille un peu effleurés d'un coup de feu, un sourcil brûlé, la pointe de son bonnet fendue d'un coup de sabre, une légère blessure à la main gauche, enfin son habit ensanglanté,et déchiré en plusieurs endroits. Il fut logé dans le plus bel appartement du palais. Nous sûmes le lendemain, de M Fabrice, qu'il fit appeler de grand matin, et qu'il honorait d'une estime distinguée, qu'en entrant dans la chambre où il avait passé la nuit, il s'était jeté sur un sofa; que pressé d'une soif fort ardente, il avait demandé de l'eau; qu'on avait couvert, pour lui une petite table de mets turcs, auxquels il n'avait pas touché; et qu'après avoir satisfait sa soif, il s'était endormi; qu'un officier du pacha, étant entré pour le conduire à son lit, n'avait osé l'éveiller, mais l'avait couvert, sur le sofa, d'une pièce de satin, à laquelle était attaché un drap blanc par-dessus, à la manière des turcs, et qu'il avait veillé près de lui, à la lumière de quelques bougies, pour se tenir prêt à le servir; enfin, que le roi s'étant réveillé à trois heures du matin, n' avait pas voulu changer de place, avait ôté de sa tête un bonnet de nuit que l'officier turc lui avait mis pendant qu'il dormait, et n'avait marqué de curiosité que pour la situation de ses amis les plus familiers, tels que Messieurs Grothusen, Ribbing, Mullern et Fief, que le pacha prit aussitôt soin de faire chercher, et de rassembler autour de lui. M Fabrice ayant représenté au pacha qu'il était honteux de laisser le roi sans épée, et l'ayant prié de lui faire rendre la sienne: vousme croyez donc fou, pour me faire cette demande, répondit-il avec précipitation; le combat recommenceroit bientôt. Cependant il la lui fit rendre un moment après. M Fabrice nous apprit aussi que sa majesté devait être conduite vers Andrinople, et que son départ ne serait pas long-temps différé. Je demandai alors à M Jeffreys ce qu'il allait devenir, et par quelle route il me conseillait de me rendre à Constantinople. Il me dit que ses ordres portaient de suivre la personne du roi, et de résider auprès de sa majesté jusqu'à son retour en Suède; mais que, pour le suivre, il attendrait que le séjour de ce prince fût fixé par la cour ottomane; et qu' ensuite, après avoir passé quelques jours auprès de lui, il se proposait de faire, avec sa permission, le voyage de Constantinople, où il m' offrait volontiers de me conduire. J'acceptai son offre. Il employa tous ses soins, comme M Fabrice, à racheter de sa bourse quantité de prisonniers suédois, dont ils firent à leur maître une suite d'environ soixante; et deux jours après, ils montèrent à cheval, pour accompagner sa majesté pendant le premier jour de sa route. M Jeffreys me proposa d'y monter aussi, et je cédai à l'envie d'être témoin du spectacle. On avait préparé, pour le roi, un chariot couvert de drap rouge, dans lequel il ne fut pasplutôt monté, qu'il s'y coucha de son long. M Grothusen y entra, pour lui tenir compagnie, et s'assit à ses pieds. Il y avait un autre chariot pour Mrs Mullern et Fief. Environ cinquante officiers, dont les principaux étaient les généraux Daldorf et Hordh, le maréchal Du Bens, le comte Bielke, Mrs Possen, Ribbing et Rosen, suivaient les voitures à cheval, mais sans épées et sans autres armes. Le pacha, avec sa cour et les instruments de la musique turque, précédait ce lugubre cortège. M Fabrice, et M Jeffreys, dont je ne m'éloignais pas, étaient à cheval, à quelque distance de la portière, d'où sa majesté, levant la tête, aperçut M Fabrice, et lui fit signe de s'approcher.
Elle ne cessa point de lui parler, jusqu'à sa première station, qui devait être à Cauchan, capitale du Budgiak, où j'avais passé en venant d'Ismaéli. Nous fûmes obligés d'aller presque sans cesse au galop, pour suivre le train du chariot jusqu'à Cauchan. On y avait disposé une maison, pour le logement du roi, et d'autres pour nous, chez des tartares, des moldaves et des juifs, qui sont les seuls habitants de cette ville. Le soir, on servit au roi un souper à la turque, sur une petite table, d'un pied de hauteur, placée sur le sofa même où il était assis. Les mets furent en grand nombre. C'étaient différentes sortes de rôti, du mouton bouilli, coupé en morceaux,une poule au riz, quantité d'assiettes, chargées de miel, de laitage, et divers autres plats à l'usage du pays. Le roi se mit au lit de bonne heure, et partit le lendemain comme le jour précédent.
Mrs Fabrice et Jeffreys prirent congé de lui. Il leur recommanda instamment les prisonniers; et les saluant d'un air de bonté, il ajouta qu'il se promettait de les revoir promptement. Nous retournâmes à Lipka Mahane, où nous apprîmes bientôt qu'il avait été conduit à Demotica. Les deux envoyés ne furent occupés, pendant plusieurs jours, qu'à racheter des suédois. M Fabrice, ayant pressé le pacha de les faire délivrer tous, reçut d'abord pour réponse que rien n'était moins facile, parce qu'on avait promis aux janissaires que tous leurs prisonniers seraient leurs esclaves, et qu'il était dangereux de rompre sitôt cette promesse. Cependant on convint que le pacha ferait publier, dans Bender et dans les lieux voisins, ordres sous peine de mort, à tous ceux qui s'étaient saisis de quelques suédois, de les conduire, entre la ville et Warnitza, dans une tente qui serait dressée au milieu de la plaine, pour y recevoir une juste récompense. La tente fut dressée et les jours marqués. M Fabrice et M Jeffreys s'y rendirent avec leurs secrétaires et deux commissaires turcs. Ils prirent placeauprès d'une grande table, sur laquelle ils étalèrent plusieurs milliers de ducats. Tout se passa sans confusion. La plaine s'étant bientôt couverte de turcs et de tartares, qui se présentaient avec leurs captifs, on les fit entrer l'un après l'autre; et les envoyés comptaient à chacun douze, quinze ou vingt ducats, suivant le nombre ou la qualité des prisonniers. Ils joignaient à chaque somme une quittance en langue turque, signée de leurs noms. Cette méthode, employée pendant quelques jours, rendit libres tous les suédois connus, à l'exception de quinze, dont on était sûr que douze avaient été tués à l'attaque; de sorte qu'on ne perdit que deux gentilshommes de la cour, messieurs Palemberg et Clysendorf, et un valet de chambre de M Grothusen; soit qu'ils eussent eu le malheur d'être ensevelis dans les flammes, ou conduits peut-être au fond de la Tartarie. Les prisonniers délivrés obtinrent du pacha une petite paie journalière pour leur subsistance; pendant que la générosité des deux envoyés leur fit tenir une table ouverte, où les principaux étaient noblement invités.
Ils restèrent sous la conduite du général Sparre, et de quelques autres officiers de distinction, à la réserve d'un petit nombre, qui retournèrent dans leur pays sans la permission du roi.
LIVRE 7 Les affaires, qui retenaient M Jeffreys à Bender, étant heureusement terminées, nous découvrîmes, en prenant congé du kan et du pacha, qu'ils avaient eu des avis secrets de leur déposition, à laquelle ils s'étaient bien attendus, depuis qu'ils avaient livré les douze cent bourses contre l'ordre du sultan; et malgré leur résignation musulmane aux décrets du ciel, ils prenaient adroitement diverses mesures, pour mettre à couvert leurs plus précieux effets. Nous nous mîmes en chemin au milieu de février, et nous nous rendîmes en sept jours à Demotica, petite ville, fort bien bâtie, qui n'est pas à plus de six lieues d'Andrinople. Le roi était logé dans la plus grande et la plus belle maison. M Jeffreys passa quelques semaines à lui faire assidûment sa cour, et sut de lui-même qu'il croyait avoir beaucoup d'obligation aux français . Non-seulement leur ambassadeur s'était efforcé de le servir, par toutes sortes de bons offices à la porte; mais il avait offert un vaisseau pour le reconduire en Suède.
C'était m le mis Desalleurs, qui avait succédé, dansl'ambassade, à M De F..., et dont la prudence faisait oublier les égarements de son prédécesseur. Ses représentations avaient procuré au roi l'honorable traitement qu'il recevait dans sa nouvelle retraite, et contribuèrent beaucoup sans doute au châtiment de ses ennemis. On nommait quelques autres français , qui n'avaient pas fait difficulté d'exposer leur vie, pour faire passer jusqu'au grand-seigneur des éclaircissements secrets sur ce qui s'était passé au camp de Bender. Peu de jours après, on fut informé, à Demotica, que le kan avait été arrêté, et conduit à bord d'un bâtiment de Gallipoli, qui devait le transporter dans l'île de Rhodes, y prendre son frère, qui s'y trouvait relégué depuis quelques années, et le ramener à la tête des tartares; que le pacha de Bender était banni à Synope, le chiaoux bachi étranglé, et le muphty déposé. Cette révolution étonna d'autant plus le vizir, qu'il en ignorait la source. Cependant l'orage semblant passé, sans avoir fondu sur lui, il crut sa tête à couvert; et loin de se défier de l'avenir, il ne pensa qu'à mortifier le roi de Suède, sur lequel il faisait tomber du moins quelques aveugles soupçons. Ce prince fut transféré, par son ordre, à Demirtache, château situé à demi-lieue d'Andrinople, dans lequel il fut resserré plus étroitement.à son départ, M Jeffreys, qui n'avait plus la liberté de le voir, lui fit demander la permission d'aller passer quelques jours à Constantinople, et l'obtint sans peine. Nous y arrivâmes le lendemain. Quatre jours après, l'ambassadeur d'Angleterre, chez lequel M Jeffreys fut logé, et dont il me procura la protection, nous lut une lettre d'Andrinople, par laquelle on lui donnait avis que le grand-vizir, ayant fait dresser sa tente à la vue de Demirtache, avait envoyé prier le roi, par le marquis Desalleurs, de venir conférer avec lui sur des sujets d'importance: que Charles, sentant un dessein formé de l'humilier, avait feint une indisposition, pour sauver sa dignité sans irriter l'orgueil de son ennemi, et s'était fait représenter par M Mullern, son chancelier, pour lequel il avait fait dire au vizir qu'il pouvait prendre toute la confiance qu'il aurait eue pour lui-même; qu'en même-temps il avait prié M Desalleurs de se charger aussi de ses pleins pouvoirs, et d'entendre, avec son chancelier, ce qu'on avait de si grave à lui dire; que le ministre ottoman, déconcerté par cette conduite, avait porté la main à sa barbe, et paru quelque temps incertain; qu'enfin, il avait répondu brusquement aux deux plénipotentiaires: je vous ferai appeler tous deux, lorsque mes affaires me le permettront; et quesur le champ il avait repris le chemin d'Andrinople. On a soupçonné M Desalleurs, d'avoir trouvé, par des voies secrètes, le moyen d'instruire encore le grand-seigneur de cette scène. D'autres prétendaient que depuis long-temps, son favori lui avait rendu ce vizir suspect. Quelqu'idée qu'on en doive prendre, avant la fin de cette semaine il fut étranglé par un ordre du sultan, et son corps demeura, pendant trois jours, exposé devant la porte du sérail. Ensuite le roi fut renvoyé à Demotica, sous prétexte que l'air de Demirtache paraissait nuisible à sa santé. Cette occasion fut la dernière que j'eus en Turquie, d'être informé des affaires et de la situation de ce prince.
D'ailleurs les tristes événements, qui succédèrent pour moi, commençaient à m'attacher par une autre espèce d'intérêt. Huit jours, que j'avais déjà passés à Constantinople, n' avaient pas été mal employés pour le principal dessein qui m'y amenait. J'avais lié connaissance, en arrivant, avec plusieurs officiers du feu comte, ou prince de Tekely, établis dans cette ville depuis la mort de leur maître, particulièrement avec M Seleutzy, son maître-d' hôtel. Ils avaient amassé quelque chose à son service, dans l'administration qu'ils avaient eue d'un thaïm fort abondant, qu'ilrecevoit de la porte, sur-tout lorsqu'après la mort de la princesse, qui aimait à vivre noblement, mais qui veillait d'assez près à ses affaires, la dépense et l' attention du prince avaient été fort diminuées par ses longues maladies. Ensuite la porte leur ayant laissé, pour subsister, une petite partie du thaïm de leur maître, ils avaient pris le parti de se fixer dans la capitale d'un pays, auquel ils étaient habitués par un long séjour, et dans lequel, sans les enrichir, on les traitait assez généreusement pour leur rendre la vie douce. Ils avaient quitté le quartier de Cassumpara, où le prince, avant son exil, habitait une fort belle maison, que la porte lui donnait, et dont la possession lui fut conservée jusqu'à sa mort. L' ordre leur étant venu d'en rendre les clefs, ils s'étaient logés dans le faubourg de Pera, séjour ordinaire des ambassadeurs chrétiens, assez près de Milord Paget, chargé alors de l'ambassade d'Angleterre, auquel le chevalier Sutton avait succédé. Ils applaudirent au motif de mon voyage, d'autant plus que les plus précieux meubles du prince, son argenterie, les diamants et les bijoux de la princesse ayant été déposés au palais de France, ils avaient, par des billets particuliers du prince, des prétentions à quelque partie de ce dépôt. Leur joie fut extrême, sur-toutcelle de Madame De Seleutzy, en apprenant que j'accompagnois la plus proche héritière de l'illustre sang de Tekely, avec des lettres du prince Bessarabe, qui rendaient témoignage de sa naissance, et de tous ses droits. Elle me pressa de la loger chez elle, et de la confier à ses soins. J'y consentis, pour le temps où M Jeffreys quitterait Constantinople; mais l'ambassadeur d'Angleterre l'ayant retenue avec Madame Jeffreys, je ne pouvais souhaiter pour elle une demeure plus honnête et plus sûre. Ces fidèles officiers, pour qui le nom de leur maître était sacré, et qui ne pouvaient le prononcer sans quelques soupirs, me racontèrent les circonstances de sa disgrâce. Il avait été traité avec la plus haute distinction par le grand-seigneur, depuis que son attachement pour la France l'ayant fait exclure du traité de Carlowitz, il s'était vu dans la nécessité de chercher une retraite en Turquie. Ensuite, lorsque la guerre s'était rallumée entre la France et l'empire, son ancienne inclination, ou l'ennui de son oisiveté, l'avait fait penser à la renouveler en Hongrie; seule voie d'ailleurs, par laquelle il pût espérer de s'y remettre en possession de tout ce qu'il y avait perdu. M De F..., alors ambassadeur de France à la porte, échauffa cette disposition. Comme il était question de la faireagréer aux turcs, il dressa lui-même un long mémoire, dans lequel il exposait les favorables dispositions des hongrois, avec les secours que la France devait leur fournir, et le prince se chargea de le présenter de sa propre main au sultan, qui était alors dans son palais d'Andrinople. Depuis quelque temps, observa l'officier qui me faisait ce récit, on ne s'était que trop aperçu que l' ambassadeur français avait déjà l'esprit altéré; et des mémoires, ou des conseils, qui venaient de cette part, devaient être suspects pour le prince. Cependant le voyage d'Andrinople fut conclu, avec ce caractère particulier d'imprudence, que, malgré les usages connus, la permission n'en fut pas même demandée au vizir.
L'ambassadeur s'oublia, jusqu'à tenir compagnie au prince pendant une partie de la route, et lui donna son propre interprète, pour l'achever. En approchant d'Andrinople, le prince fit prendre le devant à l'interprète, pour instruire enfin le vizir de son arrivée. Ce ministre, étonné qu'il eût entrepris le voyage sans sa participation, lui dépêcha sur le champ un officier de la porte, pour lui faire demander quelles étaient ses vues. Sa réponse fut qu'il avait à proposer au grand-seigneur, quelque chose d'important et de fort avantageux pour l'empire. L'officier lui déclara qu'il ne lui serait pas permis de voirsa hautesse, si le vizir n'était informé de ses motifs. Alors l'interprète, appréhendant de déplaire à l'ambassadeur, si l'entreprise manquait par un excès de réserve, en fit l'ouverture à l'officier, qui n'en conseilla pas moins au prince de retourner sur ses pas. Il l'avertit même, en ami, qu'un voyage entrepris sans permission ne pouvait avoir d'heureux effets. Le prince, ne se rebutant de rien, continua sa marche jusqu'à une lieue et demie d'Andrinople. Il y reçut un autre courrier de la part du vizir, qui lui conseillait positivement de s'en retourner, s'il ne voulait essuyer quelque disgrâce. Cette menace même ne put l'arrêter. Il s'avança jusqu'aux portes de la ville. Mais il y trouva des ordres du grand-seigneur, et quelques officiers des janissaires de la garde, pour les faire exécuter. Ils portaient que le prince de Tekely serait reconduit à Constantinople, et qu' on l'y ferait embarquer sur le champ pour Nicomédie.
L'exécution fut si rigoureuse, qu'il n'eut pas même la liberté de passer par sa maison de Cassumpara, quoiqu'elle ne fût pas éloignée du lieu de l'embarquement.
On lui permit seulement d'envoyer, à la princesse son épouse, la triste nouvelle de son exil, qu'elle alla partager avec lui. Après y avoir vécu quelques années dans la tristesse, sans pouvoir fléchir la porte, et n'ayantpour consolation que le souvenir de leur ancienne grandeur, ils obtinrent la liberté d'habiter une petite maison de campagne, nommée, en langue turque, champ des fleurs, où la chasse et la bonne chère leur firent des amusements plus vifs. Leur maison y était fort simple. Elle n'était composée que de longs arbres, couchés en carré, les uns sur les autres. Des planches, telles que la scie les avait rendues, c'est-à-dire peu polies, en formaient le plancher et le toit. Le prince avait fait construire, dans un coin de la grande salle, une petite clôture d'ais assez propres, qui renfermait son lit, avec une table et quelques chaises. Les officiers, qui consistaient dans un chancelier, deux conseillers privés, un secrétaire, un maître-d' hôtel et un écuyer, habitaient, avec les domestiques inférieurs, une ferme contigue, accompagnée de plusieurs hutes. Tel fut, jusqu'à sa mort, le palais du plus riche et du plus noble seigneur de Hongrie, qui avait rempli toute l'Europe du bruit de son nom, et fait trembler tant de fois la cour de Vienne. La princesse ne résista qu'environ deux ans à la rigueur de son sort.
Cette héroïne, aussi célèbre par son courage militaire, que par sa fermeté dans les infortunes, avait persisté dans la religion catholique au milieu d' une maison luthérienne. Ellepensoit à faire le voyage de Jérusalem; et dans la vue d'y signaler sa piété, elle avait mis en réserve quatre mille ducats, avec une partie des diamants que le prince Ragotsky, son premier mari, lui avait laissés, mais dont elle avait sacrifié le plus grand nombre aux besoins du second. Cet or et ce reste de bijoux avaient été mis en dépôt, dans une petite cassette, dont elle avait la clé, entre les mains de son directeur de Pera, avec ordre, si la mort prévenait son voyage, de les garder pour prix des prières qu'il ferait pour elle. Elle avait caché cette disposition au prince, qui était luthérien. Un seul domestique, de la même religion qu'elle, en avait eu connaissance, parce qu'il lui servait de messager pour faire venir de temps en temps le directeur, qui lui célébrait la messe, et qui lui administroit la communion dans le lieu de son exil. Mais ayant été saisie tout d'un coup d'une fièvre violente, et d'un transport au cerveau, qui firent désespérer de sa vie, ce perfide confident parla du dépôt, qu'il avait porté lui-même à Pera. Il y fut envoyé sur le champ par le prince, pour demander la cassette au nom de la princesse, sous prétexte qu'elle y voulait ajouter d'autres richesses. On fit dire en même-temps au directeur, qu'étant indisposée, elle souhaitait de le voir dans deux ou trois jours. Lesuccès fut tel qu'on l'avait espéré. La cassette revint le jour même au champ des fleurs, et la princesse mourut le soir. Quelques jours après, le directeur arriva, et fut très-surpris de la touver enterrée, à la réserve néanmoins de son cœur, qu'elle avait légué aux jésuites de Constantinople, et qui fut porté à leur église. Le directeur demanda la cassette, sur laquelle il se flatta que son nom serait écrit, et ne dissimula pas qu'elle était destinée, par l'ordre de la princesse, à faire prier pour elle. Le prince la refusa, et répondit que la princesse avait amassé de quoi faire le voyage de la Jérusalem terrestre, mais qu'elle n'avait pas besoin d'argent pour celui de la Jérusalem céleste. Il ne laissa pas d'être extrêmement sensible à sa mort, et lui fit faire de magnifiques funérailles. En peu de jours, on vit sa barbe blanchir, soit par un effet de cette perte, ou par le chagrin continuel de sa disgrâce.
D'ailleurs la goutte, qui le tourmentait pendant la plus grande partie de l'année, lui rendait la vie fort ennuyeuse. Il continua néanmoins plusieurs années de se soutenir dans cet état, implorant, par ses officiers ou par ses lettres, la compassion des princes chrétiens, sur-tout celle de la France, pour obtenir un asile plus convenable à ses infirmités, et plus conforme à son goût.
Les jésuites,à qui le souvenir de la princesse inspirait de l'affection pour lui, entreprirent sa conversion. Il les écouta, persuadé que la froideur qu'il trouvait en France, pour ses sollicitations, venait de son attachement au luthéranisme. On publia même, dans les gazettes de Vienne, qu'il avait pris la résolution de l' abjurer. Mais, étant tombé malade dans le même-temps, loin d'embrasser la foi catholique, il révoqua, par un acte solennel, tous les engagements qu'il avait pris avec les jésuites, et donna ordre que sa déclaration fût répandue dans toutes les sociétés protestantes. On me la fit voir, signée de sa main. Il y confessait que sur l'espérance d'une pension, avec laquelle il comptait de passer tranquillement le reste de ses jours en France, ou dans quelque ville d'Italie, il avait consenti à l'abjuration qu'on lui proposait; mais que voyant les conditions mal observées, il voulait mourir tel qu'il avait vécu. Il mourut en effet dans ces sentiments, et fut enterré, avec peu de cérémonie, sous un arbre qu'il prenait plaisir à cultiver. Il avait nommé pour héritier de ses biens, et de toutes ses prétentions en Hongrie, le prince Ragotzky, qu'il croyait alors son plus proche parent; c'était donner ce qui ne lui appartenait plus, puisque tous ses biens avaient été confisqués par lacour de Vienne. Mais ses officiers, jugeant que ses meubles, son argenterie et ses bijoux, étaient renfermés dans sa dernière disposition, les avait remis au palais de France, avec la réserve néanmoins de leurs droits, qu'ils avaient fait connaître à l'ambassadeur. Ce ministre avait cru trouver moins de clarté, dans un testament, où la partie du mobiliaire n'était pas spécifiée; et les legs particuliers du prince formant une autre difficulté, il en avait suspendu la décision, pour attendre apparemment les ordres de sa cour. Le malheur, qu'il eut bientôt, de perdre entièrement la raison, avait retardé les éclaircissements.
J'appris même que le prince Ragotzky, informé de la mort de son beau-père, avait envoyé à Constantinople, un agent chargé de ses pouvoirs, auquel on avait remis le testament; mais on avait refusé cette partie de la succession. Enfin, M Desalleurs ayant succédé à M De F..., les légataires particuliers sollicitaient la conclusion de cette affaire, qui ne paraissait plus différée que par les mouvements qu'il se donnait en faveur du roi de Suède. Tout ce qu'on me racontait me parut si favorable aux espérances de ma pupille, que je remerciai la fortune de m'avoir fait arriver dans ces circonstances. M et Madame Seleutzy, auxquels je ne déguisai pas le sujet de mon voyage,ne doutèrent pas plus que moi du succès. En effet M Desalleurs étant revenu peu de jours après, je le vis avec d'autant plus de confiance et de satisfaction, que j'en avais été particulièrement connu en Hongrie, lorsqu'il y était venu commander les troupes françaises à la place de M De F..., qui portait alors le nom de marquis de Loras, et qu'il remplaçait aussi dans l'ambassade de Constantinople. Aussi n'eus-je pas de peine, avec les preuves dont j'étais muni, à lui faire reconnaître des droits aussi clairs que ceux d'Alexiowna Tekely. Il se fit représenter tous les effets, qui étaient encore dans sa chancellerie, une copie du testament, qu'on avait gardée, les billets des officiers, et quelques actes postérieurs, par lesquels il paraissait qu'à la recherche de M De F..., on avait vérifié que les diamants de la princesse lui étaient venus du prince Ragotzky, son premier mari, ancien vayvode de Transylvanie. Les billets furent payés, sur l'argent qui se trouva dans la caisse du feu prince. Ce qui restait de la somme, avec l'argenterie et tous les meubles, me furent délivrés sur ma reconnaissance, et sur la copie, qu'on exigea, des preuves qui constataient la naissance et les droits de Mademoiselle Tekely. Les diamants furent déclarés appartenir au prince Ragotzky, et remis à la chancellerie,pour être envoyés à ce prince lorsqu'on serait informé de sa retraite. Cette décision me parut fort sage, quoiqu'elle ne répondît pas tout-à-fait à mes espérances. L'argenterie et les meubles, que je convertis aussi-tôt en espèces, ne produisirent qu'environ quatre mille ducats, qui joints à deux mille, de l'argent du prince, en faisaient six, seul reste de tant de trésors auxiliaires, qui lui étaient passés par les mains, et de l'immense fortune qu'il avait reçue de ses ancêtres. Je témoignai quelque étonnement, à M Seleutzy, du repos dans lequel on avait laissé pendant plusieurs années l'argent de la caisse, tandis qu'il aurait été facile de l' employer au commerce, et de le multiplier par des voies sûres. Il me dit que la malheureuse aventure de M De F... avait mis assez long-temps le palais de France dans la dernière confusion, et qu'au lieu d'être surpris que les fonds du prince n'eussent pas augmenté, on devait admirer la fidélité de la chancellerie française, où l'argent et les effets avaient été conservés sans diminution. Il en prit occasion de m'apprendre qu' elle avait été cette fameuse indisposition de M De F..., à laquelle on a donné le nom de folie. Cet ambassadeur avait fait préparer une fête pour quelques dames de France et de Hollande,dans un village voisin de Pera. On s'y rendit à neuf ou dix heures du matin, les dames dans leurs voitures, et m l'ambassadeur à cheval, avec la plupart des hommes. Il faisait fort chaud: mais, à l'aide des rafraîchissements, on fit bonne chère, et la danse y succéda. En retournant comme l'on était venu, M De F... vit, ou crut voir un serpent qui traversait le chemin, devant les pieds du cheval d'un gentilhomme français , nommé de Marigny, qu'il favorisait beaucoup, et qui était à sa gauche. Il lui dit: prenez garde que votre cheval ne marche sur ce serpent.
