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Title: Open data : le contre pouvoir des données
Author: Samuel Goëta
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Un renouvellement de la transparence en demi-teinte

L’obligation légale d’ouverture des données par défaut en France ressemble à la tour de Pise : un bel édifice construit sur des fondations instables. La loi CADA de 1978 qui régit la transparence de l’action publique connait en effet de nombreuses faiblesses. Mal connu, peu utilisé par les journalistes et les militants, le droit d’accès à l’information publique laisse de nombreuses possibilités de contournement aux administrations. Les citoyens ne disposant pas d’un contre-pouvoir légal efficace, la transparence volontaire des administrations n’a donné que peu de résultats par rapport aux promesses d’un renouvellement en profondeur de la transparence de l’action publique par l’open data.

Comme nous le verrons à travers une série d’exemples dans des domaines variés, les données sont soit manquantes, soit généralement trop nettoyées pour constituer une véritable « machine à scandale » et permettre des révélations. De plus, les agents publics n’ont généralement pas le mandat pour ouvrir des données « sensibles » sans obtenir un aval politique. Du fait de fondations juridiques instables, la réduction des asymétries d’information entre le public et l’administration promise par l’open data n’a pas encore rempli ses promesses.

Les fondements juridiques instables de la transparence administrative

Pour comprendre pourquoi l’open data n’a pas suffisamment renforcé la transparence de l’administration par rapport aux promesses initiales, il faut d’abord revenir sur les conditions d’adoption du socle législatif de l’ouverture des données. La loi du 17 juillet 1978 sur l’amélioration des relations entre l'administration et le public, dite « loi CADA », a d’abord été élaborée pour favoriser l’efficacité de l’administration avant de renforcer la transparence administrative. L’ancêtre de la CADA, la commission dite « Ordonneau » (du nom du conseiller d’Etat qui l’a présidée) créée en février 1977 par décret n’avait pas pour mission de mettre fin au principe du secret administratif mais de dresser une liste des documents administratifs communicables « sous réserve d’approbation par arrêté ministériel. » L’accès aux documents administratifs était plus l’exception que la règle et la commission a jugé au bout d’un an de travail qu’il était impossible de distinguer les documents communiquables. C’est le Parlement qui a pris lui-même l’initiative de la réforme. Après le rejet de nombreuses propositions de loi sur la liberté d’accès aux documents administratifs portées par des représentants des principaux groupes politiques, l’Assemblée Nationale devait se prononcer en 1977 sur un projet de loi qui tendait à améliorer les relations entre l’administration et le public. Ce projet au contenu hétéroclite ne contenait aucune disposition sur le droit d’accès aux documents administratifs et n’avait pas pour mission de mettre fin au principe du secret administratif {Moderne:2003wr}. C’est pourtant ce projet de loi, après de nombreux amendements à l’Assemblée Nationale et au Sénat auxquels le gouvernement ne s’est pas opposé, qui a permis la reconnaissance du droit d’accès aux documents administratifs. Comme l’explique Franck Moderne, professeur à Paris I qui a retracé l’émergence de la loi du 17 juillet 1978, ce texte a été mis au point par le législateur « dans une certaine ambiguïté, inséré dans un contexte de réformes administratives qui n’était pas préparé à le recevoir ». Dans ce contexte, on ne peut pas s’attendre à ce « qu’il résolve à lui seul les multiples difficultés du droit d’accès aux documents administratifs. »