Marigny ayant répondu qu'il n'y en avait aucun, sa réponse déplut à l'ambassadeur, qui la regarda comme un démenti; et dans cette fausse idée, il lui donna un coup de fouet sur les épaules. Est-ce ainsi, s'écria le gentilhomme, qu'on traite un homme de condition? Oui, répliqua M De F... quand il parle comme vous faites. Cette contestation, qui devint beaucoup plus vive, ne fut pas interprêtée à l'avantage de l'ambassadeur; et le reste de la compagnie lui croyant la tête échauffée par l'excessive chaleur, on fit signe à Marigny de ne le pas contredire plus long-temps. Mais sa colère ne fit qu'augmenter en rentrant dans son palais. Il ne dormit pas de toute la nuit suivante. Ses discours et ses actions semblaient marquer le plus violent délire.Il devint si furieux, qu'on fut obligé de le lier. Sa fureur parut encore plus vive, lorsqu'on éloigna de lui une jeune arménienne, qu'il appelait figlia d'anima, sa fille d'âme, nom qu'on donne dans le pays aux personnes adoptées de ce sexe, mais que tout le monde croyait sa fille, et qu'il aimait jusqu'à ne pas faire un pas sans la tenir par la main. On n'eut pas d'autre vue, en l'éloignant, que de la mettre à couvert des violences qu'on craignait pour elle-même. Ce désordre ne put demeurer secret. Il alla si loin, que les officiers de l'ambassade prirent enfin le parti d' envoyer en France une attestation de la folie de leur chef, signée des principaux marchands de la nation. M De F... fut rappelé, et M Desalleurs nommé pour lui succéder.
Après avoir heureusement satisfait aux devoirs de l'amitié, mon séjour pouvait être agréable en Turquie, avec la protection de deux ministres aussi respectés que ceux de France et d'Angleterre. Je fus pressé même, par l'un et par l'autre, de prendre quelque attachement pour eux, à des conditions qui m'auraient épargné l'embarras de chercher plus loin d'autres établissements. Mais je ne croyais pas mes engagements remplis à l'égard d'Alexiowna. Il restait à lui procurer la retraite qu'elle désiroitdans un état catholique, sans éclat, disait-elle, inconnue même s'il était possible, mais capable d'assurer la tranquillité d'une jeune personne, qui n'aspirait pas à d' autre bonheur. Madame Jeffreys, qui l'aimait passionnément, et pour laquelle son affection était égale, aurait pu la déterminer à la suivre en Angleterre, si l'obstacle de la religion ne s'y était opposé. La dissipation de notre voyage n'avait pas affaibli cette puissante raison dans le cœur de ma pupille. M Desalleurs, à qui je n'avais pu déguiser ses aventures, en lui apprenant sa naissance, m'avait déjà conseillé de ne pas chercher pour elle d'autre asile que la France, où il m'assurait qu'avec la religion, elle trouverait toutes les douceurs de la vie. Son penchant ne l'en éloignait pas. Elle recommençait même à cultiver la langue française, dont nous avions fait peu d'usage depuis que nous avions quitté la Hongrie. Ensuite, lorsque le retour de Monsieur et de Madame Jeffreys, à Demotica, m'eut fait prendre la résolution d'accepter l' offre de Madame Seleutzy pour son logement, elle eut l'occasion de voir familièrement quelques dames françaises; et je reconnus, à la satisfaction qu'elle en ressentait, que son goût était déterminé pour cette nation. Nous ne vîmes pas, sans un vif regret, ledépart de Monsieur et de Madame Jeffreys, à qui nous avions des obligations si singulières, et dans quelque lieu que nos résolutions pussent nous conduire, nous leur promîmes une immortelle reconnaissance. Alexiowna, qui prit aussitôt un logement chez Madame Seleutzy, me permit enfin de demander à M Desalleurs la liberté de nous embarquer sur le premier vaisseau qui partirait pour la France. Nous passâmes plus d'un mois dans cette attente, avec tous les agréments qu'il s'efforçait de nous procurer, et rien ne manquait d'ailleurs à notre amusement chez Madame Seleutzy. Un jour que la curiosité m'avait conduit à Constantinople, avec quelques français et leur interprète, nous vîmes passer deux chariots, escortés d'une troupe de janissaires; et nous apprîmes, par les informations de l'interprète, qu'on y amenait prisonnier le prince Constantin Bessarabe, hospodar de Valachie, avec sa femme, ses deux fils, son gendre, et son trésorier, que le grand-seigneur avait fait enlever dans le château même de Tergowitz. Cette nouvelle me frappa si vivement, malgré la dureté du hospodar pour Alexiowna, que ne doutant pas de l'intérêt qu'une fille si sensible allait prendre à l'infortune de sa famille, je me hâtai de retourner à Pera, pour l'eninformer. Mais j'admirai la force de la religion, pour endurcir jusqu'au cœur des femmes, contre les sentiments de la nature. Ma pupille, se contentant de lever les yeux au ciel, me dit fort tranquillement qu'elle déplorait moins la disgrâce de son grand père, que son obstination dans l'erreur. Je ne lui reprochai pas une froideur dont je connaissais la source. On fut informé, le jour suivant, que le hospodar était étroitement renfermé dans un appartement de la seconde cour du sérail, sous la garde du bostangi-bachi, à qui sa hautesse avait ordonné de faire rendre un compte sévère à ces malheureux captifs, de l'argent, des bijoux, et des autres richesses, qu'ils pouvaient avoir cachés, en un mot des grands biens que le hospodar avait la réputation d'avoir amassés, pendant plus de vingt-cinq ans qu'il avait possédé la Valachie. Elle venait de le déposer, sur des accusations qui lui avaient rendu sa fidélité suspecte; et Cantacuzene, autre grec d'un nom fort illustre, avait obtenu sa place. Avec quelque apparence de froideur que ma pupille m'eût entendu, j'observai bientôt qu'elle était moins insensible au malheur de ses plus proches parents, qu'elle ne l' avait affecté. Elle marquait une ardente curiosité pour les suites de cette résolution; elle me demandait souventce que j'en avais appris, et si je prenais soin de m'en informer. L'occasion d'un vaisseau s'étant présentée pour mon départ, je lui demandai moi-même s'il lui paraissait que nous dussions quitter le pays, sans être éclaircis du sort de tant de personnes chères. Elle m'avoua qu'elle avait pensé à me faire la même question; et nous accordant tous deux sur ce point nous prîmes la résolution d'attendre. Je n'étais pas mieux informé qu'elle de ce qui se passait au sérail. Les secrets d'état sont impénétrables à la porte. Mais étant mieux que jamais au palais de France et d'Angleterre, je priai les deux ambassadeurs, qui jouissaient tous deux d'une haute considération, et qui vivaient dans la meilleure intelligence depuis la dernière paix, d'employer les ressorts de leur crédit pour nous procurer quelques lumières. M Desalleurs n'avait pas attendu mes sollicitations. Il me dit que par amitié pour ma pupille, dont il respectait le sang et le mérite, plus que par considération pour la personne du hospodar, qu'on n' avait jamais pu faire entrer de bonne-foi dans les intérêts d'aucun parti, et d'ailleurs sans ordre de sa cour, quoiqu'il sût par les dernières lettres de France, qu'on y était informé de la déposition et de l'enlèvement de ce prince, il avait déjà parlé de lui au selictar, son amiparticulier, et favori déclaré de sa hautesse; que sans s'expliquer sur le fond des affaires, ce seigneur n'avait pas fait difficulté de lui déclarer que les accusations étaient d'une nature à faire désespérer de la vie du prince; qu'il avait promis néanmoins de le recommander au bostangi-bachi, et de le faire traiter doucement dans sa prison; que de jour en jour on attendait l'arrivée du grand-seigneur, et qu'il ne doutait pas qu'à son retour, le sort du hospodar ne fût décidé au premier divan. C'était m'apprendre toute la grandeur du mal, sans m'offrir aucun remède. Mais l'ambassadeur ayant ajouté que le prince de Valaquie avait demandé la permission de voir quelque prêtre grec, et qu'elle lui avait été refusée, je formai, sur cette circonstance, un projet dont l'exécution me parut possible. J'avais lié connaissance avec un célèbre vertabiet, (c' est le nom qu'on donne, en Turquie, aux docteurs de la communion grecque), que les jésuites avaient converti dans la plus grande chaleur de leurs démêlés avec cette église, et qui pour les garantir de la persécution qu'elle leur avait attirée des turcs mêmes, à qui les distinctions déplaisent entre les églises chrétiennes, gardait encore les apparences, et remettait, avec leur consentement, à faire éclater sa nouvelle foi dans un temps pluscalme. Il était homme d'esprit, et quelques jésuites de Pera m'avaient répondu de ses principes.
Il me sembla qu' avec le crédit de M Desalleurs on pouvait obtenir, par le selictar, une faveur aussi simple que celle de laisser voir ce prêtre au prince de Valaquie; et que s'insinuant dans sa confiance, sous le nom de prêtre grec, non-seulement il saurait de lui ce que nous avions à faire pour le servir, mais il pourrait travailler à sa conversion, et servir Alexiowna presque autant que lui, en l'amenant à notre religion par son exemple. M Desalleurs, à qui je communiquai ce plan, jugea qu'il pouvait être tenté, et me promit de revoir le selictar. Je ne m'ouvris pas à ma pupille, avant que d'avoir préparé toutes mes machines. Mon principal soin fut de disposer le vertabiet à son opération. Je lui trouvai tout le zèle que je m'en étais promis. Peu de jours après, je fus certain du même succès, du côté du selictar, qui n'avait vu, dans la satisfaction qu' on voulait donner au prince, qu'un innocent témoignage de compassion pour son malheur. Les turcs sont humains. Il exigea seulement, pour satisfaire le bostangi-bachi, et ne rien changer au premier refus, que le vertabiet fût d'abord introduit en habit de juif arménien, et que si ces visitesétoient répétées, elles se fissent toujours sous différentes sortes de déguisements. Alexiowna fut alors informée de mes vues. Ses affectations de fermeté ne résistèrent pas à l'espoir qu'elle conçut de la conversion de sa famille. Elle soulagea son cœur par une abondance de larmes; et dans l'ardeur de ses sentiments, elle protesta que son sang ne lui coûterait rien à répandre, pour obtenir du ciel une si précieuse faveur. La vie de son grand-père, dont elle apprit alors le danger, ne parut entrer pour rien dans ses désirs et ses craintes. Elle voulut voir le vertabiet avant qu'il partît; et ce fut pour fortifier son courage, pour se faire exposer les raisonnements qu'il devait employer, pour suggérer des idées et lui dicter des expressions. Il se rendit à la première cour du sérail, où tout le monde a la liberté d'entrer; et des signes convenus le firent admettre dans la seconde. Je l'avais accompagné jusqu'à la première, et j'y attendis impatiemment qu'il reparût. Mon motif, comme celui de l'ambassadeur, n'était que de satisfaire Alexiowna. Je dois avouer que j'espérais peu, du zèle d'autrui, pour la conversion du prince, après l'épreuve que j'avais faite inutilement du mien; et je me flattais encore moins, s'il était coupable, de pouvoir le sauver par nos services.Cependant le ciel accorda du moins la première de ces deux grâces, aux innocentes supplications de sa petite-fille. Le vertabiet me rejoignit deux heures après, et me jeta dans la plus agréable surprise, en m'apprenant qu'il avait triomphé de toutes les résistances du hospodar et de ses deux fils, par des raisonnements fort simples, ajouta-t-il, les mêmes auxquels il devait sa propre conversion. Le temps et le lieu ne me permettaient pas de lui demander quels ils pouvaient être: mais lorsqu'il m'eut dit en deux mots qu'il avait commencé par leur faire envisager la mort, qui ne pouvait être éloignée pour eux, suivant le témoignage du selictar, je doutai s'il n'avait pas pris l' effet de la crainte pour celui de la conviction; et je ne pus être délivré de ce doute que par le merveilleux spectacle dont je fus témoin quelques jours après. L'impatience d'apprendre cette heureuse nouvelle à ma pupille, me fit précipiter mon retour, et laisser derrière moi le vertabiet dans la joie de son triomphe. Elle lui coûta la liberté. Les capigis de la garde, dont la première cour du sérail est toujours remplie, nous avaient vus paraître sans étonnement dans un lieu dont l'entrée n'est interdite à personne, et n'avaient pas été plus surpris de m'y voir promener pendant deux heures. Ils avaient suivi des yeux le vertabiet sous son habitjuif, lorsqu'il était entré dans la seconde cour, dont l'accès, quoique libre aussi, du moins pour les gens de pied, demande plus de précaution; et jugeant qu'il y était appelé pour quelque service ordinaire aux juifs, ils n'avaient conçu aucun soupçon. Mais lorsqu'ils l'en avaient vu sortir d'un air et d'un pas précipité, me cherchant des yeux, et courant vers moi, ils avaient prêté l'oreille à quelques mots échappés à sa joie, entre lesquels le nom du hospodar s'était fait entendre. Ensuite, me voyant partir moi-même assez brusquement, et le laisser même dans leur cour, parce qu'il était tard, et que le chemin de son quartier n'était pas celui du mien, tant de mouvements extraordinaires, auxquels la prudence avait peut-être eu moins de part que notre confiance à la protection du selictar et du bostangi-bachi, leur causèrent de l'inquiétude, et les portèrent à saisir le juif supposé, qu'ils renfermèrent dans une prison de la même cour. Nous ne fûmes informés que le lendemain de son aventure. Les transports d'Alexiowna ne peuvent être représentés, en apprenant que non-seulement son grand-père, mais à son exemple, ses deux fils, qui étaient encore prisonniers dans le même appartement, se rendaient aux lumières de la vérité, et s'étaient engagés à suivre la foi romaine. Le vertabiet ne m'ayant guère donné d' autreexplication, elle brûlait de savoir s'il les avait informés qu'elle était si proche d'eux, qu'elle ressentait toutes leurs peines, et qu'elle ne s'occupait que du soin de les servir. Son cœur, tranquille du côté de la religion, se r'ouvrait aux plus tendres sentiments de la nature. Je remarquai même que la religion les fortifiait, après avoir été capable de les affaiblir; et je revins de l'opinion où j'avais d' abord été, qu'elle doit toujours être en guerre avec eux. L'inquiétude de ma pupille, pour la vie de ceux qui lui redevenaient si chers, parut augmenter dans la même proportion.
Elle me demanda si ce généreux selictar, qui s'était rendu aux simples recommandations de l'ambassadeur de France, ne pouvait pas se laisser toucher pour d'autres services, être attendri par des larmes, ou gagné par des présents?
Elle y voulait employer toute sa fortune: elle parlait de le voir elle-même, et de lui demander grâce à genoux, en lui présentant ses six mille ducats. Il y avait si peu d'apparence à cet espoir, que nous ne pûmes nous y arrêter long-temps; et l'ambassadeur que je vis le même soir, pour lui rendre compte de l'effet de sa protection, en jugea de même. Il me dit que dans une affaire de cette nature, le crédit du selictar ne pourrait servir qu'à calmer l'esprit du grand-seigneur, et que nous devions compter sur ce bon office,pour lequel ses propres sollicitations suffisaient. Le vertabiet ne laissa pas de reparaître chez M Seleutzy, dès le lendemain matin, c'est-à-dire avant que nous eussions eu le moindre soupçon de sa disgrâce. Ma première course m'ayant conduit chez elle, je trouvai Mademoiselle Tekely dans la double joie de la conversion de sa famille, et de la délivrance du prêtre grec, qui venait de lui apprendre un événement que j'ignorais. Il avait passé la nuit sous une garde; mais ayant demandé lui-même d'être présenté au bostangi-bachi, et s'étant fait reconnaître avec assez d'adresse pour ne commettre personne, il avait obtenu sur le champ la liberté. Cependant on y avait joint la plus sévère défense de retourner dans le même lieu; et cette rigueur, qui semblait marquer que le seigneur turc se repentait de son indulgence, tempérait beaucoup la joie de Mademoiselle Tekely.
Je continuai de remarquer, dans l'expression de ses sentiments, que c'était la tendresse naturelle qui commençait à les échauffer; comme s'il s'était fait quelque révolution dans son cœur, depuis que l'obstacle de la religion ne le tenait plus en bride. Elle se fit raconter par quel art, ou plutôt par quelle faveur du ciel le prêtre, dans l'espace de deux ou trois heures, était parvenuà convaincre ou persuader son grand-père et ses deux oncles; car la princesse n'étant pas dans la même prison, ou peut-être ayant déjà trouvé grâce, et le gendre avec le trésorier ayant été séparé aussi, c'était sur le prince et ses deux fils, auxquels on laissait encore la consolation d'être ensemble, que la bénédiction céleste était tombée. Je n'entrerai point dans les raisonnements que le vertabiet avait employés. Le plus puissant, nous dit-il, ou du moins celui qui l'avait rendu vainqueur, après en avoir lui-même éprouvé la force, avait été que les deux églises s'accordant sur la plus grande partie des dogmes, il était étrange que les grecs ne sentissent point que l'unité sous un même chef est non-seulement un des plus essentiels, mais celui peut-être qui se trouve le plus clairement recommandé dans les évangiles et dans les écrits apostoliques. Cette idée, présentée dans un temps où le prince n'ignorait pas que sa vie ne dépendait que d'un fil, s'était rendue maîtresse de sa raison, et son exemple avait entraîné ses fils. Il se souvenait d'ailleurs que le jour où son espérance avait été de me séduire par la grandeur de ses offres, j'avais dit à ses docteurs de Valaquie, après avoir confondu leur mauvais raisonnements, que je n'étais pas surpris de leur voir faire une si faible défense, et que l'ignorance, qui régnait dans leur égliseavec la division et le désordre, témoignait assez que l'esprit du ciel n'y soufflait plus sa lumière et sa paix. Le prince avoua, sans me nommer, que cette raillerie d'un ecclésiastique romain, à laquelle je me reconnus, lui était restée dans la mémoire, et lui avait fait naître des doutes qu'il n'avait pu surmonter. Il manquait aux charmes de ce récit, pour sa petite-fille, que le vertabiet eût parlé d'elle, et qu'il eût appris aux trois prisonniers, non-seulement qu'elle était à Constantinople, qu'il ne les avait vus qu'à sa prière, et que par conséquent ils lui devaient leur conversion, mais qu'elle prenait la plus sensible part à leur sort, et que loin de les fuir à présent, elle n'avait rien de plus cher qu'eux, elle souhaitait d'être avec eux dans les chaînes, elle était prête à donner sa vie pour les délivrer. Le vertabiet, que nous n'avions pas chargé de cette ouverture, dans le juste doute du succès de sa mission, s'excusa de son silence par la crainte qu'il avait eue de nous exposer à de fâcheuses recherches. C'était néanmoins le plus sensible des tourments de Mademoiselle Tekely. Elle venait à moi, les larmes aux yeux.
N'est-il pas cruel, me disait-elle, qu'au moment où je sens pour eux une tendresse que j'ai redoutée, et dont je me suis défendue, tandis que la religion la condamnait,je ne puisse leur être utile à rien dans leur infortune, et qu'ils ignorent jusqu'aux vœux que je fais pour leur liberté? Je ne m'expliquai, ni sur ces sentiments qu'elle avait crus condamnés par la religion, ni sur la situation des trois princes, dont elle ne savait pas tout le danger, tel du moins que l'ambassadeur de France me l'avait déclaré le matin, sur l'aveu du selictar, qu'il avait vu dès la pointe du jour. Cependant, tandis qu'elle ne craignait que pour leur liberté, il était question de leur tête, et le dernier ordre du grand-seigneur était de les transférer dans une plus étroite prison, ce qui devait être exécuté le soir même. On ne doutait pas que leur sentence ne suivît de près. Je ne parlai que de ce dangereux changement. Le vertabiet, qui connaissait trop les usages du pays pour ne pas m'entendre, ajouta plus nettement que s'ils étaient transférés, il fallait désespérer de leur vie. Mais voyant Mademoiselle Tekely fondre en larmes, il baissa la voix, pour nous dire qu'il restait une espérance, douteuse à la vérité, mais la seule à laquelle on pût s'arrêter, et qui dépendait de deux baltagis qui servaient les princes, dans l'appartement dont on leur avait fait jusqu'alors une prison: que ces deux hommes lui avaient paru d'autant moins incorruptibles, qu'avec un léger présent il les avait engagés à souffrir que sa conférence avec lesprinces fût prolongée fort au-delà de ce que le bostangi-bachi avait accordé, et qu'il y avait quelque apparence qu'une somme assez grosse pour assurer leur fortune, les déterminerait à faciliter l'évasion de leurs prisonniers, par des voies qu'ils inventeroient eux-mêmes; mais qu' il n'y avait pas un moment à perdre, si la translation devait se faire le soir. La vraisemblance de cette ressource avait séché les pleurs de Mademoiselle Tekely, à mesure que le vertabiet s'était expliqué. Oui, me dit-elle avec transport, tout ce qui me vient du prince mon oncle est aux baltagis: et se tournant vers le prêtre, j'ai la somme ici, je vous l'abandonne.
Elle se levait pour l'apporter. Mais, sans condamner un si noble usage de l'unique bien qu'elle possédait, et très-convaincu d'ailleurs que le prince son grand-père, dont personne ne disait encore que les richesses fussent passées entre les mains du sultan, la rembourseroit avec usure, si notre entreprise était suivie du succès, je ne laissai pas de l'arrêter. Commençons, lui dis-je, par nous assurer des baltagis; et m'adressant à l'officieux vertabiet, si vous n'en saviez pas déjà le moyen, repris-je, j'y vois beaucoup de difficultés, lorsque l'accès du sérail vous est interdit. Il me confessa qu'il ne les sentait pas moins; mais elles sont invincibles, me dit-il en nous quittant,si vous ne me revoyez pas, dans une heure ou deux, avec d'heureuses nouvelles. Il revint avant midi, et son visage nous annonça de la joie. La prudence avait conduit toutes ses démarches. Il s'était gardé de se faire voir au sérail. Un juif de sa connaissance, à qui ce vaste palais était familier, lui avait paru propre à mener l'intrigue. Il s'en était assuré, par la promesse d'une part considérable au prix du service. Ainsi, sans se commettre lui-même et sans nous avoir nommés, il avait fort heureusement réussi dans toute l'étendue de son plan. Les deux baltagis avaient prêté l'oreille à la première offre, et n'avaient contesté que sur la somme. C'étaient ce qu'on appelle en Turquie des enfants de tribut, pour lesquels la fortune et la liberté ont toujours de grands attraits, malgré la vie douce qu'ils mènent au sérail, et qui s'étaient flattés tout d'un coup de pouvoir retourner dans le lieu de leur naissance, ou se faire une nouvelle patrie, avec un fond d'établissement. Mais au lieu de deux mille sequins, qu'on leur avait offerts pour chacun, ils en avaient voulu quatre. Le vertabiet était convenu de mille pour les services du juif. C'était déjà neuf mille sequins, pour lesquels il n'avait pas fait difficulté de s'engager; et la reconnaissance nous obligeant de récompenser aussi son zèle, quoiqu'il ne parût pas l'exiger, jeconçus qu'il nous en coûterait dix mille sequins, qui font à peu-près la même somme en ducats. à ce prix, on nous promettait que dans la première obscurité du soir, les trois princes nous seraient livrés sur le bord du détroit, sans que les deux baltagis se fussent ouverts sur les moyens qu'ils se contentaient de garantir. Quoiqu'une si grosse somme dût absorber presque'entièrement la fortune de Mademoiselle Tekely et la mienne, le ciel m'est témoin que mes premières réflexions ne tombèrent pas sur mon intérêt. Je fus frappé seulement du hasard qu'il y avait à remettre notre argent, sans la moindre sûreté, entre les mains d'un grec que nous connaissions si peu, pour passer entre celles d'un juif et de deux esclaves turcs, que nous connaissions encore moins. Madame Seleutzy, que je consultai, me répondit du grec, depuis long-temps son ami. Alors, je lui demandai à lui-même s'il croyait sa confiance bien fondée pour le juif et surtout pour les deux baltagis? Il me dit que dans toutes sortes d'affaires la fidélité des juifs de Constantinople était si bien établie, qu'il n'avait aucune défiance du sien, après se l'être attaché par un gain honnête; qu'à l'égard des baltagis, âmes vénales qui lui étaient plus suspectes, son juif même, ne s'en défiant pas moins que lui, n'avait pas trouvé d'autre expédient pour s'enassurer, qu'un reçu signé de leur main, qui les contiendrait du moins par la crainte; qu'ils avaient promis de le tenir prêt, pour l'instant auquel il devait leur porter celui d'un marchand arménien de leur connaissance, chez lequel ils demandaient que la somme fût déposée, sans explications et sans autre formalité que cet acte si simple.