La loi CADA a donc été élaborée dans un contexte d’incertitude sur ses finalités : s’agissait-il d’améliorer d’efficacité de l’administration, d’améliorer les relations avec le public ou de répondre à l’exigence de la société civile en matière de transparence de l’administration ? Son élaboration est particulièrement inédite pour la cinquième République : quelle autre liberté fondamentale a été accordée par une successions d’amendements ? Ce contexte était peu propice à la conception minutieuse d’une procédure de demande d’accès aux documents administratifs qui favorise véritablement la transparence de l’action publique. Au contraire, pour quiconque souhaite comprendre les coulisses des décisions de l’administration et disposer de l’ensemble des informations pour contrôler l’action publique, l’exercice du droit d’accès aux documents administratifs se relève décourageant. Au premier abord, la loi CADA prévoit une grande simplicité de la demande qui peut être transmise par mail, courrier ou fax sans formalisme particulier juste en se référant seulement à la loi. La demande doit être transmise prioritairement à la personne responsable de l’accès au document administratif (PRADA), désignée en théorie dans chaque administration concernée, qui a pour rôle de centraliser et d’assurer le suivi des demandes. En pratique, 1600 PRADA ont été désignées (il y a 36 000 communes en France) et la liste rarement mise à jour sur le site de la CADA ne comporte toujours pas les adresses mail de ces correspondants. Comme l’explique Jacques Chevallier {Chevallier:2003ua} s’appuyant sur une étude réalisé par un de ses étudiants auprès de PRADA, cette fonction est encore pe u valorisée dans les carrières, peu connue du public et souvent confiée à des agents disposant d’un poids relativement faible au sein de leur administration. Les demandes transmises aux PRADA donnent rarement suite et, si ce rôle n’a pas été désigné dans l’administration, le citoyen peut soit transmettre sa demande à une adresse générique soit se repérer dans les méandres de l’organisation administrative pour trouver le bon interlocuteur. Le droit d’accès étant faiblement connu des agents comme des citoyens, il est ainsi courant que l’émetteur de la demande ne trouve pas récepteur et que la requête se perde. Dans la course d’obstacles du droit d’accès, nombreux sont les citoyens qui tombent à la première barrière de la recherche d’interlocuteur. De ce fait, selon Jacques Chevallier, les usagers de la CADA sont pour l’essentiel des initiés, « familiers des démarches administratives, qui sont capables, de par leur position sociale, leur formation, leur profession, d’utiliser les ressources que leur offrent les textes et qui ne craignent pas d’affronter l’administration en se posant en quémandeurs pugnaces et revendicatifs. » Le requérant doit aussi désigner le document précisement le document réclamé ce qui implique à la fois de connaitre son existence et de pouvoir le décrire1. Ce deuxième obstacle écarte 25% des demandes qui sont qualifiées d’imprécises et donc jugées irrecevables par la CADA. Il est impossible de savoir le pourcentage de demandes écartées pour ce motif par les administrations elles-mêmes (aucun accusé de réception ni enregistrement formel des demandes n’est obligatoire). Enfin, les demandes doivent porter sur des documents qui ne sont pas préparatoires à une décision administrative « tant qu’elle est en cours d’élaboration. » Ce troisième obstacle dans la procédure est particulièrement décourageant pour quiconque essaie de cont ester une décision administrative. Le ministère de l’économie et des finances avait affirmé que le rapport sur les données d’intérêt général n’était pas définitif pour refuser la communication au journal NextInpact, un comble pour un rapport sur l’open data2 !

Une fois passés ces trois obstacles, l’administration a un délai d’un mois pour répondre à la demande. Dans les faits, comme nous l’a montré au sein l’expérience des 60 demandes déposées au titre du projet expérimental DODOdata conduit au sein de Datactivist, les demandes reçoivent extremement rarement un avis favorable ou défavorable ni même un accusé de réception de la part de l’administration saisie. La plupart du temps, les demandes tombent sous le coup du refus implicite qui ouvre la possibilité d’une saisine de la CADA. L’autorité administrative a alors deux mois pour répondre à la demande mais, par manque de moyens, la CADA annonce dans son rapport annuel de 2017 un délai moyen de 94 jours. Dans les faits, ce délai peut être encore bien plus elevé, la commission accuse réception des demandes parfois plusieurs mois après les avoir reçues ce qui réduit son délai moyen de réponse. Pendant l’instruction des demandes, la CADA ne laisse place à aucun débat contradictoire et les échanges entre les citoyens et la commission se résument à des courriels type. Cela crée une situation paradoxale où l’institution censée promouvoir la transparence est perçue par ses usagers comme « une entité lointaine, opaque, dont le fonctionnement reste entouré d’un mystère entretenu par la rédaction souvent très laconique des avis. » Les avis de la CADA sont majoritairement favorables au demandeur (la commission annonce un taux constant de 10% d’avis défavorables). La CADA émet toutefois des avis consultatifs, l’administration peut les ignorer, la commission annonçait en 2016 un taux de suivi des avis de 50% qui, selon l’enquête citée par Chevallier (2003), ne correspond pas au vécu des usagers. En cas de refus persistant de communication des documents, le requêrant a la possibilité de saisir le tribunal administratif, lequel statue en moyenne en 17 mois (Bouchoux, 2014, p.80) puis peut saisir le Conseil d’Etat ce qui demande des moyens juridiques considérables. Finalement, la CADA ne sert peut-être tant à favoriser la transparence que de limiter les contentieux liés au droit d’accès : « sa fonction est de prévenir le recours au juge, soit en incitant le service récalcitrant à communiquer, soit en dissuadant l’administré de poursuivre son action. » (Chevallier, 2003, p.80). Le temps et la lourdeur de la procédure se revèlent très souvent décourageant et pousse de nombreux demandeurs à abandonner leur requêtes. C’est ce qu’a souligné la mission commune d’information du Sénat sur l’open data au terme de ses auditions :