Dans tout autre conjoncture, de si légères précautions n'auraient pas suffi, sans doute, pour me faire oublier les règles ordinaires de la prudence: mais deux lois plus fortes, la présence et l'extrémité du mal ne laissaient plus à choisir d'autre parti. Mademoiselle Tekely, effrayée d'abord d' une somme qu'elle ne pouvait fournir, avait tourné aussitôt les yeux vers moi, quoique sans les lever sur les miens; comme si dans l'amertume de son cœur, elle eût imploré le secours de mon amitié, par un silence plus expressif que ses prières, qui n'auraient pas eu la force de sortir de sa bouche pour le demander. Mais lorsqu'après avoir entendu mes questions et les réponses du grec, elle me vit, pour toute réplique, quitter ma chaise, et lui faire signe d'ouvrir un tiroir, dans lequel était son argent et le mien, en lui disant qu'il n'était plus temps de rien ménager; la présence de Madame Seleutzy et du prêtre ne put l'empêcher de saisir une de mes mains, et de répondre, ensanglottant, que j'étais son sauveur après Dieu. Je comptai la somme, et je la livrai au grec, qui nous quitta aussitôt, pour mettre à profit tous les moments. Je partis aussi; car j'avais à prendre d'autres soins, qui n'étaient pas moins pressant que les siens. L'entreprise de dérober les trois princes à leurs ennemis supposait qu'en sortant de leur prison, ils pussent quitter, non-seulement la ville de Constantinople, mais tous les pays de la domination du grand-seigneur, où nulle puissance humaine n'aurait pu les mettre à couvert de ses recherches. M'ouvrir aux ambassadeurs chrétiens, pour leur demander leur assistance, c'était les commettre eux-mêmes, et peut-être les choquer par une coupable indiscrétion. La mer étant la seule voie à laquelle on pût penser, il fallait trouver quelque vaisseau prêt à faire voile, ou du moins s'assurer d'une barque à toute sorte de prix. C'était l'importante affaire dont je demeurais chargé; et l'on serait étonné qu'avec si peu de connaissance de la langue et du pays, j'eusse pris ce soin sur moi, si je n'ajoutais que M et Madame Seleutzy m'avaient donné pour guide et pour interprète un des anciens domestiques du comte de Tekely, instruit par un long usage, et capable de faire à ma place ce que j'allais entreprendre,si ma résolution n'eût été sur un point si délicat, de ne m'en rapporter qu'à moi-même. La facilité que j'eus à découvrir une saïque georgiene, qui devait partir à l'approche de la nuit pour retourner à Tiflis, me parut du plus heureux augure. Rien n'était plus convenable au projet des baltagis; et le vertabiet n'ayant pas douté qu'ils ne se promissent de faire évader les princes par la porte de la marine, au-dessous de laquelle ce navire était à l'ancre, je remerciai la fortune d'avoir tout ordonné si favorablement pour nos espérances.
Il importait peu dans quel lieu du monde les trois princes pussent aborder, lorsqu'ils seraient éloignés en mer; et la Georgie, qui touche à la Perse, dont elle dépend, était elle-même un asile assez sûr, d'où leur embarras ne serait pas grand à s'aller mettre sous la protection du sophi, ou, s'ils l'aimaient mieux, à traverser la mer Noire, pour se rendre en Moscovie, et de-là dans quelque état catholique. Je convins de prix avec le patron géorgien, pour trois grecs qui voulaient faire le voyage de Tiflis; et n'oubliant rien de ce qui pouvait écarter ses soupçons, je fis transporter à bord quelques malles qui semblaient contenir leur bagage. Je revins fort satisfait de tous mes arrangements. Notre habile vertabiet ne le fut pas moins des siens; et reparoissant aussi à l'heure marquée, ilnous en rendit un compte si favorable, qu'il ne nous resta presque'aucun doute du succès. Mademoiselle Tekely, livrée à la joie, ne faisant pas même entrer le risque de sa fortune dans les craintes qui se mêlaient encore à ses espérances, et disposée à ne pas ménager sa propre vie, pour la moindre utilité qu'elle aurait cru voir à l'exposer, souhaitait d'être avec nous sur le quai, dans l'évasion du soir, d'y recevoir elle-même son grand-père et ses oncles, pour les embrasser et les combler de bénédictions, de les suivre même dans leur fuite, et d'en partager tous les périls avec eux. Mais je lui représentai qu'elle n'avait plus de secours à leur offrir qui pussent leur être utiles, et qu'une femme, au contraire, ne pouvant causer que de l'embarras dans un moment de cette importance, elle devait se réduire à nous aider de ses vœux. Enfin, l'approche du soir m'avertit qu'il était temps de me rendre au bord du détroit. Je pris une partie de l'argent qui nous restait, dans la crainte que ce secours ne fût nécessaire aux princes, en sortant de leur prison, ou pour toute autre entreprise qui pourrait faciliter leur fuite. Le vertabiet, le juif, l'homme de M Seleutzy, se tenant prêt à m' accompagner, nous partîmes au milieu des prières et des larmes de Mademoiselle Tekely, et nous nous rendîmes sans obstaclesur le quai du grand sérail, un peu au-dessus de la porte de la marine. Un reste de jour, qui permettait d'observer la forme et la situation des lieux, me fit juger, comme au vertabiet, que cette porte était effectivement, sinon l'unique passage, du moins le plus favorable pour l'évasion des princes, sous la conduite des deux baltagis, qui devant connaître toutes les sorties des grands jardins du sérail, dont elle est l'entrée par le détroit, pouvaient les conduire apparemment jusqu'à nous dans l'obscurité; et nous devions supposer qu'ils avaient pris de justes mesures pour l' ouvrir. Notre principale attention fut de ne pas nous en approcher trop, avant les ténèbres.
Mais lorsque la nuit nous eut mis à couvert des observations, le juif, nous laissant à quelques pas de lui, pour veiller sur tout ce qui pouvait arriver d'un autre côté, s'avança jusqu'à la porte, et prêta long-temps l'oreille. Une heure, qu'il y passa presque'entière, ne lui fit pas entendre le moindre bruit.
Il revint à nous, et loin de nous déguiser son inquiétude, il fut le premier qui nous parla de malheur ou de trahison. Je n'avais pas été si long-temps, sans concevoir les mêmes idées; mais ses doutes, lorsque toute ma confiance était dans le vertabiet et lui, me glacèrent aussitôt le sang. Eh que faire! Lui dis-je, avec une mortelle frayeur. Il se rendit maître dela sienne. Demeurez tous trois ici, répondit-il d'un ton ferme, ayez l'œil ouvert autour de vous, et ne désespérons encore de rien. S'ils paraissent, vous ne perdrez pas un moment pour les conduire au vaisseau, et vous retournerez droit à Pera. Moi, je vais à la première cour du sérail. S'il est arrivé quelque chose de sinistre, j'en serai bientôt instruit par les discours ou par le seul mouvement des capigis de la garde. Il partit, en ajoutant qu'il était à nous en moins d'un quart-d' heure. Mademoiselle Tekely même n'aurait pas souffert plus mortellement que moi, dans ce cruel intervalle. J'allai vingt fois à la porte. J'attachai dessus la joue, l'oreille, et je la pressai de l'une et de l'autre, comme si j'en avais pu tirer, par mes efforts, l'heureux son que j' attendais. Il n'en vint aucun du côté des jardins; mais je n'entendis que trop clairement la marche du juif, qui revenait avec une vitesse extraordinaire, et qui ne fut pas plutôt à nous, que d'une voix lamentable, quoiqu'à demi-étouffée par la rapidité de sa course et par ses terreurs, il nous dit: fuyez, mes amis! Fuyons tous, et dispersons-nous par divers chemins! Tout est perdu; et nous le sommes-nous-mêmes, si le moindre indice nous trahit. La première impression de ce funeste langage me portait à fuir; et je ne sais même si jene fis pas quelques sauts vers la rive, pour me jeter au hasard dans la première barque, qui m'aurait voulu porter sur l'autre bord du détroit. Mais, rappelant mes esprits, je me rapprochai de mes compagnons, qui, sans être moins tremblants, concertaient ensemble quel chemin ils devaient prendre, et je conjurai le juif de m'apprendre, du moins en deux mots notre infortune. Il mit peu d'ordre dans son récit. Fuyons, me dit-il encore: j'ai trouvé toute la garde en alarme. Le sultan est arrivé d'Andrinople à la fin du jour. Peut-être les malheureux baltagis ont-ils trop précipité leur entreprise. Mais ils ont été surpris dans l'exécution. L'un a reçu la mort sur le champ, et son corps est étendu dans la place du sérail; l'autre a trouvé le moyen de se dérober. Les trois princes, après quelques vains efforts, pour se faire tuer sans doute en se défendant, ont été saisis, et jetés dans le plus noir cachot du sérail. On attribue leur désastre à quelques bostangis, qui les ont vus sortir de l'édifice, et prendre leur chemin vers cette porte, ce qui m'a fait revenir à perte d'haleine, pour vous avertir du péril où vous êtes, si les recherches s' étendent malheureusement jusqu'ici. Ce terrible avis ne permettant pas de longues délibérations, le premier expédient qui s'offritpour notre fuite, fut celui que chacun de nous embrassa. Encore n'en eûmes-nous obligation qu'au juif, qui l'avait médité dans sa course: c'était de nous diviser, comme il nous y avait d'abord exhortés, et de descendre en divers endroits jusqu'au bord de l'eau, dont le mur est assez loin; de nous y mêler dans les pelotons de gens de mer, que la lumière de plusieurs fanaux, qui venaient d'être allumés, nous faisait apercevoir dans l'éloignement; de chercher chacun notre barque de passage, et de retourner ainsi séparément à nos demeures. S'il arrivait qu'on se rencontrât, on devait feindre de ne se pas connaître. Cependant, après nous être éloignés de quelques pas, l'homme de M Seleutzy, craignant qu'on ne lui fît un reproche de m'avoir abandonné dans des lieux que je connaissais si peu, reprit le parti de se joindre à moi; et m'ayant recommandé seulement de le suivre à quelque distance, il trouva bientôt la facilité qu'il cherchait pour notre passage. Aux hôtels de France et d' Angleterre, où j'affectai de me faire voir en descendant à Pera, on savait déjà toutes les circonstances de l'événement; et les deux ambassadeurs venaient d'envoyer cette triste nouvelle chez M Seleutzy. Je m'y rendis aussitôt, et j'y trouvai, jusques dans les domestiques, toutes les marques d'uneprofonde consternation. Quoiqu'ils eussent ignoré le fond de notre complot, les alarmes de Mademoiselle Tekely, ouvertement partagées entre les princes et moi, s'étaient communiquées à toute la maison. Mon retour fit jeter un cri de joie à ceux que je rencontrai les premiers. Ils me dirent, qu'ils avaient cru ma perte aussi certaine que celle des princes; que Mademoiselle Tekely n'en parlait que dans ces termes; que depuis l'information des ambassadeurs, elle se livrait au désespoir, et que j'allais lui rendre la vie, qu'on l' avait cru en danger de perdre par un si mortel évanouissement, qu'il ne lui était resté d'abord ni mouvement ni chaleur. J'entrai dans l' appartement.
La certitude de mon arrivée, qui n'avait pu précéder que d'un instant ma présence, avait déjà produit son effet; c'est-à-dire, que si les frayeurs d'une ardente imagination avait affecté Mademoiselle Tekely jusqu'à faire craindre pour sa vie, la joie eut la même force pour lui rendre tout d'un coup le courage qu'elle avait perdu. Ces variétés n'ayant plus rien de nouveau pour moi, je ne pensai qu'à la soutenir dans la situation où je la voyais rentrer. Après l'avoir assurée que suivant toutes les apparences, il n'y avait rien à craindre pour le secret de notre entreprise, et que nous n'avions à déplorer que son inutilité, je lui fis un récit peudifférent de ce qu'elle avait appris par les messagers des ambassadeurs; et j'y joignis seulement quelques réflexions favorables, pour détourner ses idées du sort que je ne redoutais que trop pour les princes. Mon projet, tel que je l'avais formé pendant mon retour, était de lui cacher tout ce qui pouvait leur arriver de plus fâcheux que leur nouvelle prison, et de la disposer insensiblement à quitter la Turquie, où nous devions perdre toute espérance de les secourir. Notre argent ne me paraissait pas perdu entre les mains de l'arménien. Dès le jour suivant, il devait sans doute nous être rendu; et toutes mes vues se seraient alors tournées à précipiter notre départ. Je me promettais d'autant plus de succès pour ce plan, que le port était rempli de vaisseaux chrétiens. Mais le ciel destinait la vertu de Mademoiselle Tekely à d'autres épreuves. On nous annonça l'arrivée du vertabiet et du juif; et ne pouvant soupçonner qu'ils eussent acquis d'autres lumières que celles que j'avais apportées, il ne me tomba pas dans l'esprit de les prévenir, sur les ménagements que je m'étais proposés. Ils furent admis, avec une vive satisfaction de les revoir. Le juif, plein apparemment des tristes informations qu'il nous apportait, fit usage du silence où l'envie d'apprendre les circonstances de leur retour noustint un moment, pour nous déclarer, sans la moindre préparation, que l'ordre fatal était porté, et que le lendemain au matin, les trois princes devaient avoir la tête tranchée à la vue du grand-seigneur, sur la petite place du kiosque impérial, qui donne sur le détroit. Ce ne fut point par des cris, ou par des larmes, que la terreur de Mademoiselle Tekely s'exprima. Elle était assise près de Madame Seleutzy: elle se pancha aussitôt jusqu'aux genoux de cette dame, le visage entre ses propres bras, qu'elle allongeait de toute sa force, et qui se rapprochèrent sous son front pour se joindre et se serrer, avec une vivacité d'action qui ne peut être représentée. Je ne pénétrai pas aisément ce qui se passait alors dans son âme: mais je la laissai dans cette posture, en recommandant à Madame Seleutzy de ne pas la quitter un moment, et d' employer toute sa tendresse à la consoler. Un signe obligea le juif de me suivre dans une chambre voisine. Horrible imprudence! Lui dis-je: quoi? Vous n'avez pas conçu qu'une jeune fille demandait d'être plus ménagée? Ses excuses furent prises de sa propre consternation, et du désespoir qu'il ressentait de n'avoir pas été plus heureux à nous servir. Loin de fuir, comme il m'en avait pressé, il était retourné, me dit-il, à la première cour du sérail, ensuite à la ville; il avait méprisé le danger dansla seule vue de nous secourir par de nouvelles informations. Tout ce qu'il avait appris, observé, vérifié, ne portant qu'une cruelle confirmation de nos malheurs, qui le touchaient autant que le sien, il était venu, dans un si funeste oubli de sa propre sûreté, qu'il n'était pas surprenant qu'il eût si peu ménagé la douleur d'autrui. Votre récompense n'en est pas moins assurée, répliquai-je; mais pensez demain à tirer nos huit mille sequins des mains du marchand; les délais peuvent nous exposer... hélas!
Interrompit-il; vous ne m'avez donc pas entendu! C'est chez le marchand que j'ai passé dans la ville; juste attention que j'ai cru devoir dès aujourd'hui à cette partie de vos intérêts. Il était trop tard; celui des deux baltagis, qui s'est sauvé par la fuite, a trouvé des voies pour sortir aussitôt du sérail. Il s'est rendu droit chez l'arménien, qui le connaissant, lui et son associé, n'a pu faire difficulté de lui compter, sur un écrit de sa main, comme nous en étions convenus, une somme qu'il n'avait reçue que pour eux. Voici le billet, ajouta le juif en me le remettant; triste fruit de vos huit mille sequins! J'étais dans un trouble, ou dans une chaleur d'intérêt, qui ne pouvait me laisser beaucoup de sensibilité pour cette perte. Allez, dis-je au juif, et n'en comptez pas moins sur les mille qui vousont été promis. Je n'y mets qu'une condition; vous nous servirez jusqu'à la fin: et le seul service que je vous demande est de nous chercher, à l'heure même, et pour cette nuit s'il est possible, un vaisseau chrétien qui soit prêt à lever l'ancre. Vous me trouverez ici dans quelques heures. Je n'en sortirai que pour y faire apporter mes malles, pour faire mes adieux aux ambassadeurs de France et d'Angleterre. Cette idée m' était venue depuis que j'avais quitté Mademoiselle Tekely, dans le seul dessein de soulager son cœur et son imagination, en l'éloignant de Constantinople avant le moment fatal. Je rentrai, pour lui communiquer mon projet; et je ne doutais pas que dans sa douleur même, elle n'en sentît la sagesse et la bienséance. Quel fut mon étonnement de la trouver, non dans les amers sentiments, ni dans la posture violente où je l' avais laissée, mais tranquille, ou du moins fort composée, et modestement à genoux entre Madame Seleutzy et le vertabiet qu'elle avait prié de s'y mettre avec elle, récitant, d'une voix affectueuse et touchante, les petites prières qu'elle avait apprises au couvent. à la vérité, deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues; mais lorsque ses yeux se furent tournés vers moi, j'y remarquai plus d'attendrissement que d' affliction. Elle interrompit ses dévotions pour medire: venez, monsieur, venez prier le ciel avec nous, et lui demander la perfection de son ouvrage. à quoi pensais-je de m'affliger? N'est-ce pas la couronne du martyre, qu'il offre à mon grand-père et à mes oncles! Divine fortune! ô que je serais heureuse, de pouvoir la partager avec eux! J'eus la complaisance de faire ce qu'elle désirait, et ses oraisons recommencèrent avec la même ferveur. Le vertabiet, à qui je témoignai combien j'étais satisfait de ce changement, me dit, qu'en s'efforçant de la consoler, il avait eu le bonheur de tomber sur cette idée; qu'il en admirait l'effet; et qu'au reste elle n'était pas sans vraisemblance, parce qu'un chrétien condamné par la justice turque, pouvant s'assurer la vie s'il embrasse l'alcoran, a droit à l'honneur du martyre lorsqu'il préfère la mort à cette condition. Ainsi, de ses mortelles alarmes pour la vie des princes, Mademoiselle Tekely était passée tout d'un coup à craindre qu'il ne leur prît envie de la conserver. Après de longues et ferventes supplications, je l'informai de la résolution où j'étais de lui faire quitter Constantinople avant la fin de la nuit, et des ordres que j'avais déjà donnés pour notre départ. Ma surprise redoubla, de lui voir rejeter cette proposition par un refus aussi froid que s'il eût été long-temps médité. Son imagination,remplie de l'objet le plus propre à l' échauffer, s'était montée, pendant sa prière, à toute la grandeur du dessein qu'elle avait déjà conçu.
Partir! Répondit-elle; fuir un spectacle qui va faire l'admiration et la joie du ciel! Non, non, j'y veux assister. Je veux applaudir à leur constance, recueillir leur sang, s'il est possible, baiser mille fois le lieu sacré où je l'aurai vu couler, et mourir dans mon transport. Quelle digue opposer à cette pieuse frénésie? J'espérai qu'elle pourrait se refroidir avant l'exécution, sur-tout après les fatigues d'une nuit, dont elle voulait passer le reste en prières. Mais quoiqu'en effet elle n'eût pas pris un instant de repos, ce qui nous obligea tous de veiller près d'elle à son exemple, elle se retrouva le matin dans la même ardeur; et les représentations du vertabiet n'ayant pas eu plus de force que les miennes pour la faire changer de résolution, il fallut céder à toutes ses volontés. Cependant l'espérance de la vaincre m'avait fait prendre quelques moments, pour aller remercier les deux ambassadeurs, en son nom comme au mien, de leurs bons offices et de leur protection. Ils prenaient tous deux une part sensible à son infortune, et le récit de ses dispositions leur causa beaucoup d'étonnement. J'appris d'eux que la princesse de Valaquie n'était pas comprisedans l'ordre de mort, et qu'elle devait être rendue à sa famille, qui était, comme celle du prince Bessarabe, originaire de la Morée. M Desalleurs me demanda quel pays j'avais choisi pour asile, et si je ne suivrais pas le conseil qu'il m'avait donné, d'aller chercher un établissement dans sa nation, où non-seulement la douceur du climat, celle des usages, et ses recommandations, qu'il m'offrait, me devaient faire espérer une vie tranquille, mais où le séjour du prince Ragotsky, dans la petite cour qu'il s'y était formée, promettait, à Mademoiselle Tekely, des avantages qui semblaient fort éloignés pour elle, du côté de l'Allemagne et de la Hongrie. M Desalleurs ignorait les justes chagrins que j'avais emportés de Hongrie, pour unique fruit des services que j'avais rendus à ce prince: je n'eus pas d'empressement à l'en informer; et lui rendant grâces de ses offres, je répondis à ces deux questions, que loin d'avoir un choix à faire pour l'avenir, nous ne savions pas même sur quel vaisseau nous étions prêts à nous embarquer. Un cruel pressentiment des embarras où l'altération de notre fortune devait nous jeter, commençait à me causer d'autres inquiétudes. Je ne voulais pas que nos résolutions fussent éclairées; et loin d'accepter ses recommandations, je le suppliai de garder un inviolable secret sur le nom de MademoiselleTekely, et sur nos malheureuses aventures. En retournant chez Madame Seleutzy, je trouvai à quelques pas de sa porte, mon honnête juif, qui revenait assuré, pour le lendemain, de notre passage en Europe sur un navire hollandais. Mais dans les incertitudes où j'étais, quelle apparence de pouvoir m'arrêter à des vues fixes? Je ne laissai pas de donner des ordres pour la préparation de notre bagage; et n'oubliant pas la récompense que nous devions au zèle du juif, malgré le mauvais état de nos affaires, je lui comptai ses mille sequins. à sept heures du matin, l'insomnie, les agitations qui l'avaient causée, n'ayant rien fait perdre à Mademoiselle Tekely de sa constance, ni produit le moindre changement dans ses résolutions, j'entendis qu'elle m'ôtait la dernière ressource que je m'étais réservée pour la retenir, qui était de la tromper sur l'heure, et de ne l'avertir qu'après l'exécution.
Soit qu' elle se défiât de ma ruse, ou que le juif eût nommé le temps dans sa première information, à peine sept heures furent sonnées, qu'elle parla de partir. L'exécution était ordonnée pour huit. Elle pria M Seleutzy de lui prêter sa voiture de campagne, qu'elle jugea plus commode que tout autre, pour s'y dérober à la vue des spectateurs, elle et Madame Olasmir, avec le vertabiet, qu'elle avoitfait consentir à l'accompagner; car elle n'espérait pas qu'après mes objections et mes instances, je fusse disposé à la suivre aussi. Cependant lorsqu'ayant perdu toute espérance de l'arrêter, je lui dis qu'elle ne partirait pas sans moi, et que je n'étais pas capable de la quitter un instant, elle parut fort sensible à ma complaisance. M et Madame Seleutzy n'étaient pas moins résolus de se prêter à tous ses désirs, autant pour servir à sa consolation, que par respect pour la nièce de leur ancien maître. Ainsi nous partîmes au nombre de six, suivis de quelques domestiques à pied. La voiture était une espèce de chariot long, proprement couvert de l'invention de M De Ferriol, dont le nom lui était demeuré, parmi ceux qui s'en étaient fait faire un sur le modèle du sien.
La difficulté ne fut pas grande à traverser le canal, sur un des pontons qui s'y trouvent en grand nombre; mais nous en eûmes beaucoup à percer la foule, dont le quai était déjà couvert. Quoique l'appareil de l'exécution n'eût rien d'extraordinaire, il suffisait que le grand-seigneur y dût assister, pour avoir attiré de toutes les parties de la ville, une multitude innombrable de spectateurs. Nous fûmes long-temps à pénétrer jusqu'à la place du kiosque, et je me flattais que cette lenteur pourrait épargner à MademoiselleTekely une horrible scène, dont je n'étais pas encore persuadé qu'elle pût soutenir la vue.
Il n'était pas sorti un mot de sa bouche, depuis qu'elle était dans la voiture.
La tête penchée, les yeux fermés, elle paraissait comme ensevelie dans ses méditations et dans ses prières. Enfin nous arrivâmes au bord de la place; et le cercle, formé par une file de janissaires, ne nous permit pas d'avancer plus loin. La présence du sultan, qui parut bientôt, mais que je distinguai peu, au travers d'une jalousie qui le couvrait, faisait régner un profond silence dans une si nombreuse assemblée. Un voyageur français , nommé la Motraye, que j'avais vu à l'hôtel de France, et qui se trouvait à quelques pas dans la foule, reconnut notre voiture franque, et s'en approcha pour nous saluer: mais l'occasion me faisant trouver ses compliments importuns, je le suppliai de les remettre à des circonstances mieux choisies. Il s'éloigna mécontent; et si quelque jour il publie l'histoire de ses voyages, je ne doute pas que mon incivilité ne m'attire ses reproches.Dans le même instant je vis paraître les malheureuses victimes, au nombre de cinq, que je reconnus facilement pour le prince Bessarabe, ses deux fils, son gendre et son maître d'hôtel. Ils arrivèrent au milieu de leurs gardes, sans autre bruit qu'un frémissement sourd de la multitude, dont Mademoiselle Tekely ne fut pas assez frappée, pour lever les yeux et pour changer d' attitude. Je fis signe aux autres de ne s'échapper à rien qui pût la faire sortir de cet état, me flattant encore de pouvoir lui dérober le spectacle, et commençant même à croire que son immobilité pouvait être un assoupissement, causé par vingt-quatre heures de veille. Jamais exécution ne fut plus prompte. Le chef de la garde fit mettre les cinq grecs à genoux, à peu de distance l'un de l'autre, leur fit ôter le bonnet de leur nation, et, de la main, fit signe à l'exécuteur de commencer son office. La tête du maître-d' hôtel fut abattue d'un seul coup de sabre; ensuite celle du gendre, et celle du prince aîné. Le silence de l'assemblée en était devenu plus profond; et les trois têtes n' avaient fait aucun bruit, en tombant sur un sable fort épais. Mais l'exécuteur levant son sabre, pour trancher celle du second fils, qui n' était âgé que de seize ans, ce jeune prince, saisi de frayeur, demandala vie, et leva la voix pour offrir de se faire musulman. La distance où nous étions, n'empêcha point chaque mot de parvenir jusqu'à nous. Mademoiselle Tekely l'entend, lève la tête et les yeux, voit trois corps étendus sans vie, reconnaît son grand-père et son plus jeune oncle, à genoux, tête nue, quel spectacle! Mais l'un renonce à sa foi: lequel des deux? Elle n'avait pu le distinguer: auquel adresser sa voix? Sur lequel faire tomber ses reproches, ses vœux, ses exhortations, ses menaces ou ses cris? Elle se lève; elle étend les bras vers eux; elle veut crier, pour attirer du moins leurs regards; la force lui manque.
Je la soutiens dans mes bras, aussi muet qu'elle. Dans ce trouble de ses sens et des miens, elle s'agite, elle m'échappe, et nous retombons tous deux assis dans nos places. Cependant, le même silence permettait d'entendre le prince Bessarabe, qui reprochait à son fils sa malheureuse désertion, dans les termes les plus tendres, et qui lui demandait quel était donc l'avantage d'acheter, au prix des biens éternels, quelques années d'une malheureuse vie sur la terre?
Mourir mille fois, mon fils! Ajouta l'héroïque vieillard, plutôt que de renoncer aux célestes vérités que tu portes dans le cœur. Alors sans un mot de réponse à son père, le jeuneprince se tournant vers son bourreau, lui dit d'un ton ferme: oui, je veux mourir chrétien; frappe. Il tendait la tête; un coup de sabre l'abattit aussitôt. Le père, transporté de joie, se hâta de présenter la sienne, que je vis sauter aussi d'un grand coup. Cette catastrophe d'une tragédie sans exemple, et la violence de mes propres mouvements, où j'avoue que je n'avais pas senti l'horreur et la pitié assez adoucis par ma religieuse admiration, avaient dérobé quelques moments de mon attention et de mes soins à Mademoiselle Tekely.
Je m'étais borné à lui prendre les deux mains pour la contenir, sans avoir pu remarquer quelle impression ces dernières circonstances, les seules qu'elle avait vues, faisaient sur elle. Où trouver assez de force et de liberté d'esprit pour ce partage? Mais, en revenant à moi, ou plutôt à elle, j'en jugeai par leur effet. Elle avait la tête et la moitié du corps renversés sur les genoux de Madame Olasmir, qui était placée derrière elle. La mort ne l'eût pas rendue plus pâle, ni plus immobile. C'était depuis un instant, c'est-à-dire, lorsqu'elle avait vu voler la tête de son grand-père, qu'elle était tombée, dans cet état; et Madame Seleutzy, ni Madame Olasmir même, toutes deux attachées au triste spectacle, ne s'étaient pas encore aperçues du besoin qu'elle avait de notre secours. La fermetéde son cœur, m'a-t-elle confessé dans la suite, quoique j'entende toujours ici la chaleur de son imagination, s'était soutenue, par de violents efforts, jusqu'au moment où son oncle avait chancelé dans sa foi; ensuite l'ardeur de ses vœux pour lui, et le bonheur de les voir aussitôt exaucés, avaient redoublé sa force, pour le voir tomber sous le coup mortel.
Mais elle ne pouvait expliquer pourquoi le sang de son grand-père, au moment qu'elle l'avait vu couler, avait jeté un froid mortel dans le sien. En vain s'était-elle fortifiée par l'idée de son bonheur et de sa gloire, elle qui devenait fille et nièce des martyrs. Ses esprits l'avaient abandonnée. Elle était tombée sans connaissance. Son âme, ajoutait-elle en souriant, avait cherché sans doute à prendre la route du ciel à leur suite. Tous les élixirs, dont les deux dames étaient bien pourvues, ne servant point à lui rendre la moindre apparence de sentiment, et la difficulté de percer la foule, me faisant craindre sérieusement pour sa vie, je pris un parti, dont je fus d'autant plus satisfait, que j'aurais dû l'embrasser en quittant Pera, s'il m'était venu plutôt à l'esprit. Ce fut de faire avancer notre voiture vers la partie du canal où les vaisseaux étrangers sont à l'ancre, et de nous rendre droit à bord du navire hollandais, sur lequel j'étais toujoursrésolu de nous embarquer. M et Madame Seleutzy combattirent inutilement mon dessein. Le grand air et le mouvement rendirent enfin quelques signes de vie à Mademoiselle Tekely: mais comme l'épuisement de ses forces n'était pas moins venu de sa longue veille, que de ses violentes agitations, elle fut encore très-long-temps sans ouvrir les yeux et sans nous répondre. Mon inquiétude n'aurait pas cessé, si sa respiration, devenue libre et paisible, ne m'eût fait connaître que son évanouissement s'était terminé par un doux sommeil. Le capitaine hollandais ayant déjà fait préparer pour elle une chambre assez commode, je pris les soins nécessaires pour notre départ, pendant que nos fidèles amis veillaient autour d'elle avec Madame Olasmir. L'heure de mettre à la voile étant arrivée, je les avertis qu'il était temps de rentrer dans la barque qui les attendait: mais je les trouvai résolus de ne pas quitter la nièce de leur cher maître, sans être plus sûrs de son rétablissement; et cette généreuse disposition leur fit faire quelques lieues de mer avec nous. Ils n'avaient pas attendu si tard à me demander quelles étaient nos vues pour l'avenir, et je n'avais pu leur faire que des réponses incertaines pour moi-même, parce qu'elles portaient sur des suppositions fort douteuses.
Mais, si près de notreséparation, et dans le dessein où ils étaient de retourner tôt ou tard en Hongrie, ils me pressèrent de leur apprendre du moins, dans quel lieu du monde ils pourraient être informés de nos résolutions. Je ne pus leur en nommer d'autre, que la maison de ma sœur, à Cronstat. En effet, ne m'étant déterminé à prendre la route de mer, que pour éviter les difficultés de celle de terre, qui m'épouvantoient avec deux femmes, sur-tout depuis qu'une lettre de M Jeffreys m'avait appris qu'il avait ordre de suivre le roi de Suède à Stockolm, mon projet n'en était pas moins de nous rapprocher de la Hongrie, par des voies plus longues sans doute, mais plus commodes et plus sûres, telles que la communication des états chrétiens pourrait les offrir. Le hasard, qui nous avait fait tomber sur un vaisseau hollandais, ne me paraissait pas même ce qu'il y avait de plus contraire à mon plan. S'il allongeait encore notre voyage, il nous épargnait du moins les grandes routes de terre. Je comptais déjà de remonter à Mayence par le Rhin, et d'aller prendre le Danube à Donavert. à l'égard de ma compagne, mes résolutions étaient bien moins éclaircies: une seule était certaine; celle de lui sacrifier tout. La perte de ma fortune ne me touchait, que par le rapport qu'elle avait à son bonheur ou sa sûreté. Je ne mettais plus de distinction entre ses fonds et lesmiens. Ce qui me restait d'argent semblait suffire pour la garantir, jusqu'en Hongrie, de toutes sortes d' incommodités et de besoins; je remettais alors à m'occuper de moi-même. Mais quelles étaient donc mes vues pour elle? Car les débris de mon patrimoine ne pouvaient m'aider long-temps à la soutenir: je me proposais continuellement, au risque des plus fâcheux succès, de ma liberté, de mon sang peut-être, de faire retentir en sa faveur, mes cris à la cour de Vienne; et pour dernière ressource, de recourir au seigneur hongrois que le comte son père avait nommé dans les instructions d'Olasmir. Que sais-je? Je me sentais le courage de la présenter publiquement à l' assemblée générale des états. Il me semblait impossible que dans toute la Hongrie, il y eût un cœur, où le nom et le sang de Tekely, décoré par les grâces de la jeunesse et de la beauté, n'eussent pas droit de commander le respect, et d'imposer le tribut de la plus généreuse affection. Toutes mes précautions étaient prises, et mes soins finis, jusqu'à celui de récompenser le vertabiet par des libéralités assez nobles, moi qui devais me trouver bientôt dans la triste nécessité de recourir à celles d'autrui; lorsque m'étant rapproché de Mademoiselle Tekely, j'observai que le profond sommeil, dont elle n'était pas sortie depuis quelques heures, commençait fortnaturellement à se dissiper. Elle ouvrit les yeux sans violence, et sans aucune marque de trouble.
Ses premiers regards, qui tombèrent sur moi, me parurent moins tristes, que vagues et distraits; comme si les traces de ce qu'elle avait vu ne s'étaient pas représentées nettement, et qu'elle les eût cherchées dans sa mémoire. En sortant de cette courte rêverie, elle leva les yeux et les bras, avec un mouvement passionné: grandes âmes, s'écria-t-elle, que votre sort est digne d' envie!
Saints martyrs! Soyez mes protecteurs dans le sein de Dieu. Elle retomba quelques moments dans une méditation, que je priai nos amis de ne pas troubler.
Je voulais voir, au contraire, quel cours prendraient ses idées et ses sentiments; et rien ne m'avait jamais fait juger plus avantageusement de ses principes, que l'air de tranquillité avec lequel je la vis continuer de soutenir la présence de tant d'images tragiques, dont je ne pouvais douter qu'elle ne fût occupée. Ensuite, revenant à elle, et considérant sa chambre et son lit, qu'elle ne reconnaissait pas, elle me demanda avec beaucoup de douceur où était Madame Seleutzy, et si nous étions chez elle? Cette dame, qu'elle n'avait pas encore aperçue, prit l'occasion, pour tenter encore une fois de nous retenir. Elle prévint ma réponse: loin d'être chez elle, nous commencions, lui dit-elle, à nous en éloigner; mais il n'était pas trop tard pour retourner à Constantinople; et malgré la déférence qu'elle avait pour mes lumières, elle ne pouvait approuver un départ si brusque. L'explication suivit. Outre l'aimable habitude qui portait Mademoiselle Tekely à ne se conduire que par mes conseils, elle conçut ici, mieux que le jour précédent, que notre départ, dans les circonstances, était un important service que je lui avais rendu. Ainsi, rejetant, tout ce qui ne s'accordait pas avec mes mesures, elle priva Madame Seleutzy de la petite satisfaction qu'elle avait pu se promettre à l'emporter sur moi, par des instances auxquelles je l'avais vue fâchée que je ne me fusse pas rendu moi-même. La vérité m'oblige de dire que croyant peut-être Mademoiselle Tekely beaucoup plus riche, ou par simple affection pour elle, ses désirs auraient été de la suivre, et de rentrer en Hongrie avec elle, comme elle en était sortie avec le comte son oncle. Mais cette espérance, que j'avais flattée d'abord, ne convenant plus à l'état de nos affaires, j'éloignai tout ce qui pouvait l'y rappeler. Elle nous quitta les larmes aux yeux, en faisant des vœux pour le bonheur de revoir bientôt une jeune personne, qu'elle nommait déjà sa chèremaîtresse, et dont elle avait admiré toutes les vertus. Nous nous retrouvâmes dans le secret que nous désirions, pour les vues qui nous avaient menés en Turquie, et pour celles qui nous reconduisoient en Europe. J'avais recommandé fort soigneusement, au juif, de ne pas faire connaître Mademoiselle Tekely, à bord, par son nom, qu'on n'avait pu lui déguiser à lui-même dans les services qu'il nous avait rendus à Constantinople, mais qui n'y avait été connu que de nos amis, et qu'elle était résolue de ne prendre qu'en Hongrie, lorsqu'elle y verrait quelque apparence au rétablissement de sa fortune. Elle ne l'avait porté proprement qu'en Valaquie, pendant qu'elle y était sous l'autorité de sa famille; car dans notre fuite, en ayant pris un, qui n'était pas même celui qu'elle avait porté au couvent d'Odenbourg, rien ne l'avait obligée de le quitter en Turquie, où la prudence, au contraire, avait demandé qu'elle ne fût connue que de ceux qui pouvaient la servir, et auxquels nos papiers auraient suffi pour établir la certitude de sa naissance et de ses droits. Dans notre nouvelle course, sur-tout après les derniers événements, il me parut nécessaire de lui en faire prendre un nouveau, étranger même à notre patrie, pour assurer mieux notre sûreté et notre repos, en coupantainsi le fil de nos aventures, par lequel on aurait pu nous suivre comme à la trace. Le nom que je lui fis prendre fut Mademoiselle D..., qu'elle n'a pas cessé de porter jusqu'à présent, mais qui ne m'empêchera pas d'employer toujours ici celui de sa naissance. Pour moi, n'ayant eu qu'une courte célébrité, qui ne devait pas me faire craindre d'être reconnu hors de la Hongrie par le mien, je n'en pris pas d'autre. La santé de Mademoiselle Tekely, quoique défendue par l'ardeur de l'âge et par un tempérament fort vif, n'avait pas si bien résisté à ses violentes agitations, qu'il ne lui restât beaucoup de faiblesse. Elle eut une peine extrême à se remettre de son dernier accident; et l'air de la mer lui convenant peu, notre navigation fut pour elle une nouvelle leçon de constance. J'admirais de jour en jour ses progrès dans l'exercice de cette vertu. Elle l'avait portée dans ses adieux à Madame Seleutzy, jusqu'à ne pas dire un mot de la scène que nous avions encore devant les yeux. Avec moi, son cœur fut moins réservé. Sans cesser de rendre grâces au ciel des bénédictions qu'il avait versées sur son grand-père et ses oncles, qu'elle qualifiait toujours de martyrs, elle s'abandonnait quelquefois à des réflexions fort amères sur leur sort et sur le sien. à la vérité, c'était pour revenir par degrés à lapatience, à la résignation, et pour finir même par la joie. Loin de lui faire un reproche de ses inégalités, je les regardais comme une preuve que le fanatisme n'avait aucune part à ses sentiments, et que s'ils étaient souvent trop exaltés par la chaleur de son imagination, elle n'en était pas moins capable, quand ce feu venait à se refroidir, d'une manière de penser juste et modérée. Je ne lui reprochais pas non plus de donner la qualité de martyrs aux trois princes, quoique cette anticipation sur les droits de Rome me parût fort hasardée, et que la vérité de leur conversion, dont nous n'avions pas d'autre garant que la bonne foi du vertabiet, me laissât des doutes. Il me semblait suffire qu'ils eussent scellé de leur sang la foi du christianisme. Je ne pouvais en douter sur le témoignage de mes yeux; et si c'était une erreur, je me serais cru bien plus coupable, de priver mon innocente compagne de la seule consolation qui l'avait fortifiée dans une si rude épreuve.
Mais il s'en préparait d'autres, pour elle et pour moi. Notre capitaine ne nous connaissait qu'à titre de passagers. Cependant quelques légères apparences, auxquelles nous ne renoncions pas encore, lui faisant juger que nous n'étions pas des passagers du commun, il ne put voir mon assiduité continuelle auprès de Mademoiselle Tekely et la familiarité de mes soins,sans former divers soupçons, qu'il fut curieux d'approfondir. Il se figura que si des amants contraints ou persécutés, abandonnent quelquefois l'Europe pour se réfugier en Turquie, il n'était pas impossible que de la Turquie d'autres prissent aussi le parti de venir en Europe, pour se garantir de la contrainte ou de la persécution. Je ne désavoue pas qu'ayant pris un attachement inexprimable pour Mademoiselle Tekely, il ne m'échappât quelques-unes de ces caresses tendres, qu'un père se permet avec sa fille. Elles avaient été remarquées du capitaine, dont nous recevions quelquefois la visite. Il conclut qu'une jeune personne, sur laquelle un homme, qui ne s'attribuait avec elle aucune liaison de parenté, avait tant d'empire et des droits si libres, ne pouvait être que sa maîtresse, à quelque degré que leur intelligence fût parvenue; ses visites en devinrent plus fréquentes, et ses observations plus attentives. L'habitude de le voir éloignant mes défiances, je ne changeai rien à ma conduite, et le ciel sait quelle était encore l'innocence de mes sentiments. Enfin l'indiscret observateur, croyant ses soupçons bien confirmés, abusa de la familiarité dans laquelle je vivais avec lui, pour me dire un jour en souriant, qu'il avait pénétré mon secret, et qu'il applaudissait à mon goût.Quelques autres compliments achevèrent de me faire entendre sa pensée.
Ma surprise fut si vive, que le souvenir que j'en conserve me répond encore de la simplicité de mon cœur. Mais ne trouvant rien dans mes plus tendres dispositions, dont je ne fusse prêt à faire l'aveu, je ne m'offensai pas d'un langage fort nouveau pour moi; et ma seule alarme fut pour l'honneur de Mademoiselle Tekely, dont cet incident me fit juger qu'on n'avait pas dû se former une haute idée sur notre vaisseau. Dans un premier mouvement, que l'estime et l'amitié peuvent rendre impétueux sans colère, il ne me tomba rien dans l'esprit de plus propre à détruire une fausse et ridicule imagination, que d' avouer naturellement au capitaine, que j'étais ecclésiastique, engagé par les plus grands motifs à servir de tout mon zèle l'aimable personne avec laquelle il m'attribuait d'autres liaisons; supérieur par conséquent aux faiblesses ordinaires de la nature et que je n'avais jamais attendu d'elle, qu'une honnête et vertueuse reconnaissance. C'était une autre simplicité, de m'imaginer que cette recherche d'expressions pût changer les idées d'un homme de mer. Fort bien, reprit-il avec un sourire encore plus malin; j'avais deviné assez juste, que l'amour avait beaucoup de part à votre voyage; mais je vois bien mieux à présentpourquoi vous choisissez votre retraite en Hollande, où vous serez libre de satisfaire votre tendresse, et de vous marier même, en dépit du caractère. Il ajouta plus sérieusement, que sa religion lui faisant regarder le célibat des ecclésiastiques romains comme un état violent, il m'offrait volontiers ses services, pour me faire secouer le joug. Ces offres furent accompagnées de l'explication des moyens. En vain, mes protestations l'interrompaient à chaque mot; il ne les prit plus que pour les déguisements d'un homme timide, qui voulait garder des ménagements jusqu'au terme. Je désespérai de le persuader; mais je résolus du moins de retrancher aussitôt la cause de ses téméraires suppositions, en mettant plus de réserve dans mes manières et dans les soins que j'apportais à la santé de Mademoiselle Tekely. Je m'étais fait insensiblement une douce habitude de lui prendre et de lui baiser les mains; j'y renonçai tout d' un coup. Les noms de tendresse furent supprimés. J'évitai de me placer près d'elle; je m'interdis jusqu'au plaisir de la regarder, auquel je m'étais toujours abandonné sans scrupule. Je n'avais jamais cherché dans ses yeux, qui s'étaient accoutumés aussi à souffrir les miens, que des assurances de sa santé, ou de la tranquillité de son âme.Ce rôle me coûta peu le premier jour. Cependant il me fallait veiller sur moi-même, pour m'assujettir aux lois que je m'étais imposées. Mes mouvements avaient pris un cours, qui ne pouvait être interrompu sans un peu d' attention. Ce fut ma première idée, en m'apercevant que mes yeux et mes mains sortaient quelquefois d'eux-mêmes du repos où je voulais les tenir.
Je les y faisais rentrer aussitôt; mais je concevais qu'indépendamment de l'habitude, il y avait aussi quelque chose de peu naturel, et peut-être d'incivil, à m'entretenir, par exemple, avec Mademoiselle Tekely, à l'entendre, à recevoir ses questions ou lui faire les miennes, sans jeter presque'un regard sur elle, et ne cherchant pas d'autre raison du chagrin que j'en souffrais, mon impatience tombait sur le capitaine, dont les malignes imputations m'obligeaient à cette contrainte. Le lendemain et les jours suivants, ma peine augmenta, jusqu'à me paraître insupportable; et ce qui n'était pas moins cruel, le capitaine, soit par simple affection pour nous, ou par obstination à pénétrer nos secrets, ne nous quittait plus du matin au soir. Je ne sais quelle aurait été la fin d'une violence, qui commençait à me le rendre fort odieux, sans me faire encore porter mes réflexions plus loin; lorsqu'un léger incident vint lever pour moi, tous les voiles qui m'avoientdérobé si long-temps d'autres connaissances de mon propre cœur. Mlle Tekely, surprise du changement qu'elle remarquait depuis quelques jours dans mon humeur et dans ma conduite, et contrainte elle-même par la présence continuelle du capitaine, qui m'attendait le matin pour entrer avec moi dans sa chambre, et qui n'en sortait qu'avec moi le soir, ne put résister à l'intérêt que sa vive et noble reconnaissance lui faisait prendre à mes moindres peines. Un jour que le capitaine ennuyait Madame Olasmir par quelque récit, elle saisit un instant où mes yeux s'étaient échappés sur elle, pour me faire signe de m'approcher de son lit, qu'elle quittait peu dans le triste état de sa santé. Quel moyen de me refuser à ses ordres? Je m'approche. Elle prend ma main, que son innocente inquiétude lui fit serrer dans la sienne; et me regardant d'un air empressé, elle me demande d'une voix basse ce que j'avais donc, depuis plusieurs jours que je lui paraissais tout changé?
Expliquerai-je jamais ce que j' éprouvai dans cet étrange moment! Il est sûr du moins que je ne l'aurais pu faire alors. Je n'avais aucune idée des faiblesses du cœur. Toutes mes expériences me semblaient bornées à l'amitié. Si je la connaissais tendre, ardente, inquiète, et même jalouse, comme je l'avais quelquefois ressenti dans le cours de nosvoyages; ennemie sur-tout de ce qui la gêne, comme les observations et la tyrannique assiduité du capitaine hollandais me le faisaient reconnaître; j'ignorais qu'il y eût des sentiments capables de pénétrer l'âme, de troubler le sang, d'agiter tous les esprits, et de mêler à ce trouble, une incroyable douceur qui le redoublait jusqu'au transport. Tel fut néanmoins l'effet, que le regard et les quatre mots de Mademoiselle Tekely produisirent sur moi. Une révolution si subite m'ôta d'abord le pouvoir de lui répondre: mais par une autre espèce de charme, mes yeux s'attachant sur les siens, y demeurèrent fixés, avec toute l'ardeur, ou plutôt l'avidité de la soif ou de la faim, comme sur deux sources inépuisables d'un bonheur et d'une joie dont ils demandaient à se rassasier. Ravissant transport! C'était le nectar des dieux, qu'ils y puisaient délicieusement dans sa plénitude. Avec quelle usure se payèrent-ils dans un instant, des privations et des pertes auxquelles ils avaient été condamnés pendant plusieurs jours! Cependant, un mouvement curieux du capitaine m'ayant fait sortir de cette ivresse: il est vrai, dis-je à ma chère malade, que je ne suis pas tranquille depuis plusieurs jours; mais l'intérêt que vous y prenez, va dissiper ce petit nuage; et je vous promets plus d'éclaircissement, lorsque je pourrai vous voir sans témoin. Revenez donc seul, répliqua-t-elle impatiemment. Je m'éloignai d'elle, d'un air assez sérieux pour en imposer au capitaine, qui continuait de nous observer. Mais j'emportais, dans mes veines, un feu que je n'y avais jamais senti. Mille idées, aussi nouvelles pour moi que mes nouveaux sentiments, m'assiégèrent l' esprit et l'imagination.