« Les représentants des associations et certains des journalistes entendus par la mission ont indiqué qu’ils ne saisissaient généralement pas la Cada en cas de refus de l’administration, dans la mesure où, le plus souvent, ils ont besoin de consulter les documents sans tarder, pour pouvoir intervenir utilement dans leur champ ou attirer l’attention du public » (Bouchoux, 2014, p.88).

Ces failles dans le droit d’accès à l’information publique provoquent une grande frilosité des agents face à la transparence. La CADA s’en plaint elle-même dans son rapport annuel de 2016 dans lequel la commission déplore que les administrations n’aient pas intégré la logique administrative dans leur fonctionnement et attendent un avis pour communiquer les documents : « paradoxalement, ce qui est un comble, l’existence de la CADA est parfois un prétexte à l’attentisme. Nous avons en effet des exemples, où c’est l’administration elle-même qui invite le demandeur à saisir la CADA, en faisant de la production de l’avis de la commission la condition d’une réponse positive, alors que la solution va de soi. » La CADA joue ainsi le rôle d’une « piqûre de rappel » du droit d’accès mais la commission déclare chaque année être en surchauffe rendant plus de 5000 avis et rares sont les citoyens connaissant la procédure de demande d’accès. En conséquence, peu d’agents sont sensibilisés au droit d’accès et le dispositif légal n’est pas bien connu des administrations :

« [Certaines administrations] se croient fondées à refuser la communication en l’absence d’un texte spécial l’autorisant, pensent qu’il faut un intérêt pour agir, ignorent les délais, méconnaissent l’étendue des compétences de la CADA -- quand elles ne découvrent pas à cette occasion son existence... » (Chevallier, 2003, p.87).

Par ailleurs, la charge de travail liée au traitement des demandes et à la communication des documents n’est généralement pas prise en compte dans les missions des agents, y compris souvent des PRADA, ce qui occasionne des délais supplémentaires et renforce l’attentisme. Pour obtenir satisfaction de sa demande, il vaut mieux exercer des pressions constantes et insistantes. Marc Rees, rédacteur en chef du site d’information NextInpact, m’a ainsi expliqué qu’il publie un article à chaque étape de la procédure (envoi de la demande, transfert à la CADA, réception de l’avis de la commission...) pour obtenir satisfaction de ses demandes. Les administrations font aussi part d’une « interprétation trop extensive des exceptions » (Bouchoux, 2014, p.82) instrumentalisant parfois la protection de vie privée pour ne pas communiquer les documents, comme l’a expliqué une juriste de la CNIL à la mission commune d’information du Sénat sur l’open data. Il en va de même pour le secret commercial et industriel qui restreint fortement la transparence des marchés publics et empêche le contrôle citoyen des partenariats publics-privés comme on a pu le voir dans l’émission Cash Investigation au sujet de la construction du stade Allianz Arena de Nice. La frilosité de l’administration à l’égard de la transaprence va même jusqu’à l’utilisation de formats de données non lisibles par les machines ce qui rend très difficile toute réutilisation. Par exemple, suite à une demande concernant les propriétés baties de la commune réalisée via la plateforme DODOdata et transmise à la ville d’Epinal, nous avons reçu par courrier un tableur imprimé de plusieurs centaines de pages alors que nous demandions des données « dans un format ouvert, numérique et réutilisable » conformément à la loi. Pour le transcrire en données numériques, il aurait fallu scanner et utiliser un logiciel de reconnaissance de caractère qui s’adapte généralement mal aux tableaux de données. Autre exemple : en octobre 2016, le ministère de l’éducation nationale a transmis une vingtaine de pages par courrier à l’association Droits des Lycéens pour répondre à l’avis favorable de la CADA pour la communication du code source de l’algorithme d’affectation en licence du logiciel Admission Post Bac (APB). Ces données nativement numériques étaient alors inutilisables en l’état d’autant plus que la documentation du code source était particulièrement nébuleuse, une mesquinerie qui n’a fait que relancer la polémique.