L'apparence de réserve où je rentrai aussitôt, un livre, que je pris pour contenance, et l'affectation d'y baisser les yeux, sans les lever une fois sur Mademoiselle Tekely, ne me firent pas cesser de la voir, et dans cette même attitude, où d'un seul regard elle avait fait sur moi des impressions si surprenantes. Je la contemplais avec une attention capable de graver à jamais dans mon cœur l'image qui m'en était restée. Je sentais qu'elle m'était plus chère que jamais: cependant je n'éprouvais plus ce trouble et ces étonnants transports qui m'avaient mis comme hors de moi-même. Ils semblaient changés dans une langueur, qui m'attachait encore plus à cette méditation passionnée, mais qui tenait moins de la joie que de la tristesse. C'était, comme je l'ai reconnu depuis, le pressentiment des longs combats, dont j'étais menacé par la raison et l'honneur. Ces deux sévères censeurs ne se faisaient pas encore entendre ouvertement; et plusieurs fois même, sans les appeler au conseil, mais alarmé d'un bruit sourd qui m'annonçait leur approche, je crus entrevoir quelque apparence de pouvoir composer avec eux. Au travers de mille désirs ténébreux, auxquels je n'avais pas la hardiesse de m'arrêter, je parvins à me souvenir des offres du capitaine, et de la facilité qu'il m'avait fait concevoir à les mettre en exécution. J'avoue qu'au retour de cette idée, mon cœur, quoique si mal éclairci de ses nouveaux sentiments, la vit reparaître avec complaisance, et s'en entretint avec une satisfaction si vive, qu'elle y fit renaître des mouvements fort tumultueux. Quoi! Toute espérance ne serait pas interdite! Il serait possible... mais l'heure de nous retirer étant arrivée, je sortis avec le capitaine; et quelques mauvaises plaisanteries, par lesquelles il tenta de m'arrêter, ne m'empêchèrent pas d'aller promener mes rêveries sur les ponts, dans la vue de retourner seul chez Mademoiselle Tekely. La fraîcheur de l'air m'ayant un peu refroidi le sang, je revins bientôt de l'aveugle passion, qui m'aurait peut-être emporté fort loin au premier moment, si, me trouvant en Hollande avec ma compagne, j'eusse obtenu d'elle une faveur déclarée pour mes sentiments. Mais quoique le capitaine n'eût pas achevé de s'expliquersur ce point, il m'était aisé de concevoir que c'était du sacrifice de notre religion qu'il faisait dépendre ses secours: et dans cette supposition, comme dans toute autre, était-ce de ma compagne qu'il fallait l'attendre? Moi-même, avec un peu de réflexion sur mes principes de foi, qui, sans être de la même élévation que les siens, n'avaient jamais varié depuis mon enfance, aurais-je été capable d'y renoncer, par d'autres motifs que ceux d'une nouvelle conviction? Ma confusion fut si profonde, de m'être arrêté quelques moments à cette pensée, qu'elle eut la force de me rappeler tout d'un coup aux plus étroites lois du devoir. Le trait ne m'en resta pas moins dans le cœur: mais qu'importait la nature de mes sentiments, lorsque je prenais de bonne fois la résolution de les tenir rigoureusement en bride? Et l'amour est-il un crime, quand il est réduit par le frein de la religion et de l'honneur, aux bornes de l'honnête et simple amitié.
Ce récit, animé par le feu d'une éloquence vive et naturelle, m'attachait si puissamment, qu'il me tenait comme suspendu aux lèvres de mon historien. Je l'écoutais, avec une chaleur d' intérêt et d'attention, qui me rendait immobile.
Mais s'interrompant ici lui-même, il me demanda si je n'entendais pas depuis un moment, dansmon anti-chambre, la voix d'une femme? Je n'entends, lui dis-je, et je ne veux entendre que vous. Non, le monde entier n'a jamais rien eu de comparable à votre Demoiselle Tekely. Ce cœur, ce tour d'esprit et d'imagination, m'enchantent. Je l'adore en idée, dans quelque pays qu' elle ait trouvé l'établissement qu'elle mérite, et je brûle de l'y voir parvenir: de grâce, continuez. Elle n'est pas loin, me répondit le docteur; et je vous promets le plaisir de la voir, si l'estime vous y porte, comme elle m'a porté, depuis que je la connais, à lui rendre mes ardents servicew que je la connais, à lui rendre mes ardents services. Mais, encore une fois, je suis sûr d'avoir entendu la voix d'une femme dans votre anti-chambre. Ne serait-ce pas votre baronne? N'importe; continuez, répliquai-je, je n'attends personne ici. La baronne n'y saurait descendre honnêtement, après la réponse que j'ai fait faire à son oncle; et je ne connais pas d'autre femme, qui puisse venir m'interrompre à cette heure. C'est apparemment quelque femme de cet hôtel, qui prête la main à mon valet. En vérité, cher docteur, vos interruptions me chagrinent. Vous me donnerez une aversion mortelle pour la baronne, à laquelle je ne refuse pas de la reconnaissance et de l'amitié, si vous la croyez capable de venir se jeter à ma tête, comme elle ferait, sans doute, en descendant ici malgré moi, etcomme elle n'a peut-être que trop fait, ajoutai-je avec un peu d'humeur, en venant se loger avec moi. Continuez donc. Revenons à notre adorable Tekely. Aime-t-elle son abbé? C' est de lui-même, me dit le docteur, que vous apprendrez leurs sentiments. Je continue dans ses termes, comme j'ai fait jusqu'ici. Imaginez-vous qu'au lieu de parler à moi, c'est à vous qu'il parle encore. Je me crus si bien affermi dans la double résolution de vaincre et de cacher ma faiblesse, qu'en retournant chez les dames, je pensai que pour la déguiser mieux, je devais reprendre avec Mademoiselle Tekely, dans l'absence du capitaine, les mêmes familiarités que son amitié m'avait toujours permises, et qui n'étaient pas moins justifiées par la présence de Madame Olasmir, que par une longue habitude d'innocente et juste affection. Peut-être, comme je ne puis dissimuler que je l'ai pensé depuis, n' était-ce qu'une illusion de mon faible cœur, qui voulait sauver quelque chose du nauffrage de ses espérances, et disputer à la religion et à l'honneur quelque partie du terrain dont ils se remettaient en possession.
Mais, j'entrai du moins avec ce projet. Je m'approchai de Mademoiselle Tekely, qui m'attendait, avec sa gouvernante auprèsd' elle. Leur chambre était éclairée d'un flambeau: l'obscurité m'aurait mieux servi. Je ne pus la revoir, non-seulement avec tous les charmes dont j'avais ressenti le pouvoir, mais avec un air d'empressement pour me parler et m' entendre, sans une sorte de confusion ou de respect, qui me lia la langue et tous les sens. Au lieu de m'asseoir près d'elle, de prendre une de ses mains, et de la baiser deux ou trois fois, comme j'aurais fait dans mes temps d'innocence, je me tins debout devant son lit; et trouvant à peine assez de hardiesse pour la regarder, j'attendis qu'elle me demandât les explications qu'elle désirait. Mon premier dessein avait même été de les adoucir, par des termes moins ouverts que ceux du capitaine, dont j'avais été choqué moi-même: mais je sentis que ce déguisement aurait augmenté mon embarras; et ne ménageant pas plus la délicatesse de Mademoiselle Tekely qu'il n'avait fait la mienne, je lui racontai, sans le moindre voile, que j'avais été blessé de l'injurieuse opinion de cet homme, qui nous prenait pour des amants fugitifs, et qui nous offrait grossièrement de nous faire marier en Hollande.
Quelle affreuse idée! S'écria-t-elle aussitôt; je ne veux plus qu'il paroisse devant moi. Je me sentis comme soulagé par l'effort que j'avais fait; et m'étant alors assis, je me retrouvaicapable de raisonner assez juste sur notre situation. Non, lui dis-je; il ne faut pas nous en faire un ennemi: son ressentiment pourrait être dangereux, avec l'autorité qu'il exerce à bord. Nous touchons aux caps d'Espagne. Si je n'étais effrayé de la longueur du chemin de terre, je serais d'avis de descendre au premier port, et votre santé nous offre un prétexte: mais nous aurions ensuite toute l'Espagne et tout la France à traverser. Il nous reste, au plus, douze ou quinze jours de navigation jusqu'à Rotterdam; après quoi nous le quitterons, pour ne le revoir jamais. Achevons le voyage avec lui; et qu'il ne sache pas même que ses idées nous offensent. Elle goûta ce conseil. Nous n'en continuâmes pas moins de peser les difficultés de la route de terre, et de regretter que notre propre intérêt ne nous permît pas de descendre dans quelque port catholique. J'observai, en me retirant, la même réserve avec laquelle j'étais entré. Mademoiselle Tekely n'avait pas témoigné qu'elle s'en fût aperçue. Elle avait cru, sans doute, en trouver la cause dans mon récit. Elle s'était rappelé apparemment, les manières tendres, qui pouvaient avoir donné, de sa part et de la mienne, quelque fondement aux soupçons du capitaine; elle s'était infailliblement reproché des libertés, qu'il avait interprétées si mal; et cetteidée lui avait fait prendre la résolution de se contenir dans des bornes plus sévères. Ainsi, je me vis privé tout d'un coup de mille douceurs, dont je ne commençais à sentir le charme, que lorsqu'elles m'étaient arrachées. Ce ne fut pas néanmoins dans ce premier trouble, que mon cœur les regretta. Au contraire, les réflexions dont ma visite avait été précédée, et l'embarras qui l'avait accompagnée, servirent, quelques moments, à me soutenir contre ma faiblesse. J'avais quitté Mademoiselle Tekely, sans lui dire un mot de tendresse, ou d'attention pour sa santé; et j'allai jusqu'à me persuader que c'était le fruit des résolutions dans lesquelles j'étais retourné chez elle. Mais que je connaissais peu la nature des sentiments dont j'étais la proie! Ils croissaient par cette espèce de résistance; et je ne fus que trop bien instruit les jours suivants, lorsqu'à la distance, et dans la contrainte, dont je me fis une loi plus étroite que jamais, j'éprouvai des agitations et des révoltes de cœur, dont il me fut impossible de méconnaître la cause. Cependant, la fin de cette violence était si proche, que je n'eus guère le temps de réfléchir sur mes dispositions, ni de chercher en moi-même, du courage pour les combattre, et de la force d'esprit pour les vaincre. En arrivant à la vue des côtes de France, le capitaine déclaraqu' il était dans l'intention de relâcher à Nantes. Cette nouvelle pénétra Mademoiselle Tekely de joie; et dès le premier instant, elle déclara aussi que notre dessein était de descendre en France. Mon consentement ne pouvait lui paraître douteux, après le regret que j'avais marqué de ne pouvoir descendre en Espagne; et dans ses idées, qu'elle ne tarda point à m'expliquer, il ne devait pas nous être difficile de passer de Nantes en Hollande, si je persistais, ajouta-t-elle, en me regardant, à préférer cette route. J'approuvai tous ses désirs; car depuis la révolution de mes sentiments, la balance de l'autorité semblait changée entre'elle et moi. Je ne décidais plus de rien, qu'après l'avoir consultée. Je trouvais une douceur extrême à lui demander ses ordres, à les entendre sortir de sa bouche, à les suivre avec la docilité d'un enfant, et souvent les yeux baissés, plein de la tendre satisfaction que je prenais à lui obéir; seul reste, à la vérité, des autres plaisirs que je continuais de m'interdire avec la même rigueur. Je n'osais penser qu'elle remarquât cette nouvelle conduite, et bien moins encore qu'elle fût flattée d'avoir acquis un nouveau pouvoir: cependant, il me semblait quelquefois, qu'elle n'avait pas les yeux fermés sur les mouvements qu'il me faisait faire, et qu'elle trouvait de la douceur elle-même à l'exercer. Elle avait besoin,plus souvent, des petits services que je pouvais lui rendre. Elle entrait plus librement dans une suite de soins, dont elle ne s'était jamais occupée; notre navigation, nos affaires, notre dépense, le temps qu'il faisait: elle avait toujours quelque chose à me dire; et l'ardeur du moins, ou la profonde soumission qu'elle me voyait à prévenir ou à suivre toutes ses volontés, lui faisaient connaître un véritable empire, dont il était impossible qu'elle ne fût pas touchée. Sa déclaration ne surprit pas peu le capitaine, qui n'était pas revenu de son premier jugement, et qui ne pouvait regarder la France, comme un lieu propre aux mariages furtifs. Il dut prendre une meilleure idée de ceux qu'il avait noircis par ces soupçons, et misérablement ennuyés par son entretien. Nous lui fîmes nos adieux au port de Nantes, après l'avoir libéralement payé; et nous le crûmes moins affligé de nous perdre, que satisfait de joindre à ses fonds le prix de notre passage, et celui de quelques marchandises dont il était chargé pour Nantes, qui faisaient partie de son commerce.
LIVRE 8 On comprend que Mademoiselle Tekely n'avait pas eu d'autre vue, que de se délivrer d'un observateur, aussi malin qu'incommode. Mais l' état de sa santé l'obligeait encore plus de quitter la mer. à peine fûmes-nous établis dans une hôtellerie de Nantes, qu'elle y fut saisie d' une maladie fort dangereuse. Les médecins, que j'assemblai en grand nombre, l'attribuèrent à l'élément dont elle sortait. Ils prétendirent que n'ayant pas ressenti la plus ordinaire des incommodités de la navigation, le mauvais état de sa santé, dans une si longue course, n'avait pu venir que de cette cause même; c'est-à-dire, que ses humeurs assez agitées pour sortir de leur ordre naturel, et trop peu pour s'évacuer par les voies communes, avaient reflué dans la masse du sang, où leur violente fermentation n'avait pas manqué de jeter un si grand désordre, qu'il aurait pu devenir mortel, si notre voyage eût été plus long; qu'il ne fallait pas perdre un moment pour attaquer le mal dans sa source; et sur ces principes, ils conclurent la nécessité des saignées et des purgations.Je ne les accuse pas d'avoir manqué de lumières, puisque Mademoiselle Tekely dut la vie à leur méthode: mais, en peu de jours, ils la réduisirent à l'extrémité de la faiblesse et de la langueur. Je la voyais périr par degrés. Elle n'avait, pour soutien, que mes soins et ceux de sa gouvernante; ou plutôt elle n'avait que les miens; car cette vieille dame, atteinte elle-même de plusieurs infirmités qui demandaient ceux d'autrui, ne pouvait toujours exercer son zèle auprès de sa chère élève. Deux femmes, payées pour la servir, ne me semblaient s'y porter qu'avec la négligence du sentiment mercenaire. C'était moi, le plus souvent, qui veillais près d'elle, et qui lui rendais tous les services que la bienséance n'interdisait pas à mon sexe. Une mère tendre, un mari passionné, n'auraient pas porté le zèle plus loin. Dans sa langueur même, elle y paraissait sensible; et sa seule crainte était de voir succomber mes forces à la fatigue continuelle du mouvement et de l'insomnie. Vous ne vous ménagez pas assez, me disait-elle quelquefois. Que deviendrais-je, si la santé vous manquait aussi! Son attention et sa reconnaissance suffisaient pour me soutenir. Un regard d'inquiétude ou d'affection me tenait lieu de sommeil et de nourriture: et dans l'état où jela voyais, faible et extenuée, je ne devais plus me défier des trahisons de mon cœur. La plus sévère vertu n'aurait pu condamner mes empressements, ni leur chercher d'autre cause que la force d'une pure et fidèle amitié. Six mois de cette horrible situation laissèrent Mademoiselle Tekely comme dévorée par de si longues douleurs, et peut-être encore plus par la violente qualité des remèdes; elle était dans un épuisement, qui me fit craindre presque'autant pour sa vie, que le mal même dont on l'avait délivrée. Les médecins en jugèrent mieux. Ils lui conseillèrent de se faire transporter à la campagne, qui est charmante dans cette partie de la Bretagne. Un air pur leur parut capable de dissiper promptement tous les restes d'une maladie, qu'ils n'avaient attribuée qu'à la mer. Je fis chercher aussitôt, dans les villages voisins, une petit maison, qu'elle pût habiter avec Madame Olasmir, mais sans moi. Pour un séjour de quelque durée, dans une nation aussi policée que les français , je conçus que j'avais d'autres ménagements à garder qu'en Turquie; et la violence, que j'eus à me faire, ne m'empêcha point de prendre un parti, que je crus indispensable pour elle et pour moi. Quoi! Vous vous séparez de nous? Me dit-elleavec un extrême étonnement, lorsque je lui fis cette ouverture. Ma vie est à vous, lui répondis-je; je ne respire que pour vous servir, et pour chercher à vous rendre heureuse: quel doute formez-vous de mes sentiments! Ce transport, qui m'était échappé sur une plainte si tendre, et qui me prenait toujours à la moindre marque de son estime ou de son affection, mais que je réprimois plus heureusement, parut la calmer. Je ne me le reprochai pas dans les circonstances, et je lui fis un détail de mes motifs, qui les lui fit approuver; avec la condition néanmoins, que je ne laisserais pas passer un jour sans la voir.
Quelle plus précieuse grâce aurais-je pu demander, si j'avais eu plus d'indulgence pour mes désirs! Nous fûmes servis comme on m'en avait donné l'espérance, dans une ville où l'humanité règne pour les étrangers. On m'indiqua, dès le même jour, une grande et belle ferme, dans la plus charmante situation du monde, à moins d'une lieue de la ville, où non-seulement on consentait à loger Mademoiselle Tekely et sa gouvernante, mais on leur offrait, à prix médiocre, une table honnête, et toutes les commodités qu'elles pouvaient désirer, avec la compagnie d'une jeune fille du fermier, qui s'empresseroit de les amuser dans leur solitude, etdont on vantait la douceur et la bonté. Tant d'avantages ne permettaient pas de balancer sur le choix; et Mademoiselle Tekely, que le motif de notre séparation avait satisfaite, fut la première à s'en réjouir, dans l'espoir, me dit-elle, que vivant sous les yeux d'une société d'honnêtes gens, dont sa conduite serait éclairée, j'aurais la liberté de la voir plus souvent. Elle y fut menée par un de ses médecins, qui ne cessait point encore de s'employer à son rétablissement; et je ne l'accompagnai, que pour en apprendre le chemin. Sa voiture fut chargée, par mes ordres ou mes propres soins, de tout ce qui sert à l'amusement comme à la santé, sur-tout de livres qu'elle aimait passionnément, et dont nous n'avions jamais été sans un grand nombre. Les qualités de ses hôtes répondaient à l'opinion qu'on nous en avait donnée: gens simples, mais civils et d'excellent naturel, avec une fille aimable, à laquelle je remarquai tout d'un coup qu'il ne manquait que les avantages dépendants de la fortune, une naissance plus relevée, et des principes d'éducation plus recherchés. Les mouvements de mon cœur étaient si peu subjugués par le triste état de Mademoiselle Tekely, et l'image même de la mort, que j'avais vue si long-temps sur son visage, l' avait si peuchangée à mes yeux, que dans l'admiration de mes propres sentiments, je commençai à douter si mes alarmes, depuis l'aventure du vaisseau, n'étaient pas de vaines lueurs, qui devaient leur naissance à l'éloignement où j'avais toujours vécu des passions tendres et du goût vulgaire des plaisirs. Ne prenais-je pas la sensibilité d'un cœur paternel, pour une révolte de mes sens! Et ce que je regardais, dans mes scrupules, comme une atteinte à la religion et à l'honneur, n'était-il pas le plus juste effet d'une tendresse et d'une fidélité que je ne pouvais porter trop loin, pour une illustre et malheureuse fille, dont la providence m'avait confié la jeunesse et la vertu? C'était en revenant de la ferme, où le médecin m'avait quitté pour visiter un malade, que je me livrais à cette folle imagination: et tout d'un coup elle prit tant d'ascendant sur moi, que je fus tenté de retourner sur mes pas pour réparer, par mille caresses, les affectations de réserve avec lesquelles j'avais quitté Mademoiselle Tekely. Déjà je regrettais vivement tous les plaisirs que je m'étais refusés. Mais une mortifiante réflexion vint modérer ce transport. L'innocente cause de tant de trouble et d'agitations a-t-elle les yeux tout-à-fait fermés sur ma conduite, ou plutôt sur mon délire? Cet ange, que je vois si propre à faire mes plaisirs oumes peines, et que je veux faire servir à la satisfaction de mon cœur, cette aimable et vertueuse pupille, à qui je dois mon respect aux mêmes titres que ma tendresse, n'a-t-elle pas reconnu elle-même le danger, ou du moins l'imprudence, des libertés qu'elle s'est long-temps permises à mon exemple? Et puis-je expliquer différemment cette retenue sévère, dont elle a paru se faire une loi, depuis que le capitaine hollandais a si mal jugé des apparences? Que dira-t-elle, de me voir retomber dans une habitude, qu'elle n'a pu condamner par les motifs que je suppose, sans juger que j'avais eu les mêmes raisons pour la rompre? D' ailleurs ce qu'un hollandais, un homme de mer, a pris pour le fondement d'un injurieux soupçon, sera-t-il plus innocent aux yeux des français , qui passent pour de si bons juges de l'honnêteté et de la décence? Quelle opinion vais-je donner de Mademoiselle Tekely et de moi, dans un pays, où, sans connaissance, comme nous sommes, l'estime est notre seul droit aux faveurs que nous y recevons? Après ces raisonnements, il ne put me rester que la honte de m'être laissé séduire encore une fois par une trompeuse illusion. Mais elle excita du moins mon courage, pour me tenir plus en garde que jamais contre la surprise de mes sens.Les visites, que je rendis chaque jour à Mademoiselle Tekely, se ressentirent de cette nouvelle résolution; et les soins, que je continuai de donner à sa santé, furent aussi mesurés qu'ils l'avaient été pendant sa maladie. Je me traitai même avec si peu d'indulgence, que pour m'armer mieux contre moi-même, je me fis connaître, du fermier et de toute sa maison, pour un ecclésiastique, attaché à leur pensionnaire par des engagements de religion et d'honneur. Leur respect pour moi devint égal à la tendresse qu' ils avaient déjà conçue pour elle. Dès les premiers jours, la douceur de ses manières, et sa physionomie, plus intéressante que jamais dans la langueur de ses forces, avaient inspiré à ces bonnes gens une vive affection. Ensuite, lorsque sa santé revint par degrés, et qu'ils commencèrent à voir renaître toutes les grâces naturelles de sa figure, ils en devinrent comme idolâtres. La fille avait pris, pour elle, un attachement presque'aussi vif que le mien. Elle m'avait succédé, non-seulement dans le doux emploi de la servir, mais dans les caresses et les autres témoignages des plus tendres sentiments. Elle n'aurait pas souffert sans chagrin, que tout autre qu'elle, lui rendît le moindre office. J'étais ordinairement charmé de ce zèle, et j'aurais souhaité d'obtenir pour Mademoiselle Tekelyles adorations de tout l'univers. Mais lorsque je la voyais touchée des soins empressés de sa petite compagne, et le témoigner ouvertement, avec la bonté de son charmant naturel, je me sentais pénétré d'une amère tristesse, qui n'allait peut-être pas sans les mouvements rongeurs de la jalousie. Ils n'approchaient pas de ceux qu'un autre incident me fit éprouver. Mademoiselle Tekely recommençait à lire; et l'excellence de son esprit lui faisait tirer plus que de l' amusement de ses lectures. Un jour que je la trouvai dans cette occupation; je suis tombée, me dit-elle, sur un trait d'histoire qui m'a surprise, et qui me faisait penser, il y a quelques instants, au capitaine hollandais. Voyez s'il avait bonne grâce, de vous proposer un changement de religion pour le dessein qu'il vous supposait.
Ces religionnairs, ajouta-t-elle indifféremment, sont si mal instruits de nos lois et de nos usages, ou les interprètent si malignement! Elle me présenta son livre ouvert, dans un endroit qu'elle avait marqué. J'y lus l'histoire de Casimir De Pologne, appelé de l'état ecclésiastique à la couronne, et relevé du même engagement que le mien, pour épouser Mademoiselle De Nevers. Quel fut mon trouble pendant cette lecture, et combien de fois fus-je tenté de lever les yeux,pour chercher dans ceux de Mademoiselle Tekely, et le motif de son observation, et ce qu'elle inféroit d'un exemple, dont je pouvais croire qu'elle avait déjà mesuré toute l'étendue? Cependant l'excès même de mon embarras servit à me soulager, en me faisant tenir constamment la vue fixée sur la page, et feindre de lire plus long-temps, pour donner quelques moments à mes timides réflexions. Mais rien ne s'offrant pour les guider ou les éclaircir, et ne pouvant plus suspendre ma réponse, je me jetai dans une vague explication des motifs, qui pouvaient déterminer le saint siège à se relâcher sur les lois ecclésiastiques. J'ajoutai que ces insignes dispenses étaient ordinairement payées à grand prix, ou par des avantages signalés pour l'église: qu'elles s'accordaient quelquefois à la pauvreté, mais jamais sans des causes fort graves: en un mot, que les grandes faveurs de Rome étaient pour l'extrême richesse, ou pour l'extrême indigence, qui devenait quelquefois un titre pour les obtenir. Mademoiselle Tekely ne répliqua point. Mes yeux, qui se levèrent alors sur elle, trouvèrent les siens baissés. J'en devins, si non plus fort contre les mouvements qui s'étaient élevés dans mon cœur, du moins plus hardi, pour continuer de l'entretenir du même sujet. Mais bientôt,entraîné secrètement par la charmante idée qu'il m'avait offerte, et me flattant par degrés, jusqu'à n'y trouver d'obstacle que dans l'incertitude et l'éloignement de l'avenir, qui me ravissaient des espérances que j'aurais pu concevoir dans une fortune mieux assurée, je tombai, sans le vouloir, sur le triste état de nos affaires, que cette réflexion me fit douloureusement sentir. Peut-être Mademoiselle Tekely ne remarqua-t-elle pas la liaison des regrets qui m'échappèrent, avec le discours qui les avait précédés; ou peut-être la remarqua-t-elle, et l'étonnement qu'elle témoigna ne fut-il qu'un voile pour d'autres chagrins, dont je n'osais désirer des preuves plus claires; mais apprenant, par le compte que je lui rendis de nos fonds, qu'il ne nous restait guère plus de mille ducats, elle parut presque'aussi troublée de cette information, que je l'étais encore de tous les sentiments dont j'étais rempli. Quoi! Me dit-elle, nous sommes si bas! Et votre argent n'a pas été plus épargné que le mien! Hélas! C'est moi seule qui vous ruine; et ma vie, quand je la perdrais pour vous, ne réparerait pas le tort que je vous ai fait. Ce langage, et ses yeux, que je vis mouillés de pleurs, me faisant connaître combien elle était touchée, je me repentis amèrement d'avoir fait prendre ce cours à ses idées: cependant,comme il fallait achever de l'éclaircir sur un point dont je lui parlais pour la première fois, je me hâtai de lui expliquer comment nos ducats étaient demeurés derrière nous. Mais cherchant ensuite à la rassurer contre toutes sortes de craintes, je lui dis qu'il n'y avait rien de changé dans nos projets; qu'avec la petite somme qui nous restait, non-seulement nous achèverions commodément notre voyage, mais nous aurions tout le temps d'attendre quelque chose de la fortune en Hongrie; qu'attachant la mienne à son bonheur, je ne pouvais regretter ce que j'employais à la servir; que je prévoyais un heureux jour, où la justice qu'elle obtiendrait de la cour de Vienne la rendrait assez riche pour elle et pour moi, et qu'elle ne devait s'occuper que du rétablissement de sa santé, pour se mettre en état de partir. Elle prit une contenance plus tranquille, qui me fit juger son imagination remplie de cet agréable sort que je lui avais présenté dans l'avenir. Les jours suivants se passèrent dans le même calme. Toutes ses idées paraissaient se rapporter à notr départ. Je ne lui trouvais plus même ces délicatesses et ces alarmes de religion, où je l'avais vue retomber quelquefois pendant sa maladie, en songeant que son passage, dans les pays protestants, et son retour dans notrepatrie, devaient exposer sa foi à de fâcheux spectacles et peut-être à de nouvelles épreuves. Soit qu'une pratique paisible du culte romain, dans un pays aussi catholique que la France, lui fît oublier qu'elle n'avait pas toujours été si libre, ou qu'en reprenant ses forces elle se fût rappelé les conseils que je lui avais fait goûter dans un autre temps, je croyais la voir plus aguerrie contre la différence des opinions religieuses, et beaucoup moins vive dans les craintes ou les ferveurs de son zèle. Ce changement, dont je me réjouissais pour le repos de sa vie et de la mienne, pouvait être attribué aussi à ses fréquentes lectures, qui lui apprenaient à juger mieux des choses humaines, et dont j'observais d'ailleurs les effets sur d'autres points, pour avancer la maturité de sa raison. J'avais ces idées de la tranquillité de son cœur, à laquelle je n'aurais osé comparer celle du mien, lorsqu'un jour, arrivant à l'heure que je prenais ordinairement pour mes visites, j'appris d'un des domestiques de la ferme, que Madame Olasmir était morte depuis moins d'une heure, et d'une maladie si subite, qu'à peine avait-elle eu le temps et la force de faire ses derniers adieux à sa chère élève. Je demandai aussitôt où je trouverais Mademoiselle Tekely, et comment elle avait soutenu i 577 ce triste accident? On ne répondit qu'à la première de mes deux questions: elle s'était retirée, me dit-on, avec Hélene, fille du fermier, dans une chambre dont elle n'était pas encore sortie. J'y volai. La porte, à laquelle je frappai en me nommant, n'en fut pas plutôt ouverte. J'entendis la voix d'Hélene, qui me priait d'attendre un moment. Je me fis une violence extrême, pendant cinq ou six minutes. Mes alarmes pour Mademoiselle Tekely me la représentaient dans la plus vive amertume de la douleur, peut-être sans connaissance, et recevant des secours que sa compagne voulait dérober à la vue d'un homme, mais dont je craignais qu' elle ne fût pas aussi capable que moi, qui m'étais exercé si long-temps à prendre soin de cette chère malade. Ouvrez; ouvrez donc, répétais-je à tout instant. Oui, oui, me répondait-on d'une voix assez empressée; et l'on n'ouvrait pas. Hélene accourut enfin, m'ouvrit, avec quelques mots d'excuse. Je ne les écoutai pas; et mes yeux, sans s'arrêter sur elle, se portèrent aussitôt sur le visage de Mademoiselle Tekely, qui était debout vis-à-vis de moi. Toute la pénétration du plus ardent intérêt ne m'y fit pas découvrir d'autre apparence que celle d'une extrême agitation, qui pouvait venir de la douleur de sa perte, mais qui ne marquait aucune altérationdans sa santé. Mes inquiétudes se changèrent seulement en surprise, lorsqu'un second coup d'œil m'eut fait observer qu'au lieu de ses habits ordinaires, elle était vêtue et coiffée comme Hélene, proprement, mais en simple fille d'honnête fermier, et qu'au milieu de ses peines elle paraissait se plaire dans cette parure. Elle ne me laissa pas le temps d'ouvrir la bouche, pour en marquer mon étonnement. Je vous désirais impatiemment, me dit-elle; et je n'ai tardé à vous faire ouvrir, que pour achever de prendre ces habits, avec le secours d'Hélene. à présent, vous aurez la complaisance de m'entendre, et de ne pas m'interrompre. Elle avertit Hélene de nous laisser seuls. Elle s'assit; elle me pria de m'asseoir aussi; et d'un ton plus composé qu'elle ne l'avait jamais pris avec moi, elle me tint ce discours, dont j'avoue que le souvenir ineffaçable a toujours fait mon tourment.
Vous savez la mort de ma pauvre Olasmir. Après la perte de sa santé, que vous avez vue dépérir depuis long-temps, sa vie était le dernier sacrifice qui lui restait à faire pour moi. Son mari lui en avait donné l'exemple. Grand dieu! Qui connais tout ce que je dois à ces deux vertueuses et fidèles créatures, charge-toi de la reconnaissance d'une fille infortunée, qui n'a que les vœux de l'indigence à leur rendre, pour de si constanset si généreux services. Que l'éternelle mesure de leur récompense soit ton pouvoir infini et ta suprême bonté! Vous savez la mort de cette chère femme, mais vous ne savez pas qu'en mourant, elle m'a rendu, sans y penser, un dernier service, le plus précieux que je pusse attendre de son affection. Lorsque je la croyais expirante, et que sa voix commençait à s'éteindre en implorant le secours du ciel, mes embrassements l'ont ranimée. Elle a retrouvé la force de me dire, avec un reste d'haleine entre-coupée, qu'elle est parvenue à rassembler; ah! Ma fille, ce n'est pas mon sort qu'il faut pleurer, réservez vos larmes pour le vôtre. Dans quel état je vous laisse! L'avenir ne m'épouvante que pour vous. Que n'êtes-vous née d'un paysan, comme Hélene! Votre vie serait heureuse: et que vous importerait, ma fille, en arrivant au terme où je touche, de l'avoir passée dans une cabane ou sur un trône? Un effort sensible pour finir ces derniers mots, qui sortaient à peine de ses lèvres, a fait passer son âme dans le sein de Dieu. Croirez-vous qu'au lieu de redoubler mes pleurs, ce discours les a sechés tout d'un coup. Je suis demeurée comme immobile, et réellement insensible au triste spectacle que j'avais devant les yeux. On a tiré les rideaux du lit, pour me le dérober aussitôt. Ce soin était superflu. Je n'apercevais plus rienautour de moi. La vérité de ce que je venais d'entendre, agissant intérieurement sur mon âme, m'a pénétrée d'une si vive lumière, que pendant quelques moments je me suis crue seule au monde. J'ai considéré que la porte de l'éternité venait de s'ouvrir pour ma fidèle Olasmir; qu'elle ne l'avait pas fermée après elle; qu'il ne me fallait qu'un pas pour y passer à sa suite; qu'au fond il importait peu, comme elle me l'avait dit, de quelle demeure, de quelle condition, je partirais tôt ou tard pour faire un si court chemin; que les biens de la fortune ne servaient qu'à le rendre plus difficile, sans être capables de l'allonger; que pour un passage de cette importance, la raison apprenait, au contraire, que les embarras et les obstacles ne pouvaient être trop écartés: et d'ailleurs, me suis-je dit avec la même clarté de conviction et de sentiment, ce que j'appelle des biens en mérite-t-il le nom pour moi, lorsque ma naissance et mes droits à la fortune me préparent une vie si malheureuse, que mon amie expirante en emporte de l'effroi!
Sur quoi même sont fondées mes espérances? Sur la générosité d'autrui, sur le reste d'un argent qui ne m'appartient pas, car je sais l'usage que j'ai fait du mien. Hé quoi! Ce n'est pas assez qu'avec sa patrie, sa famille, et le repos de sa vie, le plus généreux des hommes ait sacrifié pour moi les trois quarts de ce qu'il possédait? Je ne lui laisserai rien? J'achèveraisa ruine! Je souffrirai qu'il périsse pour me relever, sur le fondement incertain, et peut-être chimérique, d'un rétablissement de mes droits, dont ses plus favorables préventions ne l' empêchent pas de douter lui-même. Il m'est impossible de représenter l'effet que cette idée a produit sur moi. Elle ne m'était pas nouvelle, mais l'impression n'en avait jamais été si vive. Je n'y ai pu résister; et si mes expressions ne l'ont pas affaiblie, vous ne serez pas surpris des résolutions qu'elles m'ont fait prendre à l'heure même. Le père d'Hélene était à deux pas de moi dans la chambre inquiet de mon silence, et me regardant avec la tendresse dont vous avez remarqué vous-même que ce bon vieillard est rempli pour moi. Je me suis levée, pour m' avancer vers lui. Je l'ai salué avec respect, et comme je le fais toujours, et je lui ai demandé s'il m'aimait assez pour me recevoir dans sa famille. Ce que je désire de vous, ai-je ajouté de l'air humble que j'ai cru convenable à ma prière, n'est que l'habit commun du hameau, la nourriture et le second rang dans votre affection après votre Hélène. Je passe le reste de mes jours avec vous, si vous m'accordez cette faveur, et je vous honorerai toute ma vie comme un père. Dans sa première surprise, l'honnête vieillard a paru douter si je lui parlais sérieusement. Mais lorsque j'en ai pris le ciel à témoin, il n'a pucontenir son transport. Il m'a demandé la permission de m'embrasser, et m'a serrée dans ses bras. Sa joie ne s'est d'abord exprimée que par des larmes; ensuite il m'a nommée plusieurs fois sa chère, sa seconde, sa première fille, tout ce que je voudrais être, m'a-t-il dit, car il était sûr qu'Hélene ne serait pas jalouse du rang; et l'une et l'autre nous n' appercevrions jamais de différence dans son affection. Hé bien, ai-je interrompu, vous n'en apercevrez pas non plus dans notre tendresse et notre respect pour vous: j'accepte votre promesse, et je m'engage avec vous pour la mienne. Aussitôt j'ai fait signe à ma sœur de me suivre. Nous sommes passées dans cette chambre. Hélene semblait suspendue à mes yeux, et cherchait des termes pour me marquer son étonnement. Je l'ai priée de s'épargner les questions. J'étais pressée d'autres soins. Commençons, ma sœur, lui ai-je dit, par jeter au feu divers papiers, qui ne peuvent m'être utiles à rien; et sur le champ j'ai brûlé toutes les preuves de ma naissance, avec les attestations et les lettres, sans autre regret, je vous assure, que la peine que je vous ai donnée de les recueillir. Il ne me tardait pas moins de prendre l'habit, sous lequel vous me voyez. Hélène m'a forcée d'accepter le plus beau des siens; recherche assez vaine, dans l'état de simplicité que j'embrasse: mais je sauraim'y réduire par degrés, et pour la première fois j'ai cru devoir cette complaisance à ma chère sœur. D'ailleurs ce jour, si j'en pouvais détacher la perte de ma fidèle Olasmir, n'est-il pas le plus agréable de ma vie, un vrai jour de fête, quoiqu'empoisonné par la plus vive douleur; et dans mon deuil même, ne doit-il pas être célébré? C'est de cet œil, que je vous supplie, monsieur, de le regarder pour moi. Voilà ce que j'avais de plus important à vous dire. Le reste ne demande pas d'explication; vous êtes libre de tous les engagements que votre généreuse amitié vous a fait prendre, pour la conduite de ma jeunesse, à laquelle il ne manquera rien dans cette honnête maison, et pour le rétablissement de ma fortune, auquel je renonce volontairement, sans craindre de le regretter jamais. Comme vous n'aurez plus de partage à faire entre vos nécessités et les miennes, la petite somme qui vous reste servira peut-être à réparer le tort que je vous ai fait, à vous ouvrir quelque heureuse voie, qui ne peut tarder long-temps pour un homme de votre mérite, et que je m'efforcerai de hâter par tous les vœux de mon cœur. Par mes vœux?... Si loin de vous servir, devais-je ajouter, ils ne vous deviennent pas funestes: car je le vois trop, tel est la singularité de mon sort et de celui de tous mes proches?
Est-elle donc attachée au sang dont jesuis sortie? Avec un grand nom et de l'opulence, non-seulement nous sommes tous parvenus aux deux excès les plus opposés; à la dépendance du secours d'autrui, et presque'à l'extrémité de l'abjection et de la misère; mais nous avons eu le malheur encore plus cruel, d'entraîner dans les mêmes abîmes ceux que notre infortune a touchés; ceux, hélas! Qui nous ont tendus la main pour nous relever ou nous soutenir! Malgré l'air de fermeté, de joie même et de liberté d' esprit, dont Mlle Tekely s'était comme armée pour cet étrange discours, et qu'elle avait su garder jusqu'à la conclusion, quelques larmes, forçant le passage, se firent apercevoir ici sur ses joues. Elle se hâta de les essuyer; peut-être crut-elle me les avoir dérobées. Cette dernière réflexion, qui les lui avait arrachées, n'ayant pas été plus volontaire, elle aurait voulu pouvoir en détourner mon attention, et nous ramener tous deux, elle aux apparences de contentement qu'elle avait soutenues jusqu'alors, moi, sans doute, aux applaudissements qu'elle désirait pour ses résolutions. J'en jugeai par un sourire contraint et par quelques mouvements inquiets, avec lesquels elle parut attendre ma réponse. J'avais observé fidèlement le silence qu'elle m'avait imposé. Il m'avait même assez peu coûté, pendant la première partie de son récit. La viveet juste amitié que je lui connaissais pour une femme qui lui avait tenu lieu de mère, m'ayant fait craindre quelqu'effet extraordinaire d'une perte si subite, j'avais été satisfait, plutôt qu'alarmé, du cours que sa douleur avait pris; et de tous les excès auxquels je l'avais crue capable de s'emporter, le mépris de la fortune et la préférence d'une vie obscure m'avaient semblé les moins dangereux. C'était une évaporation passagère; je n'en avais pu souhaiter de plus douce; et ne croyant pas en devoir appréhender la durée, cette idée n'avait fait que m'attendrir, lorsqu'elle m'avait parlé de la vanité du monde en philosophe, et de mes services en cœur sensible; ensuite, dans la demande qu'elle avait faite au fermier, la naïveté du tableau m'avait enchanté. Je n'avais pu me défendre alors de la regarder avec complaisance, et je l'avais trouvée plus charmante que jamais sous sa nouvelle forme. Mais dans quel état, grand dieu! M' avait-elle précipité tout d'un coup! Premièrement, le feu, dont elle avait aussitôt parlé pour ses papiers, m'avait fait frémir; et la brusque exécution de ce malheureux projet avait rendu mon émotion si vive, que j'avais eu besoin du dernier effort, pour ne la pas faire éclater par un cri. C'était sa seule ressource et le fond de toutes ses espérances, qu'elle avait détruits en un instant. Peut-être monpropre intérêt entra-t-il aussi dans l'excès de mon trouble. Mes yeux se tournèrent, avec le plus amer sentiment, vers la cheminée, où je voyais encore voltiger quelques atomes des précieux écrits, dont l'anéantissement me faisait saigner le cœur. Une consternation si profonde ne pouvait être augmentée que par un coup plus terrible encore: et je l'avais aussitôt reçu de Mademoiselle Tekely, dans la fin de son discours, où j'avais cru voir, au travers d'une modération affectée, que si la mort de Madame Olasmir avait déterminé ses nouvelles résolutions, elles avaient pris leur origine dans l'explication que j'avais eue avec elle sur l'état de nos affaires, et sur la petite somme qui nous restait. Soit qu'une âme aussi délicate que la sienne eût trouvé dans cet avis un air de plainte, ou qu'ayant réfléchi plus qu'elle n'eût encore fait sur notre étroite situation, elle eût eu, pour elle-même, l'injustice et la rigueur de se reprocher l'épuisement de mes fonds après les siens; il m'avait paru que ses regrets, ses conseils, ses vœux sur ce point, et sur-tout la douloureuse réflexion qui leur avait succédé, ne pouvaient venir que de l' une ou l'autre de ces deux causes; cruelle supposition, qui m'avait pénétré l'âme! Soupçon d'autant plus insupportable, qu'il était plus opposé à la vérité de tous mes sentiments!J' étais dans cette double agitation, lorsque son silence m'avait fait comprendre qu'elle attendait mon jugement sur tout ce que j'avais entendu.
J'ignore ce que le mouvement naturel de mon cœur m'aurait pu dicter, mais, plus je me sentis troublé, plus je crus devoir apporter de prudence à ma réponse. La destruction des papiers, ou de ceux du moins qui portaient la confirmation du mariage de son père par l'aveu du hospodar, était un malheur irréparable. Le reste n'était pas sans remède. Je ne doutais pas, moi qui la connaissais si bien, que toute cette scène ne fût l'ouvrage de son imagination, que je m'étais trop hâté de croire réduite, par une langueur qui ne l'avait pas quittée sur mer, par sa maladie, et par l'expérience ou les réflexions d'un âge plus mûr. De puissantes circonstances l' avaient échauffée; d'autres auraient le pouvoir de la refroidir, et mes conseils reprendraient leur ascendant ordinaire sur une raison fort éclairée, pour laquelle je n'avais que ces tempêtes à redouter.
Ainsi, loin de condamner son emportement, je pris le parti de flatter des résolutions dont je ne pouvais arrêter que les suites. Je louai la reconnaissance et l'affection, qui la rendaient si sensible à la perte de sa gouvernante, le mépris qu'elle faisait des biens du monde, son goût pour la vie champêtre, et j'évitai de toucher au malheureux article despapiers. à l'égard de moi, je la remerciai vivement de l'intérêt qu'elle prenait à mon sort, et je la priai d'être sans inquiétude pour un homme que la fortune touchait aussi peu qu'elle. Vous savez, lui dis-je, que j'attache mon bonheur au vôtre; et nos idées s'accordant si bien sur ce qui mérite le nom de bonheur, j'aurai peu d'embarras pour le mien, lorsque je verrai le vôtre bien établi. Elle parut si satisfaite de ma réponse, qu'après avoir répété qu'elle me suppliait néanmoins d'employer inutilement pour moi ce qui me restait d'argent, elle ne pensa qu'à mettre de la décence dans les derniers devoirs qu'elle voulait rendre elle-même à Madame Olasmir. Il ne vous en coûtera rien, me dit-elle; je ferai vendre ses robes et les miennes, dont je n'ai plus d'autre usage à faire, et qui vous rembourseront de vos frais. Je ne combattis pas même cette idée; et lui remettant de quoi fournir à la dépense des funérailles, je demandai seulement qu'elle me laissât le soin de faire vendre les robes. Mon dessein, comme on se l'imagine aisément, était de les sauver au contraire, et de les lui conserver, pour un autre temps, que je ne croyais pas éloigné. Hélene fut rappelée. Les noms de chère compagne et de sœur furent prodigués, avec aussi peu d'affectation que si la tendresse de la natureles eût dictés. Je fus témoin, pendant quelques heures, de l'aimable empressement de Mademoiselle Tekely, à partager quantité de petits offices domestiques avec Hélene. Le fermier jugeant, par mon silence, que j'approuvais cette bizarre métamorphose, semblait pénétré de joie, et ne se remuait que pour arrêter sa seconde fille, lorsqu'il la voyait descendre à des soins trop vils, ou trop fatigants. Moi-même, confondu de ce spectacle, et muet d'étonnement, je me demandais quel était donc l'avantage des grandes distinctions de la vie, puisqu'un caprice d'imagination suffisait pour faire trouver autant de plaisir réel dans une condition si simple? D'un autre côté, une illusion plus puissante encore me faisait sentir que je leur aurais préféré mille fois, et pendant un siècle entier, la douceur de contempler Mademoiselle Tekely dans son exercice. Chaque pas, chaque mouvement que je lui voyais faire, renouvelait dans mon cœur toutes les fatales impressions que j'y voulais effacer. Le dessein où je la vis obstinée d'assister à l'enterrement de sa gouvernante, en deuil de campagne, c' est-à-dire, sous un habit encore plus éloigné des usages de la ville, me fit prendre le parti de me dérober à cette cérémonie. Je lui en fis goûter la raison, qui fut la crainte de faire éclater par ma présence une singularité qu'ellene cherchait pas à rendre publique, et d'attirer trop d'attention sur nous, dans un pays où nous souhaitions d'être inconnus. Ainsi je pris le chemin de Nantes, dans la résolution de ne pas reparaître à la ferme, tout le jour suivant, où je supposai que la compagnie serait nombreuse. J'emportais aussi l'espérance de trouver, à mon retour, Mademoiselle Tekely moins ferme dans ses idées de vie champêtre, dont je ne pouvais me persuader que le goût lui durât plus long-temps que les injustes chagrins auxquels je l'attribuais. On a vu que c'était dans cette seule confiance, que je m'étais dispensé de les combattre. Cependant, les réflexions qui m'assiégèrent, en marchant à pied dans une route où je me souvenais d'en avoir fait de fort sages, me conduisirent par divers degrés à des conclusions opposées. Elles retombèrent sur les motifs, qui pouvaient l'avoir jetée si brusquement dans son étonnante résolution. La seule ardeur de son imagination les expliquait-elle assez? Qu'avait-elle vu, dans la mort de Madame Olasmir, qu'un événement auquel nous nous attendions de jour en jour? Et les dernières expressions de cette fidèle amie, ne pouvant passer que pour un délire de tendresse, dans le cœur d'une femme expirante, portaient-elles d'autres lumières surnotre avenir, que celles qui nous étaient déjà trop présentes, et dont nous nous étions mille fois entretenus dans notre inquiétude commune?
L'épuisement de nos fonds ne devait pas être un incident plus étrange pour Mademoiselle Tekely; elle ne pouvait avoir oublié l'extrême diminution qu'ils avaient reçue à Constantinople, ni se figurer que notre voyage de mer, sa maladie, pour laquelle je n'avais rien ménagé, et les infirmités de sa gouvernante qui demandaient de continuels secours, ne m'eussent pas obligé à de très-grands frais. D'un autre côté, en l'informant de notre situation réelle, je n'en avais pas marqué plus d'embarras pour l'exécution de nos grandes vues; et l'argent qui me restait entre les mains pouvait suffire effectivement à les remplir. Enfin, devais-je penser qu'elle eût trouvé l'air de plainte au compte qu'il m'était échappé de lui rendre, ou dans d'autres termes, qu'elle me jugeât capable de regretter ce que j'employais à son service, elle qui me voyait occupé depuis si long-temps, et sans le moindre partage, de sa fortune, de sa santé, et du bonheur de sa vie? Ah! J'avais trop bien appris à juger moi-même de ses sentiments et de ses principes. Si je ne lisais pas tout ce qui se passait dans son cœur, j'en connaissais si parfaitement le fond, que j'aurais engagé mille vies pour la justice et lagénérosité de tout ce qui prenait naissance dans une source si noble et si pure. Non, pris-je plaisir à répéter en moi-même, je ne me persuaderai jamais que les yeux manquent à cette divine fille, pour reconnaître le désintéressement de mon zèle et l'excès de mon attachement. Mais d'où vient donc ce caprice, qui lui fait oublier tout d'un coup ce qu'elle est née, ce qu'elle doit à son nom, à l'honneur de ses ancêtres, à mille charmes et mille vertus qu'elle possède, oserai-je dire à mes longs services? Pour vouloir s'ensévelir dans une condition obscure, et la préférer à tant d'avantages qu'elle peut espérer de sa naissance et de sa jeunesse? Ici, j'en fais l'humble aveu, mon cœur, que je n'avais pas cessé de tenir en bride, et que je croyais soumis par mon respect pour elle autant que par la considération de mon état, jusqu'à ne plus demander la vigilance de ma raison, me fit sentir plus impétueusement que jamais, le besoin qu'il avait d'être réprimé. Un accent tendre, dont j'avais été frappé dans sa voix, lorsqu'elle était arrivée à ce qu'elle avait nommé mes sacrifices; le reproche de ma ruine, qu'elle s'était fait d'un air pénétré; le même attendrissement, chaque fois qu'elle avait parlé de ma mauvaise fortune, et si vif, à la fin de son discours, qu'elle n'avait pu retenir quelques larmes; toutes ces idées merenaissant dans l'esprit, s'y fortifiant à mesure que je croyais trouver moins de vraisemblance dans les explications que je rejetois, et s'y joignant d'elles-mêmes à l'observation sur Casimir De Pologne, qui n'en était pas sortie, me rejetèrent tout d'un coup dans un transport, dont non-seulement ma raison et ma vertu, mais la vigueur même de ma constitution, ne put arrêter ni soutenir les effets. Je me sentis tremblant.