La transparence est donc encore loin d’être une évidence dans le fonctionnement quotidien de l’administration française du fait essentiellement d’un cadre juridique laxiste qui laisse libre cours aux stratégies de contournement des demandes d’accès aux documents adminstratifs. Le site RTI Rating3, géré par l’ONG Access Info et le Centre for Law and Democracy, qui évalue la qualité des lois d’accès à l’information dans le monde donne un score de 64 sur 150 à la loi CADA là où la loi russe obtient une note de 98, la loi britannique 100 et la loi mexicaine 136. Bien que nous verrons dans le chapitre 7 que le cadre juridique existant permet souvet d’obtenir des données digne d’intérêt au terme d’une démarche opiniâtre, il y a encore fort à faire pour renforcer le droit d’accès en France. Comment dans ces conditions espérer que l’ouverture volontaire des données par les administrations françaises résolve les asymétries d’information entre le public et les institutions ? Nous allons voir dans la section suivante que les données ouvertes par l’administration ont rarement pu servir de support à des enquêtes ou apporté des révélations.

L'open data : un carburant insuffisant pour les "machines à scandale"

Les militants de l’open data ont formulé une promesse forte selon laquelle les données ouvertes permettraient de réveler des réalités passées inaperçues. L’utilisation de données est généralement associée à une forme d’objectivité et le modèle de transparence par les données (data-driven transparency) tend à discréditer les formes de révélation fondées sur la narration et l’interprétation {Birchall:2014eo}. Comme l’a expliqué Sylvain Parasie {Parasie:2013dj}, l’usage de technologies de mobilisation équipées par des bases de données permettrait de constituer de véritables « machines à scandales » capables de distibuer le contrôle de l’action publique et d’aider les citoyens à prendre de meilleures décisions. Les journalistes se sont déjà saisis de longue date du potentiel de révélation des données à travers la discipline du Computer-Assisted Reporting qui a émergé à la fin des années 1960 aux Etats-Unis et a permis d’enquêter en explorant des bases de données jusqu’alors trop massives pour les médias. Sylvain Parasie montre que, dans les années 2000, « les journalistes d’investigation ne sont plus les seuls acteurs à se saisir de bases de données pour prendre l’opinion à témoin » avec l’émergence des « hackers civiques », des développeurs partageant avec les journalistes la défense de la liberté de l’information et un goût pour la révalation. Avec Eric Dagiral, Sylvain Parasie a conduit une étude de 15 projets réutilisant des données ouvertes à des fins de révélation et d’investigation. Elle montre que ces projets imputent des reponsabilités selon différents modalités allant de l’usage de catégories les plus neutres et factuelles possibles comme NosDeputes.fr de Regards Citoyens, la sélection d’évènements ou de cas litigieux, la création de nouvelles catégories jusqu’à la dénonciation pure et simple de cas immoraux. Ces projets mobilisent un public soit en s’appuyant sur les intermédiaires traditionnels de l’information et du militantisme (journalistes, chercheurs, ONG, experts...) soit en servant d’appui à l’enquête collective du public devenant  « une sorte d’agence de presse des données publiques. » Sylvain Parasie conclut que la mobilisation des données par les activistes et les journalistes pourrait refaçonner l’élaboration de nos indignations collectives de deux façons. D’une part, les données ouvertes par leur granularité offre la possibilité d’aller au plus proches des phénomènes et donc de mobiliser localement en « distribu[ant] via les machines nos indignations collectives. » D’autre part, l’ouverture des données qui alimentent le débat public et l’agenda médiatique participent à un « processus de décentralisation des centres de calcul » :

Jusqu’à une date récente, seules les grandes institutions publiques et privées étaient en mesure de constituer de grandes bases de données et d’élaborer des indicateurs statistiques permettant d’ali- menter le débat public (Desrosières, 1993, pp. 397-400). Or des organisations de presse et des associations militantes considèrent aujourd’hui les bases de données comme des formes permettant de gagner en marge de manœuvre à l’égard des institutions. À travers la structuration et le traitement des données, un ensemble de réalités peuvent ainsi être offertes aux citoyens et en quelque sorte proposées à leur indignation collective.