Mes jambes me refusèrent leur office pour marcher. Je m' assis sur le premier gazon. Là, dans un trouble qui ne peut être représenté, les deux coudes appuyés sur mes genoux, le front sur mes deux mains, je m'abandonnai pendant quelques moments à des agitations de cœur et d'esprit si confuses, qu'il ne m'en est pas resté le plus léger souvenir. Des soupirs, quelques exclamations interrompues, mal articulées, c'est tout ce que je retrouve dans ma mémoire: chère fille!
Adorable enfant! Vous... ce cœur... ah! Le mien... mais comment... un autre effet, et bien plus nouveau pour moi, dont je ne m'aperçus qu'en sortant de cette violente crise, fut de me trouver les joues inondées de larmes, qui coulaient jusqu'à mes lèvres, et que je distinguai par leur amertume. Cependant je me dois le témoignage, qu'au premier instant où ces impétueuses vapeurscommencèrent à se dissiper, ma raison, reprenant toute la force qu'elle avait tirée de mes combats, revint d'elle-même à ses principes, et fut capable aussitôt d'imposer silence à tous mes sens. Charmes qui n'êtes pas faits pour moi! M'écriai-je avec un reste d'attendrissement, mêlé de confusion; délicieuse, mais perfide ivresse! Laissez-moi l'innocence que j'aime et la paix que je désire. Je me levai brusquement, pour secouer promptement les étincelles du feu que j' avais senti prêt à me consumer. Loin de revenir aux dangereuses images qui l'avaient si vivement rallumé, je m'efforçai de les écarter par les puissantes réflexions qui m'avaient déjà servi dans le même lieu. Toutes les grandes règles du devoir furent rappelées de bonne foi. C'était à servir Mademoiselle Tekely, comme la religion et l'honneur m'y avaient consacré, que mes sentiments, quels qu'ils fussent, devaient se satisfaire et s'exercer. Toute autre voie m'était interdite. Qu'importe, ajoutai-je avec un renouvellement de force, d'où viennent ses résolutions? Il est question de l'en détacher, si bientôt son propre dégoût ne la guérit pas d'un caprice qui m'étonne; ou de les faire servir, s'il est possible, à réparer plus facilement tout le mal qu'elle s'est fait en brûlant les preuves de sa naissance. Cette dernière idée m'était déjà venue à la ferme; je m'y attachai particulièrement, etj'achevai de lui donner de la vraisemblance, dans un plan dont je demeurai fort satisfait. Rien ne manquant à la sûreté, ni même aux lois essentielles de la décence, dans la maison du fermier, il me sembla que sans aucun risque j'y pouvais laisser Mademoiselle Tekely sous la garde de cet honnête vieillard, pendant que je ferais le voyage de Hongrie, pour recommencer une levée de certificats et d'attestations, dans les lieux où j'avais recueilli les premiers. C'était un préliminaire indispensable, après lequel je ne voyais guère plus de difficultés dans notre situation, qu'il n'y en avait eu jusqu'alors; sur-tout me croyant toujours certain de ramener ma pupille à la raison, lorsque je l'entreprendrais sérieusement. Un voyage, que je ferais seul, allait m' épargner de la dépense, du temps, l'embarras de promener une jeune fille par des routes dont je lui sauverois la longueur, et me délivrer de tous les combats, qu'un cœur droit, mais faible, me faisait prévoir encore. Dans ma course, mon dessein était de passer par Vienne, pour y pressentir les facilités ou les obstacles que nous trouverions à nous y faire écouter; de prendre aussi par Cronstat, pour y faire quelque argent du reste de ma fortune, et pour engager ma sœur à m'accompagner dans mon retour en France. Cette sœur était la prudence même. Je luiconnoissois les mêmes sentiments que les miens, pour nos Tekely. Elle pouvait remplacer avantageusement Madame Olasmir; et je ne désespérais pas de l'y faire consentir.
Enfin, revenant avec elle en moins de trois mois, qui me paraissaient suffire pour toutes ces vues, je trouverais ma noble paysanne, ou guérie de son caprice, et prête à me suivre, ou peu capable du moins, comme je me le figurais, de résister à mes pressantes instances, lorsque pour relever son courage et dissiper son innocente folie, je lui présenterois une gouvernante fort supérieure à la première, des fonds augmentés, de nouvelles voies ouvertes du côté de Vienne, et des espérances de rétablissement plus plausibles que jamais.
Ce système, dont je m'applaudis beaucoup, me donnait un second avantage, que je n'aurais pas cru nécessaire s'il s'était moins accordé avec son principal intérêt, mais dont l'idée me charma dès qu'elle se fut offerte: c'était de pouvoir laisser, à Nantes, la plus grande partie de l'argent qui me restait, pour les besoins qui lui pouvaient survenir. Quelque opinion que j'eusse des dispositions du fermier, j'aurais regretté trop amèrement de devoir à sa seule générosité, pendant trois mois, la subsistance et l'habillement de ma chère pupille. Il me restait environ douze mille livres de France.Un calcul aisé me persuada que quatre étaient plus que suffisantes, pour les frais de mon voyage, et pour les services que je voulais rendre à Mademoiselle Tekely dans ma route.
Je résolus de placer huit cent pistolles, dans des mains assez fidèles, non-seulement pour la sûreté du fonds, mais pour en payer chaque mois, l'intérêt au bon fermier, que je voulais mettre seul dans ma confidence. Cet arrangement répondait si bien à toutes les circonstances de notre situation, qu'après l'avoir achevé, la joie me fit redoubler ma marche, pour ne pas remettre au lendemain ce qui pouvait être commencé le jour même. Cependant je fus un peu arrêté par le choix du banquier, auquel je voulais confier mon argent. Dans un assez long séjour, j'avais fait peu de connaissances à Nantes. Tous mes soins s'étant rapportés à Mademoiselle Tekely, je n'avais guère étendu mes liaisons au-delà des médecins qui l'avaient vue pendant le cours de sa maladie. à la vérité, un bizarre incident m'avait procuré, depuis quinze jours, des ouvertures dont j'aurais pu tirer plus d'avantages, si j'avais recherché de l' estime et de la considération, dans un pays où je n'étais recommandé que par ma qualité d'étranger. Je revenais de la ferme dansl'après-midi, lorsqu'en passant devant le collège de l'oratoire, une affiche m'avait averti qu'il s'y faisait des exercices publics, dans l'école de philosophie. Mon ancienne passion pour les sciences, plus qu'aucune envie de sortir de mon obscurité, m'avait fait entrer dans l'assemblée. J' avais demandé modestement la permission de proposer mes doutes sur la vérité des thèses; quelques faibles talents m'avaient assez bien servi pour m'attirer des éloges, dont j'avais cru néanmoins ne devoir une partie, qu'à la politesse de mes auditeurs. L'admiration ne s'était pas bornée à ces applaudissements. On m'avait traité avec la plus haute distinction, et les pères s'étaient empressés de m'offrir leurs services et leur amitié. Je leur avais promis de les voir souvent, sans autre motif que notre goût commun pour les lettres, et la certitude de trouver une ressource contre l'ennui, dans le commerce de plusieurs honnêtes gens dont je respectais la profession et le mérite. En effet, il s'était passé peu de jours, où je ne leur eusse donné tout le temps que mes principes de bienséance me faisaient retrancher assez courageusement à des visites plus chères, et j'étais déjà lié si particulièrement avec le supérieur, que j'aurais pu tout attendre de son zèle.
Mais, le service dont j' avais besoin avait si peu de rapport à son état, qu'il ne s'était pas d'abordoffert entre ceux auxquels je pouvais m'adresser; et lorsque mes réflexions tombèrent sur lui, je crus n'avoir à lui demander que son conseil, pour m'ouvrir les voies dans une ville dont il devait connaître tous les habitants. Je le vis, en arrivant, et ses bons offices passèrent mes espérances. Après avoir entendu ce que je pouvais lui communiquer sans pousser trop loin la confiance, il me prit la main, et me conduisit chez un des riches négociants de Nantes, auquel il recommanda mes intérêts comme ceux de sa propre maison. Ensuite quelques mots d'explication, qu'ils eurent entre eux, achevèrent de le disposer si favorablement, qu'aussitôt qu'il eut appris mes intentions de moi-même, il m'offrit beaucoup plus que je n'avais pensé à lui demander. S'il n'était question, me dit-il, que de faire valoir mon argent pendant quelques mois, il me répondait d'un fruit plus considérable que l'intérêt ordinaire, par les simples voies de son commerce; et la seule bourse de Nantes était un champ si fertile, que chaque jour ou chaque semaine, il m'en promettait une abondante moisson. Ainsi, ma somme serait un dépôt entre ses mains, avec la commission d'en tirer parti, pour laquelle il ne prétendait que la satisfaction de m'obliger. Tout était généreux dans cette offre: cependant comme il s'engageait aussi àpayer les termes que je voulais fixer au fermier, ce paîment certain, sur des profits qui ne l'étaient pas, me laissait quelque scrupule. Mais le père me fit faire attention que le fond garantissant toujours les avances ou les pertes, je devais être sans inquiétude. En effet, je compris, et le succès m'apprit mieux encore, qu'avec un dépositaire aussi sûr que je pouvais croire le mien, lorsqu'il me venait d'une si bonne main, le commerce a peu de méthodes plus avantageuses et plus innocentes, pour les particuliers de toutes sortes de conditions, qui veulent augmenter leur bien sans éclat. Mes confidences et les entretiens du supérieur n'ayant rien contenu jusqu'alors, qui pût me faire imaginer ce qu'il se proposait par ce zèle à m'obliger, et sur-tout par un service si réel et si désintéressé, ma reconnaissance, quoiqu'extrême, c'est-à-dire égale à l'importance de mes propres vues, s'exprima dans les termes communs. Je ne le quittai pas sans lui promettre de le revoir avant mon départ: mais le jour suivant fut employé, soit à régler mes affaires avec le négociant, soit d'avance aux préparatifs de mon voyage. Le médecin, qui nous avait conduits à la ferme, fut d'ailleurs le seul que j'informai de la nécessité où j'étais de quitter Nantes pour deux ou trois mois. Je le chargeai de veiller à la santé deMademoiselle Tekely, qu'il n'avait pas cessé de voir quelquefois dans sa retraite; et pour diminuer la surprise que sa métamorphose pouvait lui causer, je lui annonçai ce déguisement, et je feignis qu'il s'était fait de concert avec moi, dans la seule vue de mettre une jeune personne à couvert de toutes sortes d'indiscrétions, pendant mon absence. Il me demanda pourquoi sa préférence n'avait pas été pour un couvent, et cette question m'embarrassa. Je fus réduit à répondre, qu'elle jugeait l'air de la campagne plus nécessaire que jamais à sa santé, et je lui recommandai même de la laisser dans ses idées. Ce frein me parut suffire, pour un homme dont j'avais eu le temps de connaître la prudence; et je me flattai qu'en prévenant aussi ma pupille sur l'inutilité de faire éclater ses résolutions, elle continuerait de vivre dans une tranquille obscurité jusqu'à mon retour. Ce jour, le seul que j'eusse passé sans l'avoir vue depuis notre départ de Valaquie, m'avait aussi paru le plus long; et le lendemain, en retournant à la ferme, toutes les idées que j'avais de mon devoir ne m' empêchèrent pas de considérer, avec le plus amer sentiment, à quelles inquiétudes et quels ennuis mon absence de trois mois allait me livrer: si je me croyais assez fort, pour m'assujetir éternellement aux lois que je m'étais imposées, je sentais que pour en adoucirla rigueur, il aurait fallu vivre sous les yeux de ma chère pupille, la voir et l'entendre, ou du moins n'être jamais privé trop long-temps de cette innocente consolation, dont je m'étais fait une si douce habitude. J'examinai même si la plus rigoureuse vertu pouvait être blessée par le sentiment d' un plaisir si pur, et s'il ne lui était pas permis de le regarder plutôt comme une espèce de soulagement ou de récompense. Quelle serait donc l' erreur de cette supposition, si l'on mettait à part le danger, contre lequel je me croyais assez défendu par mes continuelles réflexions et par mon seul goût pour le devoir? Cette méditation, qui dura pendant toute ma marche, et que je prenais plaisir à prolonger, m'avait fait prendre, au travers de quelques champs fermés de haies, un sentier dont je savais les détours. En approchant de la ferme par cette route, ma rêverie fut interrompue par les caresses d'un assez beau chien, que j'avais amené du levant, et que j'avais laissé en garde au fermier. Je fus moins surpris de le trouver seul, et comme perdu, que de lui voir au cou un nœud de ruban, avec un reste de laisse traînante, qu'il avait rompue apparemment pour s'échapper. Après quelques sauts autour de moi, il retournait sur ses traces, courant de toute sa force, comme ces animaux font dans leur joie; et sautantensuite, près d'un passage qui donnait dans un autre champ, il tourna la tête pour me regarder, d'un air qui semblait m'indiquer le chemin; il s'élança devant lui et disparut, sans pouvoir être rappelé par ma voix. Toutes ces apparences me firent juger que Mademoiselle Tekely était à se promener dans quelqu'un des champs voisins, et je pris la route que mon chien m'avait tracée par sa fuite. à peine eus-je passé la première haie, que ma vue parut causer beaucoup de frayeur à douze ou quinze brebis, qui paissaient tranquillement avec leurs agneaux. Je n'en traversais pas moins le champ, lorsque j'aperçus, au coin d'une haie, la tête d'une fille, que je reconnus facilement pour Hélene. Le bruit de ma marche, les mouvements de mon chien, et la frayeur du petit troupeau, lui faisant assez connaître qu'il était entré quelqu'un dans le champ, elle avançait la tête à demi, pour découvrir qui j'étais. Mais aussitôt qu'elle s'en crut sûre, elle vint à moi d' un air de mécontentement affecté; le beau plaisir, me dit-elle, d'effaroucher nos agneaux!
était-ce de ce côté qu'il fallait venir? Un doux sourire, dont cette plainte fut accompagnée, son habillement, qui me parut extraordinaire, et sur-tout une petite houlette que je lui vis à la main, me firent deviner une partie de la vérité. Passez,passez, continua-t-elle; vous trouverez, de l'autre côté de cette haie, la bergère Ednor, à laquelle je vous avertis de ne plus donner d'autre nom, si vous ne voulez pas lui déplaire: nous vous attendions par le chemin de la ferme. Hélene s'appuyant sur sa houlette, me quitta pour aller rassembler le petit troupeau. Je passai. Mademoiselle Tekely était à peu de distance, assise sur un gazon fort frais, entre un bel agneau, qui paissait près d'elle, et mon chien, dont elle avait renoué la laisse; une houlette sur les genoux; un chapeau de paille à son côté, avec un petit panier de jonc, dans lequel je vis du pain et quelques fruits, un livre et des ouvrages de main commencés. Son ajustement était de la même forme que celui d'Hélene, c'est-à-dire plus simple encore qu'Hélene ne le portait ordinairement dans la maison de son père, mais se sentant néanmoins d'un goût d'élégance et de propreté, que dans cet abaissement même, Mademoiselle Tekely n'avait pu perdre. Sa taille, sous un corset d'étoffe légère, en était plus fine et plus libre. Sa tête, sans coiffure et sans voile, laissait voir à découvert tout ce que la nature y avait répandu d'agréments. Avec l'azur qui serpentait sur les temples, c'était de grosses tresses des plus beaux cheveux du monde, relevées sans art, et formant, de plusieurs tours, une sorte de casque,au sommet duquel leurs queues rassemblées d'elles-mêmes en boucles, composaient naturellement un charmant panache. Elle aurait été plus majestueusement sur un trône; mais toutes les recherches de la grandeur et du luxe n'auraient pu la rendre plus aimable. L'émotion de mon cœur ne me surprit pas. J'en avais ressenti d'aussi vives; et le courage avec lequel je me voyais prêt à m'éloigner, semblant me répondre assez de la fermeté de mes principes, peut-être venais-je dans l'intention secrète d'avoir pour moi-même un peu d'indulgence avant mon départ. Cette disposition devait me donner du goût pour la joie; cependant (en moins de dix pas qui restaient à faire jusqu'à ma pupille), une noire et pesante vapeur m' obscurcit sensiblement l'imagination.
Charmes qui me ravissez, dis-je en moi-même, avec quelques soupirs étouffés; mais affreux état pour l' unique héritière d'un si grand nom! Je m'approchai d'elle, d'un air sombre, et dans un silence, qui dut lui promettre moins d'applaudissements pour son nouveau caprice, que de plaintes et d'amers reproches. Elle feignit sans doute de ne le pas remarquer, car son accueil n'en fut pas plus froid, ni son maintien moins ouvert. Elle fut la première à parler, pour me reprocher gaiement, comme Hélene, d'avoir mal pris mon cheminet d'être venu jeter la frayeur parmi leurs agneaux. Asseyez-vous près de moi, me dit-elle du même ton; je veux vous communiquer le plan de notre vie pastorale, et vous apprendre la scène que je vous préparais aujourd'hui. Je m'assis, la tête baissée, sans avoir ouvert la bouche. Elle se mit à me raconter, qu'après avoir rendu les derniers devoirs à sa fidèle Olasmir, et donné à son sort des larmes d'envie plutôt que d'affliction, elle était retournée à la ferme pour y faire son office; mais que son père n'avait pas voulu souffrir qu'elle mît la main aux rudes ouvrages de la maison, et s'était servi de son autorité pour la retenir, en lui laissant néanmoins le choix d'une occupation moins pénible: qu'alors elle s'était souvenue qu'au couvent d'Odenbourg il y avait quelques bestiaux, dont les religieuses prenaient soin; qu'elle avait demandé cet office dans la ferme, et que son père y avait consenti, mais l'avait bornée au soin de la laiterie, des poulets et des agneaux; administration peu laborieuse, comme j'en devais juger, sur-tout lorsqu'il exigeait qu'elle fût partagée avec Hélene. Aussi s'était-elle récriée, en représentant qu'elle craignait de n'être pas assez utile à la ferme. Cependant son père avait pris la peine de lui faire concevoir que ces trois articles faisaient une partie considérable de l'économie champêtre,et qu'il tirait de sa basse-cour presque'autant que de ses terres. Elle s'était rendue à cette raison. Aussitôt, continua-t-elle avec le même enjouement, j'ai voulu connaître l'objet de nos soins et l'étendue de notre petit empire. " j'ai proposé à ma sœur, d'aller ensemble à la basse-cour, vous ne serez pas effrayé des termes. Dans la bergerie, sur plus de trois cent moutons, nous n'avons trouvé que seize brebis avec leurs agneaux. Plus loin, nous avons compté vingt vaches, dont quelques-unes ont mis bas nouvellement. La servante, qui les trait, nous assure qu'elles sont toutes laitières, et qu'avec le lait nécessaire à la maison, elles fournissent, chaque semaine, quatre-vingt livres d'excellent beurre. Je ne puis vous dire au juste, le nombre de nos poulets; mais j'en ai compté plus de trois cent de différents âges, dont les plus jeunes demandent encore de grands soins. " après avoir fait ce compte, et caressé nos agneaux, j'ai pris ma sœur à l'écart, pour convenir avec elle de l'emploi du jour et de l'ordre de notre travail. Nous avons réglé d'abord que notre lever sera, tous les jours d'été, à six heures; à sept en hiver; que nos premiers soins seront pour notre petite légion de volaille; les seconds pour nos agneaux, qui prendront la plus grande partie du jour; et les soins du soir,pour la laiterie. Une si grande partie du jour à nos agneaux! Vous me demandez pourquoi? Parce que nous sommes résolues, monsieur, de n'en confier la garde qu'à nous; et vous voyez que nous commençons dès aujourd'hui. Nous savons du berger même, qu'ils perdent beaucoup à paître avec le troupeau, et que si nous les voulons sains et nets, il faut les mener à part avec leurs mères. Les mener!
Mener de tendres agneaux! Ah, monsieur! C'est le triomphe de la vie champêtre.
N'ai-je pas lu mille fois que nos premiers pères étaient des bergers? La poésie, la fable, que dis-je? L'histoire sainte et profane nous offrent-elles des idées plus pures, des images plus charmantes que celles de l'état pastoral? Cette espèce d'enthousiasme, et tous ces détails rustiques, qui s'étendaient déjà jusqu'aux termes, me firent lever la vue, pour la regarder avec étonnement. Elle sourit, et continua: nos seconds arrangements sont tombés sur l'habit qui convenait à nos exercices. J'ai jugé qu'il devait être aussi simple qu'eux, le même que celui de toutes les jeunes filles du canton, qui sont occupées des mêmes soins. Un habit pastoral m'aurait plu, tel que je l'ai vu dans plusieurs peintures: mais je ne suis pas en Arcadie; je ne veux pas être distinguée par des singularités qui puissent m' attirer les regards, laseule distinction que je ne crains pas, est celle d'une extrême propreté. Ma sœur a le même goût, et notre exemple pourra l'inspirer à nos compagnes. Si les jours de fête demandent plus de recherche dans notre parure, nous n'y avons pas renoncé. Mon père, qui est la bonté même, apprenant que nous voulions mener nos agneaux, a pris soin de m'avertir que le soleil est brûlant dans cette plaine. Mon inquiétude n'est pas pour mon teint, qui ne m'en a jamais causé, mais pour les restes de ma maladie dont je me ressens encore. D'un peu de paille, que j'ai tressée sur le champ, je suis parvenue à faire, pour ma sœur et pour moi, deux chapeaux, qui vont nous faire braver toutes les saisons. J'ai voulu cette houlette, parce qu'il faut qu'une bergère en ait une. Il fallait un chien, et mon père m'en a promis un: mais je me suis fait suivre aujourd'hui du vôtre, que j'ai paré d'un ruban, à l'honneur du maître, et que j'ai nommé Lyciscas pour ce jour, sans autre raison que d'avoir lu Lyciscas dans une églogue. Mon dieu! J'oubliais que j'ai pris moi-même un nom de bergerie. Comment en porter un autre? C'est Ednor; il est fort commun parmi les bergères de notre Hongrie. M'entendez-vous, monsieur, je m'appelle Ednor, et je ne veux plus qu'on me nomme autrement. à présent, monsieur, convenez que dans le tranquille etcharmant état que j'ai choisi, je vais être la plus heureuse fille du monde! Elle s'arrêta pour attendre apparemment mes félicitations, qu'elle croyait dues à son récit. Mais une douloureuse variété de sentiments, dont je me sentais le cœur oppressé, ne me donnait pas beaucoup d'empressement à répondre. Ma bouche ne put s'ouvrir, ni pour applaudir, ni pour condamner. Quelque jugement qu'elle portât de mon silence, elle feignit encore de n'y faire aucune attention; et reprenant du même air: ne vous ai-je pas promis de vous apprendre aussi la petite scène que nous avions méditée? Que je suis fâchée de l'idée qui vous est venue, de prendre un chemin par lequel nous vous attendions si peu! Et peut-être en aurez-vous du regret vous-même. Elle revint au petit conseil qu'elle avait tenu la veille avec Hélène, sur l'ordre de leurs occupations. Parmi leurs projets, elles avaient fait entrer celui de commencer leur vie pastorale dès le lendemain, pour me surprendre agréablement, me dit-elle, après une absence de deux jours, par le changement imprévu que je trouverais dans leur situation. C'était un essai qu'elles avaient voulu faire de leur plan, et tout-à-la-fois un amusement pour elle et pour moi. L'ordre était donné à la ferme, dans la supposition quej'y arriverais directement, de me dire qu'elles étaient à se promener dans le champ où je les avais trouvées. N'ayant pas douté que je ne m'y rendisse aussitôt, elles avaient fait passer leur troupeau derrière la haie, et s'étaient venues cacher de l'autre côté, dans le lieu où nous étions, pour me voir venir du côté dont elles m'attendaient. Leur dessein, lorsqu'elles m'auraient vu paraître, était de repasser dans le champ voisin, de s'y mettre à la tête du troupeau, la houlette en main, le chapeau sur le front, de se tenir prêtes à me recevoir, et de commencer, à mon arrivée, un petit dialogue, qu'elles avaient concerté entre elles, sur le bonheur de leur état. Il devait finir par l'offre qu'elles me feraient d'une houlette, si j'étais tenté de partager ces innocentes douceurs avec elles. Pendant qu'elles se seraient flattées de remplir ainsi mon attention, une servante, qui m'aurait suivi de la ferme avec un bassin de leur meilleure crème, aurait étendu, sur un gazon frais, la plus fine et la plus blanche des nappes de la maison, y aurait servi en bon ordre sa crème, le pain et les fruits, que je voyais au fond du panier; et les deux bergères me faisant alors tourner les yeux sur ce petit appareil, en auraient marqué de la surprise; elles l'auraient attribué à quelque fée bienfaisante, elles m'auraient invité à m'asseoir entre elles, etm'auraient fait joindre le plaisir d'un festin du siècle d'or, à celui de voir bondir leurs agneaux. Voilà, me dirent-elles toutes deux ensemble, en mêlant leurs voix comme de concert, ce que vous nous faites perdre, et ce que vous avez perdu vous-même. Mais si cette idée leur était commune, Mademoiselle Tekely la poussa plus loin. Toute la gaieté qu'elle avait mise dans son récit n'ayant pas diminué mon oppression, je ne sortais pas de ma pesanteur.