Pour les militants, les journalistes et les chercheurs, l’utilisation de données ouvertes doit donc permettre de renouveller la capacité de révéler et le pouvoir d’agir des contre-pouvoirs citoyens. Qu’en est-il dans les faits en France ? Qu’ont permis de révéler les données ouvertes ? Je m’intéresse ici uniquement aux données ouvertes volontairement par l’administration afin de comprendre l’impact des politiques d’open data sur la transparence de la vie publique. Je présenterai dans le chapitre 7 plusieurs exemples de projets qui ont su se saisir du droit d’accès avec succès et malgré les faiblesses que j’ai exposées précédemment.

Finalement, on ne peut donc pas conclure que les données ouvertes volontairement par l’administration n’ont pas renforcé la transparence de l’action publique au vu de ces exemples. Mais il en ressort aussi nettement que les données ouvertes n’ont pas alimenté des « machines à scandales » et contribué à un renouveau radical de la vie publique rendue transparente par les données. Pour certains journalistes et militants, les données ouvertes ne constituent pas une source fiable de révélation et apparaissent trop  « inoffensives » pour découvrir de nouveaux faits et mobiliser.

Des données "inoffensives" ?

Pour beaucoup de journalistes et de militants, les données ouvertes par l’administration se révèlent généralement décevantes pour conduire une enquête ou envisager une mobilisation. Pour le journaliste de données Alexandre Léchenet, les données en open data ne suffisent pas à conduire une enquête {Goeta:2014uj} : « aujourd’hui, les données publiées sont souvent les plus inoffensives. En terme d’investigation, il n’y a pas trop de révélations à faire ni de choses à chercher. » Il souligne toutefois que les données ouvertes permettent un journalisme « de contexte » comme l’équipe des Décodeurs du Monde qui vise à « rétablir les faits » par notamment la cartographie et la visualisation de données. Les données ouvertes servent alors plutôt de point d’appui à l’argumentation. Ce sont plus des références accessibles et utilisables par tous selon la définition étymologique et historique d’une donnée comme ce qui est connu ou admis comme tel {Rosenberg:2013ue}. Il faut rappeler que la transparence de l’action publique n’était pas nécessairement l’effet recherché par les militants de l’open data qui se sont longtemps préoccupés d’aspects techniques, mettant au second plan les enjeux politiques majeurs de ce mouvement. Pour l’auteur critique Evgeny Morozov {Morozov:2013hw}, les activistes de Sebastopol étaient « principalement intéressés par les aspects techniques du processus de révélation et ont posé peu de questions à propos de la politique. » Il souligne également que des politiques d’open data ont été mises en place dans des pays peu ou pas démocratiques comme le Maroc ou Singapour. Même la Russie a publié, suite au G8 de 2013, un plan d’action pour l’open data. Harlan Yu et David Robinson {Yu:2012wv} dans un article important sur l’émergence de l’open data ont ainsi dénoncé le fait que «la libération de données sur la propagande des leaders de Corée du Nord serait susceptible de répondre aux principaux critères du gouvernement ouvert et de l’open data. »

Dans ce contexte, des journalistes et des organisations de la société civile dénoncent régulièrement les manques de données et les insuffisances de celles qui sont déjà publiées comme par exemple dans la lutte contre la corruption. Transparency International a montré dans une étude de nombreuses insuffisances des données ouvertes dans la lutte contre la corruption en France {Savy:2017we}. Pourtant, l’ONG a souligné que la France est « le pays qui a fait le plus de progrès » parmi les cinq pays étudiés4 suite à l’affaire Cahuzac en 2013 qui a conduit à l’adoption d’une série de lois sans précédent contenant des mesures anti-corruption5. Transparency International et la Web Foundation ont distingué 10 jeux de données indispensables à la lutte anti-corruption : les registres des activités de lobbying, les registres d’entreprises, les données sur les bénéficiaires effectifs des entreprises, la liste des responsables publics et des élus, le budget de l’Etat, les dépenses de l’Etat, les données de la commande publique, le financement de la vie politique, les données de l’activité parlementaire et le cadastre. Parmi cette liste, deux bases ne sont pas disponibles en open data en France : les données des bénéficiaires effectifs déclarés obligatoirement pour toutes les entreprises depuis le 1 avril 2018 (consultables uniquement par les autorités et toute personne autorisée par ordonnance du tribunal de commerce) et le détail des dépenses de l’Etat et des collectivités locales, pourtant disponibles dans la base Chorus que Bercy réchigne depuis plusieurs années à ouvrir. Le rapport pointe aussi le manque de documentation de certaines données : par exemple, le registre des élus et des officiels peut être trouvé dans la base de l’annuaire du service public disponible sur data.gouv.fr mais seul un initié peut savoir qu’on y trouve les responsabilités et les contacts des principaux officiels publics. Si on cherche une base des élus, il faudra faire une demande d’accès au ministère de l’Intérieur au Registre National des Elus (RNE), base qui référence depuis 2001 tous les élus nationaux et locaux. Le ministère refuse d’ouvrir cette base, une situation absurde puisqu’il publie pourtant sur data.gouv.fr à chaque élection la liste des candidats. On peut donc savoir qui se présente mais pas qui a été élu ! Enfin, le rapport décrit un manque de granularité, c’est-à-dire de niveau de détail, des données les plus essentielles dans la lutte contre la corruption (Savy, 2017, p.19) :