Elle parut s'en apercevoir enfin. Quoi? Me dit-elle plus gaiement encore; pas un mot? Nous ne serons pas honorées d'une réponse? Ce qui fait nos délices, n'a peut-être servi qu'à vous ennuyer. Cependant, je voudrais savoir comment vous auriez reçu l'offre d'une houlette, et ce que vous pensez du genre de vie que nous embrassons. Je vous demande, ajouta-t-elle d' un ton plus grave, la sincérité que j'aurais pour vous, si vous me faisiez la même question sur un point que vous eussiez fort à cœur. Un langage si sérieux eut non-seulement la force de me réveiller, mais celle de me rappeler à l'esprit l'importante entreprise dont j'avais déjà commencé l'exécution et tous les motifs d'une visite qui devait être vraisemblablement la dernière avant mon départ. On me donnait l'occasion de les expliquer, celle de faire ou d'annoncermes adieux, et tout-à-la-fois, de déclarer, dans la réponse qu'on me demandait, mon sentiment sur ce qui s'était passé depuis trois jours. J'eus besoin de me composer un moment. Hélene venait de nous rejoindre; mais il m'était si facile de passer légèrement sur ce qu'elle devait ignorer, que sa présence ne m'arrêta point.
Vous m'avez surpris sans doute, dis-je à Mademoiselle Tekely en la regardant d'un œil tranquille, par un spectacle si peu prévu; et je regrette en effet que la route, où je me suis engagé sans réflexion, m'ait fait perdre le plus doux amusement du monde. Vous me demandez ce que j'en pense: vous voyez que j'en juge comme vous, et que je le trouve charmant. Oui, monsieur, interrompit-elle vivement; il l'est à mes yeux. Je le vois, repris-je, vous y prenez tant de goût, que je vous défierais de faire le rôle de bergère avec plus de grâce et de vérité, quand vous en auriez embrassé l'état par une résolution sérieuse. Oh!
Très-sérieuse, interrompit-elle encore; je vous en réponds, monsieur; et vous avez dû juger qu'en jetant au feu... elle s'arrêta, contenue apparemment par la présence d'Hélene. Sérieuse, mademoiselle, pour le temps qu'elle doit durer.
Autrement, elle ne serait ni raisonnable, ni digne de vous. Je ne la condamne point pour un temps. Il y a peu d'asiles au monde, oùvous puissiez être avec plus de sûreté que dans cette ferme et sous cet habit; j'ajoute, si vous voulez, avec plus d'agrément, puisque votre goût est aujourd'hui pour la vie champêtre. Vous serez tranquille, adorée d'Hélene, chérie de son père, qui ne refusera rien à vos désirs; et j'emporterai la satisfaction de n'avoir rien à redouter pour vous dans mon absence. Dans votre absence, monsieur! Vous partez donc? Oui, mademoiselle, demain ou le jour d'après. Je crus voir d'abord quelque trouble dans ses yeux; mais, avec une plus vive attention, je n'y démêlai que de la surprise. Vous partez!... hé bien, monsieur, puisse la fortune accompagner tous vos pas, et réparer pleinement le tort que je vous ai fait! Malheureuse, hélas!
Je n'ai que des sentiments à vous offrir. Je donnerais mille vies, n'en doutez pas, pour satisfaire à tant d'obligations. Mais vous aurez tous mes vœux! C'est le seul bien qui me reste. Un céleste accent d'intime regret et de sensibilité pressante, avec lequel ces derniers mots furent prononcés, me pénétra jusqu'au fond de l'âme. Je pars, il le faut, repris-je d'un ton moins ferme; j'accepte vos vœux, mais c'est en priantle ciel de ne les exaucer que pour vous. Pourquoi les faites-vous tomber sur moi? Mes services n'ont-ils pas été payé d'avance, par le prix que vous y avez attaché? Je suis en arrière à ce compte! Je vais m'acquitter, s'il est possible, par un zèle qui ne peut augmenter, mais dont je vous promets d'éternels efforts. Vos destins languissent: c'est pour leur succès, mademoiselle, que je demande vos vœux; pendant que j'irai sonder toutes les voies, r'ouvrir celles que vous vous êtes fermées, et vous préparer un sort auquel il ne vous est pas permis de renoncer. Elle m'écoutait d'un air agité.
Ses yeux néanmoins s'attachèrent deux ou trois fois sur les miens. Il semblait qu'elle fût impatiente, non de me voir finir ou de m' interrompre, mais d'avoir tout entendu, pour en exprimer son étonnement. Lorsque j'eus fini, elle se tourna pleinement vers moi, en joignant affectueusement les mains, et les pressant l'une contre l'autre: quoi? Me dit-elle, d'une voix entre-coupée, avec un regard timide, et quelque peine à trouver ses expressions, ce n'est pas pour vous-pour votre fortune- dont j'ai la ruine à me reprocher-que votre départ est résolu-que vous allez employer-ce que votre aveugle générosité n'a pas achevé de vous ravir-vous jeter dans un nouvel abîme! Je crus devoir l'interrompre, autantpour la soulager, que pour arrêter des ouvertures plus claires devant Hélene. D'ailleurs, mon propre transport ne pouvait être muet plus long-temps.
Pour moi et pour ma fortune! Juste ciel! Quelle idée vous faisiez-vous des liens qui m'attachent à votre service? De grâce, n' ajoutez pas un mot. Vous serez heureuse, mademoiselle; ou je périrai. Elle tourna la tête, sans répliquer, en se couvrant le front d'une de ses mains, pour me cacher un ruisseau de pleurs, que ce soin n'empêcha pas de se précipiter le long de ses joues. Hélene, sans être mieux informée que par les discours qu'elle venait d'entendre, mais sensible aux plus légers des déplaisirs de sa chère Ednor, se mit à pleurer aussi. Le feu qui circulait dans mes veines, suffisait sans doute pour me garantir de la même faiblesse; il avait tari la source des larmes: mais dirai-je qu' au contraire, je pris un délicieux plaisir à voir couler celles de Mademoiselle Tekely, quelque résistance que je fisse encore à de flatteuses idées dont je n'osais souhaiter l'éclaircissement. La rosée d'une belle nuit ne répand pas une plus douce fraîcheur, dans un champ brûlé par l'excessive ardeur du soleil. Si la violence d'une impérieuse passion triomphait souvent de tous mes combats, je devais être bien loin de l' oubli réel de mon devoir,puisque je m'y sentis rappelé par le plaisir même que je venais d'éprouver. Je me levai beaucoup plus léger que je ne m'étais assis; et ne prévoyant que de nouvelles peines à prolonger mes adieux, je déclarai d'un air assez ferme, à Mademoiselle Tekely, que je prenais congé d'elle, pour ne la revoir qu'après mon voyage. Elle avait eu le temps d'essuyer ses pleurs, et de rendre sa contenance tranquille.
Partez-donc, me dit-elle affectueusement, puisque vous vous obstinez à vouloir périr pour moi. Je crains bien que votre voyage n' aboutisse à faire deux malheureux, au lieu d'un. Mais si vous y êtes résolu, vous me donnerez du moins de vos nouvelles. Je me réduisis à lui répondre, que mes mesures étaient déjà prises pour lui rendre souvent ce devoir, et pour lui faire tenir sûrement mes lettres. En prenant mon chemin pour la ferme, où j'avais besoin d'un moment d'explication avec le père d'Hélene, j'eus le courage de ne pas tourner une seule fois la tête, pour considérer ce que je laissais derrière moi. Que mon cœur en voulut de mal à ma raison! Je surpris beaucoup le bon fermier, par la nouvelle de mon départ: mais loin d'en être affligé, il ne put me déguiser la satisfaction qu'il ressentait de voir les résolutions de Mlle Tekely comme scellées par la mienne. Peut-être avait-il douté jusqu'alors qu'elles fussent sérieuses ou qu'ellespussent durer. Mon éloignement lui parut une confirmation si pleine et si décisive, que s'enflant d'une sorte d'orgueil, à peine voulut-il m'écouter, lorsque je lui proposai de prendre mes billets, pour aller recevoir, chaque mois, la somme dont j'étais convenu avec le négociant. L'intérêt, me dit-il fort noblement, peut-il entrer dans le cœur d'un père? Cependant, lorsque je lui fis concevoir qu'il pouvait naître, à Mademoiselle Tekely, des besoins qu'elle n'avouerait pas, mais sur lesquels il devait veiller pour les découvrir; et que peut-être ne trouverait-il pas toujours, dans sa propre bourse, le pouvoir d'y remédier, il parut se rendre à cette raison, et mes billets furent acceptés. Je le laissai dans un extrême contentement, sans être tenté d'approfondir quel jugement il portait d'une suite de résolutions, qu'il ne devait pas attribuer au désordre de notre fortune, lorsqu'il se voyait assigner si libéralement une pension fort supérieure aux frais dont il demeurait chargé. Si le trouble de mes sentiments avait été suspendu par cette courte interruption, il redevint si pressant, à chaque pas que je fis pour m'éloigner de la ferme, que les seules armes, auxquelles j'imaginai de recourir contre ma propre faiblesse, furent de donner toute la vitesse possible à ma marche, et d'arrêter, par un étourdissementmachinal, le progrès de mille objections séduisantes, que mon cœur formait sourdement contre mon départ. Jamais la comparaison du cerf blessé, qui porte, en courant, le trait dont il veut se délivrer par sa fuite, ne convint mieux qu'aux tristes efforts de ma raison, pour secouer le joug de mes sens. J'étais hors d'haleine, en arrivant aux portes de Nantes; et je n'avais gagné, que de joindre une extrême fatigue de corps aux cruelles agitations d'une âme, que cette lassitude abattait elle-même, et rendait encore moins capable de défense. Je vis le moment où ne sentant plus que la douleur de laisser Mademoiselle Tekely dans une situation indigne d'elle, et peut-être le mortel tourment de m'éloigner d'elle pour trois mois, je fus prêt de renoncer au dessein de faire le même jour, à l'oratoire, mes adieux comme je me l'étais proposé; changement qui renfermait sans doute celui de toutes mes autres vues, et qui m'aurait infailliblement conduit à l'oubli de mes plus sages principes. Les secours du ciel me sauvèrent encore une fois de cette honte, par une révolution, à la vérité, qui va surprendre, mais qui supposait, du moins, un ferme attachement à ces grandes lois de religion et d'honneur, qui m'étaient présentes, et pour lesquelles, je dois avouer que la source demes vrais malheurs est de n'avoir pas toujours conservé le même respect. Les réflexions, qui m'avaient soutenu jusqu'alors, reprirent donc leur empire, et m'attachèrent plus que jamais à mon premier plan. Je fus droit à l'oratoire. On y parut surpris de me voir. Comme la nuit s'approchait, et que dans ma dernière visite j'avais annoncé mon départ au supérieur, il ne me dissimula point que n' ayant reçu de moi aucunes marques de souvenir pendant tout le jour, il m'avait soupçonné d'être déjà loin de Nantes, et qu'il aurait eu quelque chagrin que je fusse parti sans l'avoir revu. Il avait, continua-t-il, une confidence importante à me faire. Il l'avait remise au dernier moment, parce qu'elle ne demandait pas des explications bien longues, et qu'elle devait dépendre de la certitude de mon voyage de Vienne, sur lequel il avait cru me voir de l'irrésolution. Mais vous partez donc, ajouta-t-il, et vous m'apprendrez si l'Autriche est un des lieux où vos affaires vous appellent. Oui, lui dis-je. Disposez de mes services à Vienne, pour tout ce qui n'excédera pas mes forces. Il me répondit qu'il les connaissait; et sans m'apprendre d'où lui venaient ses lumières, il me supplia de changer toute l'amitié que j'avoispour lui en zèle pour l'honneur de son ordre, qui lui était plus cher que lui-même; ses explications furent aussi courtes qu'il me l'avait dit. Il était question d'un établissement de l'oratoire en Allemagne. L'archiduchesse, tante de l'empereur, avait formé ce projet depuis quelques années, et l'avait poussé d'abord avec beaucoup de chaleur. Dom Bernard Pez, célèbre bénédictin allemand, avait été chargé de ses ordres. Il était venu en France pour en faire la proposition au supérieur général, qui l'avait reçue avec autant de joie que de respect; et la cour ne s'y était pas opposée. Mais les obstacles étaient venus du conseil de Vienne. Au lieu de faire passer en Allemagne une colonie de religieux français , comme la cour de France et le supérieur l'avaient entendu, le conseil de Vienne avait demandé qu'on reçût, à l'institut de l'oratoire, quelques jeunes allemands, pour y prendre les usages et l'esprit de l'ordre, et qu'après les épreuves ordinaires ils revinssent l'établir dans leur patrie, sans aucune autre intervention des étrangers. Le supérieur général n'avait pas goûté cette nouvelle méthode. L'archiduchesse, entraînée par les raisons d'une spécieuse politique, s'était refroidie pour ce qu'elle avait désiré le plus ardemment. Un projet, dont il devait revenir tant de gloire au ciel et tant d'avantages à l'église, semblait tombé dansl'oubli.
Cependant ce n'était pas de la part de l' ordre, où l'on n'avait pensé, au contraire, qu'à chercher d'heureux expédients, pour surmonter les difficultés. On s'était attaché à celui de faire apprendre la langue allemande à quelques habiles gens, déjà choisis pour la pieuse expédition; dans l'espoir que cette connaissance leur servirait à lever du moins une des plus graves objections du conseil de Vienne. Leur étude, animée par le zèle de la religion, avait eu de prompts succès. Il ne s'agissait plus que de réveiller le projet de l'archiduchesse, en le lui présentant sous ce nouveau jour; et dans le voyage que j'allais faire, j'étais supplié de me charger d'une entreprise, à laquelle personne n'était plus propre que moi. Cette proposition, quoique si peu préparée, ne trouva rien dans mes inclinations, ni dans mes vues actuelles, qui fût capable de m'en inspirer de l' éloignement. Outre le plaisir d'obliger d'honnêtes gens, pour lesquels je n'avais pris que de l'estime et de l'amitié dans une longue familiarité, je considérai d'abord que tout ce qui pouvait m'approcher de la famille impériale, était fort avantageux pour le principal objet qui devait me conduire à Vienne, et que particulièrement auprès de l'archiduchesse, dont on savait l'ascendant sur l'empereur son neveu, un crédit, telque je pouvais l'espérer de ma négociation, m'ouvrait la plus belle porte du monde en faveur de Mademoiselle Tekely. Ma réponse ne pouvait être incertaine après cette réflexion. Cependant plus je trouvais d'avantages dans la commission qu'on m'offrait, plus il était important de n'y laisser rien manquer à la prudence. Je ne m'étais pas assez ouvert au supérieur sur le fond de mes affaires, pour m'imaginer qu'il me connût autrement que de nom, et sur-tout, qu'il fût bien informé de toutes les raisons que j'avais de me croire fort odieux à la cour de Vienne. étais-je aussi propre qu'il le pensait à son entreprise? D'ailleurs qu'était-il lui-même, pour me charger d'un ministère si grave? Et de quel poids pouvaient être, à Vienne, le nom et l'autorité d'un supérieur particulier? Je lui fis sentir civilement mes deux scrupules. Un agréable sourire me fit connaître qu'il s'y était attendu, et qu'ils lui causaient peu d'embarras. Il me pria de lui pardonner plusieurs aveux, qu'il croyait nécessaires, me dit-il, pour se faire entendre. Dès les premiers jours de notre liaison, l'idée qu'il avait prise de mes talents, mon nom et mes aventures de Hongrie, qui ne lui étaient pas inconnues, ma profession déjà décidée pour l'église, enfin quelques marques de dégoût qui m'étaient échappées pour le monde,lui avaient fait désirer, et concevoir en même-temps l'espérance, de me voir penser à la retraite. Il avait regardé le hasard qui m'avait fait aborder à Nantes, et connaître familièrement son ordre, comme une heureuse disposition du ciel, qui m'y appelait à son service; et si je lui permettais un peu de partialité pour un corps, auquel son bonheur était d'appartenir, il ne croyait pas effectivement qu'il y eût d'asile plus convenable, pour un homme d'esprit, qui joint au désir de se sanctifier, de la politesse, de l'expérience du monde, et du goût pour les sciences. Ses observations sur mon caractère, dans lequel il avait cru découvrir un fond de mélancolie, qui m'éloignait de la dissipation, la constance de mon amitié pour lui et celle de mes visites, l'avaient confirmé dans ses idées. Il me confessait qu'il les avait communiquées au p De La Tour, son général, et qu'au motif ordinaire, de faire une conquête au ciel, il avait ajouté, dans ses lettres, celui d'avancer le grand ouvrage de l'établissement d'Allemagne, par une voie qui semblait concilier les désirs des deux nations. Le p De La Tour avait saisi vivement cette ouverture; il avait ordonné des prières, dans toutes les maisons de l'ordre, pour obtenir la bénédiction du ciel sur une entreprise formée pour sa gloire; et pendant plusieurs mois les espérances ne s'était pas rallenties. Mais le temps ayantfait voir qu'on s'était flatté trop légèrement, et que par quelques raisons que j'eusse été retenu à Nantes, je n'avais d' impatience que pour reprendre le cours naturel de mes affaires, on s'était réduit, sur quelque dessein que j'avais marqué de faire bientôt le voyage de Vienne, à me demander mes bons offices dans cette cour. Je pardonnerais encore, si, perdant l'espoir de m'employer comme enfant de l' ordre, le p De La Tour avait cru devoir, à la prudence, l'éclaircissement d'un doute, qui lui avait fait craindre de me confier de si grands intérêts sous un autre titre. Comme il ne pouvait ignorer le rôle que j'avais fait dans un parti opposé à la maison d'Autriche, il avait appréhendé qu'on n'en conservât assez de ressentiment à Vienne, pour en écouter moins favorablement ce qui serait proposé par mon entremise. Un ministre de la cour impériale à Paris, qu'il avait trouvé l'occasion de consulter sur l'opinion que les allemands avaient de moi, l'avait rassuré. J'étais dans une si haute estime à cette cour, qu'on y avait rétracté l'ancienne rigueur qui m'avait fait excepter de l'amnistie; et qu'on y était surpris que depuis plusieurs années je ne fusse pas rentré dans ma patrie, pour y recueillir les fruits de cette faveur. Ainsi, conclut le zélé supérieur, de votre côté comme dunôtre, je ne connais rien qui s'oppose au service que nous attendons de votre amitié. En achevant cette étrange explication, il tira d'un porte-feuille plusieurs lettres de son général, dont il me fit la lecture: la dernière était accompagnée d'une longue instruction, qu'il n'avait reçue, me dit-il, que depuis deux jours, et qui contenait, avec le détail de la commission, des pouvoirs bien exprimés, auxquels il ne lui manquait que mon consentement, pour les remplir de mon nom.
étrange, ai-je dit: si ce terme exprime assez tout ce que je trouvais de surprenant dans ce que je venais d'n je venais d'entendre, il ne répond pas à l'impression subite qu'un des articles de l'éclaircissement du bon supérieur produisit sur moi. Elle fut si tumultueuse et si vive, que si je n'eusse été soulagé par quelques moments de respiration, qu'il m'avait laissés pendant sa lecture, je n'aurais pas eu la tête assez libre, pour lui faire sur le champ la réponse à laquelle il s'attendait. Il me resta même tant d'incertitude et d'embarras après son discours, que je pris le seul parti qui convenait à ma situation; ce fut de lui dire, qu'une affaire de cette importance me paraissant demander plus de délibération qu'il ne me semblait se l'imaginer, je retarderois volontiers mon départ d'un oudeux jours, et que nous nous reverrions le lendemain. On croirait pouvoir attribuer le désordre, où m'avait jeté cet entretien, à la joie que je devais ressentir, en apprenant que j'étais dans quelque estime à la cour de Vienne, et que j'avais la liberté de rentrer dans ma patrie. Mais, quoique je n'eusse pas le cœur fermé pour un sentiment si naturel et si juste, il n'eut pas alors la moindre part à mon agitation. Une cause plus profonde, et d'abord obscure pour moi-même, mais que je ne fus pas long-temps à reconnaître par ses effets, agissait avec une égale puissance sur mon esprit et sur tous mes sens: c'était l'espérance d'accorder les intérêts de Mademoiselle Tekely, ma propre fortune, la religion et l'honneur, avec mon séjour à Nantes; en termes plus clairs, de remplir toutes mes obligations et de pousser efficacement les affaires de Mademoiselle Tekely et les miennes, sans m'éloigner d'elle. Ce dernier motif se déguisait à mes yeux, et mon trouble ne venait sans doute que de la trahison d'un cœur faible, dont je m'efforçais de les détourner. L'illusion, de quelques mouvements inquiets qu'elle fût accompagnée, se soutint lorsque j'eus quitté le supérieur. Mes réflexions ne s'attachèrent qu'aux avantages que je pouvais trouver, dans un parti qui ne s'était jamais présenté à mon imagination, celui d'entrerdans un corps où l'on me faisait l'honneur de me désirer, où je serais plus utile à Mademoiselle Tekely, que dans tout autre état, et que sous toute autre forme, par le poids que mes sollicitations recevraient à Vienne, de l'importante commission dont j'y serais revêtu, et sur-tout de l'habit religieux, pour lequel on sait que la considération est portée fort loin dans cette cour; un corps, d'où je m'ouvrirais peut-être, à moi-même, des voies d'élévation dans l'église ou dans l'état; enfin, où je serais du moins sûr de mener une vie douce et tranquille, et d' éteindre ou de purifier, par l'exercice constant de l'étude et de la piété, une passion rebelle, qui mettait continuellement ma religion et mon honneur en danger. Ainsi, cette malheureuse passion ne m'aveugla point encore assez, pour me dérober entièrement la nécessité de triompher d' elle: mais, sous tous ces voiles, qui l'avaient transformée successivement en zèle pour le service de Mademoiselle Tekely, en projets d' ambition pour moi, en goût d'étude et de vie tranquille, en sentiment même de religion et d'honneur, ses plus irréconciliables ennemis, elle parvint à son but, qui était de se nourrir de la présence ou du voisinage de son objet, et de se fortifier plus que jamais par la fatale surprise qu'elle fit à ma raison.La nuit n'ayant rien changé à mes dispositions, je retournai le matin à l'oratoire, avec tout l'empressement qu'elles me donnaient pour le nouveau plan dont j'étais rempli. Le supérieur les apprit avec des transports de joie, et me dit que connaissant les désirs et les intentions de son général, il attendrait moins ses ordres que les miens, pour commencer l'exécution de mon dessein. Je ne pris que le temps nécessaire à quelques arrangements, que j'avais fait entrer dans mes vues. J'avais considéré que les actes, qui concernaient le mariage du comte Jean Tekely, pouvant être levés par tous ceux que j'y voudrais employer, rien ne m'obligeait d'en remettre le soin à d'autres temps, et qu'il était même à craindre que le délai ne rendît cette recherche plus difficile. J'en chargeai ma sœur, dont je connaissais la discrétion, par une lettre, où je lui marquais le nom des lieux, et les personnes auxquelles je m'étais moi-même adressé, dans mon premier voyage en Transylvanie. Je la préparais à l'honneur que je lui destinais un jour, de servir de compagnie à Mlle Tekely, lorsqu'elle paraîtrait à la cour de Vienne.
Je la priais de garder soigneusement, jusqu'alors, les actes qu'elle devait recueillir; et quoique le nouveau genre de vie, que j'allais embrasser, pût me faire différer àconvertir en argent ce qui me restait de bien, je la pressais d'en chercher l'occasion, et je lui en donnais le pouvoir, dans la vue, dont je me réservais le secret, d'avoir cette somme prête, en partant pour l'Allemagne, pour y présenter Mademoiselle Tekely dans un état digne de son nom et de ses droits. Une autre pièce, qu'elle avait jetée au feu avec toutes les autres, et dont la perte devait être réparée, était le certificat particulier de sa naissance. Il ne pouvait me venir que de sa paroisse de Vienne. Je n'avais aucune relation familière dans cette ville, car de cent hongrois, mes anciens amis, ceux qui s'étaient rendus à la cour impériale ne pouvaient être fort attachés au nom de Tekely; et ceux, qui l'étaient encore, éprouvaient les rigueurs de l'exil; ou menaient une vie obscure dans leurs terres. Je me serais vu forcé d'attendre jusqu'à mon arrivée à Vienne, pour lever moi-même un acte de cette importance, si je ne m'étais heureusement souvenu du marchand viennois, que j'avais sauvé des flots du Danube, en me rendant à Bender. Cet homme m'était redevable de la vie; motif de reconnaissance, qui remue, dit-on, jusqu'aux animaux féroces. Je mis la sienne à l'épreuve, en lui écrivant sous les indications qu'il m'avait laissées; et j'ajoutai naturellement à la prière que je luifaisois pour Mademoiselle Tekely, que s'il conservait un peu d'amitié pour elle et pour moi, une occasion, qui n'était pas éloignée, nous en faisait espérer d'autres effets.