« Les deux jeux de données manquant de gransularité (les marchés publics et les financements de la vie politique) sont les plus importants dans la lutte anti-corruption. Par exemple, sur le financement de la vie politique, les comptes des parties politiques sont publiés mais dans une version simplifiée (les montants et l’origine des revenus et les montants et la nature des principales dépenses). Il en résulte qu’il est impossible de savoir précisement comment l’argent est dépensé. »

En ce qui concerne les marchés publics, le gouvernement a suivi les recommandations de la HATVP en engageant une réforme de la transparencede ces données. A partir du 1 octobre 2018, les acheteurs publics doivent ouvrir les données sur l’offre retenue selon un standard défini par décret élaboré par Etalab et Bercy mais ce standard comporte de nombreuses faiblesses pour la transparence de la commande publique. Contrairement aux prescriptions de l’Open Contracting Partnership, les documents d’un marché (cahiers des charges, offres, texte du marché lui-même...) ne sont pas soumis à l’obligation de publication : commment savoir précisement ce qui a été acheté ? Aussi, le décret n’impose la publication des données des marchés qu’a posteriori, ne couvre que la phase d’attribution du marché et non sa planification ou son exécution et l’ouverture des données ne concerne que les marchés à partir d’un seuil de publication de 25 000€ ce qui limite fortement l'étendue de la transparence. Dans ces conditions, difficile d'exercer une véritable surveillance citoyenne du déroulement des marchés et semble peu dissuasif pour les systèmes frauduleux (ententes, cartels, pots de vin, etc.) A travers ces exemples liés à la lutte anti-corruption, on distingue des failles majeures dans les conditions de la mise en oeuvre de la transparence publique même lorsqu’il existe une forte volonté politique et une intense activité législative d’aider la société civile à détecter les cas frauduleux comme cela a été le cas à la suite de l’affaire Cahuzac. Comme on l’a vu dans le cas des données des marchés publics, les prescriptions sur les modalités de l’ouverture contenue dans les décrets peuvent considérablement dénaturer l’objectif de transparence adopté par le législateur. Le diable est dans les détails, la HATVP l’a constaté dans son dernier rapport annuel au sujet notamment du registre numérique des lobbyistes6 dont le décret d’application a « affaibli l’intention du législateur » par des « exigences extrêmement réduites [...] quant au niveau de détail et au rythme de transmission des informations demandées aux représentants d’intérêts ». Selon l’institution, les modalités de diffusion des données » font obstacle à l’accomplissement de l’objectif principal du répertoire, à savoir permettre aux citoyens de comprendre le processus d’élaboration des décisions publiques. » Là encore, on voit que l’administration profite de toutes les marges de manoeuvre dont elle dispose pour limiter la capacité d’action de la société civile avec les données ouvertes. Ces limites de la transparence volontaire de l’administration se retrouvent aussi au niveau local. Au sein de Datactivist, nous avons publié en septembre 2017 un recensement des jeux de données ouverts par seize grandes villes ayant une stratégie d’open data7. Les données, que nous avons ouvertes, ont montré que des données essentielles à la transparence de l’action publique ne sont souvent pas ouvertes malgré une politique volontariste d’open data de la collectivité. Ainsi, parmi les seize villes, seules cinq ont ouvert le jeu de données de l’index des délibérations qui est indispensable pour explorer les décisions de la collectivité, le budget n’a pas été ouvert par trois villes dans l’échantillon ou quatre villes n’ont pas ouvert les données de leurs subventions aux associations.

Faut-il en conclure que les agents de l’administration auraient une aversion à la transparence et préféreraient « travailler dans l’opacité » pour empêcher les citoyens de questionner l’action publique ? Pour certains militants de l’open data, la situation est aussi simple que ça. C’est le cas de Hans Rosling, médecin suédois connu pour avoir créé Gapminder un outil d’exploration des données publiques, qui lors d’une conférence à la Banque Mondiale en 2010, en a fait une pathologie caractéristique de l’administration. Postulant que les agents s’accrochent systématiquement aux données, il l’appelle le DbHD, Database Hugging Disorder, littéralement le syndrome de l’étreinte des données. Bien qu’amusante, la notion de DBHD balaie d’un revers de main les conditions concrètes de la mise en oeuvre de la transparence et empeche de de comprendre pourquoi les agents n’ouvrent pas les données demandées par la société civile. Dans le cadre de ma thèse, les agents que j’ai rencontrés n’exprimaient pas une opposition systématique et définitive à la divulgation d’informations sur le fonctionnement des institutions, mais ils ne disposent en fait pas du mandat pour libérer des données qui pourraient servir à l’opposition politique. Les données servant l’objectif de transparence de l’action publique doivent généralement passer des circuits de validation qui sont mis en place pour décider de leur ouverture, des procédures plus ou moins formalisées conditionnent l’ouverture de données jugées « sensibles » à la validation de la hiérarchie. Si lors du processus d’ouverture, on considère que les données peuvent être utilisées « contre » l’administration et remettre en cause la conduite des politiques publiques, le principe d’open data par défaut maintenant entré dans la loi ou la politique d’ouverture des données de l’organisation ne suffisent pas à couvrir les agents pour les risques liés à la transparence. Pour être ouvertes, ces données doivent, en quelque sorte, obtenir un « visa » par lequel la hiérarchie protège les agents en cas d’utilisation contestataire des données. Au contraire de l’image d’une administration « préférant l’obscurité à la transparence », les reponsables de projet d’open data et certains agents affirment un militantisme affirmé et assumé en faveur de la transparence qui guide leur action, un éthos militant important dans certaines carrières publiques {Mazeaud:2012ue}. Ces agents entreprennent alors un travail de conviction auprès de leur hiérarchie. L’ouverture des données est ainsi ponctuée de moments de négociation lors desquels les responsables de projet open data doivent s’appuyer sur leur hiérarchie politique pour contourner les procédures de validation et obtenir des données portant sur la transparence de l’action publique. L’appui des élus et des membres de leurs cabinets peut, dans certains cas, justifier la prise de risque politique qui peut résulter d’une action de transparence et donner aux agents le mandat d’ouvrir des données « sensibles. » Mais, bien souvent, ces agents doivent faire face à une réalité organisationnelle dans laquelle la transparence est loin d’être une évidence pour l’administration. Les chefs de service et les reponsables de l’administrations répondent d’abord à leurs objectifs et à leurs missions dont la diffusion de données au grand public ne fait pas officiellement partie. L’arbitrage entre risques et avantages de la libération de données incite donc l’administration à la prudence. Plusieurs jeux de données n’ont pas pu être ouverts dans mon enquête parce que les reponsables ont apporté pour réponse « on ne va pas scier la branche sur laquelle on est assis » ou « on ne va pas tendre le bâton pour se faire battre. » On ne peut donc pas comprendre les limites de la transparence volontaire de l’administration sans rappeler ce contexte organisationnel et sans expliquer les faiblesses du contexte juridique qui encadre l’accès des citoyens aux documents administratifs.

Conclusion

En conclusion, nous avons vu tout au long de ce chapitre que les fondations juridiques instables de la transparence administrative ébranlent les possibilités d’enquête et de mobilisation équipeées par les données ouvertes par l’administration. Le droit d’accès aux documents administratifs laissant au service public trop de marges de manoeuvre et de possibilités de contournements, la transparence ne fait pas partie des réflexes de l’administration. De ce fait, les données ouvertes volontairement par l’administration ont permis peu de cas de révélation et de mobilisation en faisant un véritable contre-pouvoir. Nombreux sont les journalistes et les acteurs de la société civile qui considérent les données publiques comme trop « inoffensives » même lorsque le législateur a tenté de renforcer la transparence d’une politique publique ou d’un secteur pour limiter ses dérives. Nous avons toutefois vu à travers plusieurs exemples que les données publiques peuvent déceler des surprises et permettre d’enquêter ou de mobiliser.

Il reste un point que je n’ai pas abordé au cours de ce chapitre, celui de la « neutralité » des données. Les portails open data regroupent essentiellement ce que Desrosières {Desrosieres:2005ue} appelle des sources administratives, c’est-à-dire des données de gestion qui servent au travail quotidien de l’administration, des « fichiers ou de[s] registres individuels, dont l’agrégation n’est qu’un sous-produit, alors que les informations individuelles en sont l’élément important. » Contrairement aux statistiques, elles ne sont pas générées comme un objet de savoir par un organisme spécialisé selon des règles générales visant à produire une information « agrégée de portée générale ». Pour le dire plus simplement, les données brutes de l’administration sont entrées en politique. Or, contrairement aux statistiques, ces données sont à l’origine un objet de pouvoir qui sert à la mise en oeuvre des politiques publiques. La société civile doit-elle alors s’en méfier voir les boycotter ? Pour le journaliste Nicolas Kayser-Bril dans un essai stimulant8, réutiliser les données de l’administration signifie se plier à sa vision du monde. Rappellant que les données ne sont pas neutres et qu’elles sont un instrument de pouvoir, il considère que plus on utilisera les données publiques, « plus on se recroquevillera dans le moule des fonctionnaires parisiens qui décident quoi mesurer et comment mesurer. » Il invite les journalistes à créer leurs propres données pluôt que de réutiliser celles de l’administratiion, c’est selon lui la condition pour rester indépendant et penser librement.

Son argument est important et mérite d’être discuté. On le sait, les données publiques comportent des erreurs, inscrivent la finalité pour laquelle elles ont été produites et peuvent même être utilisé pour façonner le débat public. En 2009, un collectif de statisticiens et de chercheurs regroupés sous le pseudonyme Lorraine Data pour préserver leur devoir de réserve {LorraineData:wi} a publié le livre Le Grand Trucage pour réagir aux entraves de plus en plus fortes à l’indépendance de la statistique publique. Le livre présente un catalogue des techniques les plus courantes pour manipuler les statistiques consistant à retenir les chiffres qui arrangent les élus, faire dire aux chiffres ce qu’ils ne disent pas ou changer l’outil de mesure pour arranger la réalité. Cette dernière technique qu’on consiste à « casser le theromètre » se décèle bien difficilement tant on sait généralement peu sur les conditions dans lesquelles les données sont produites. Il faut aussi rappeler que les données reposent sur des catégories qui s’imposent à toutes celles et ceux qui les produisent et les utilisent {Bowker:2000tr}. Contenant les traces des usages pour lesquelles elles ont été conçues {Garfinkel:1967vp}, l’idée même de données brutes qui ne seraient pas façonnées par le contexte socio-technique dans lequel elles ont été produites est un oxymore {Gitelman:2013wl}. Au contraire, les données de gestion de l’administration sont « brutifiées » {Denis:2014th} avant d’être ouvertes pour tenter de devenir un objet de savoir de portée général.

Idéalement, les journalistes et les acteurs de la société civile devraient donc produire lesurs propres données. Comme nous le verrons à travers plusieurs exemples dans le septième chapitre, la production de données alternatives permet de faciliter l’ouverture des données de l’administration et donne du pouvoir d’agir aux acteurs de la société civile. Mais produire ses propres données demande un investissement considérable que ne peuvent souvent pas se permettre les journalistes et les militants. Aussi, en ignorant les données publiques, ces acteurs se privent d’une source d’information devant être prises comme toute source avec précaution et analysée avec minutie. C’est précisement le travail des journalistes. Enfin, le livre Statactivisme {Bruno:2014tm} nous a appris, à travers de nombreux exemples d’usages militants des statistiques, qu’il est possible de se réapproprier le pouvoir des données. Les acteurs de la société civile peuvent tout autant intervenir sur le monde avec les données qu’intervenir sur les données elles-mêmes. Statactivisme montre, par exemple, que les représentants des institutions, des syndicats, des organisations patronales, de la recherche et de la société civile réunis au sein du Conseil National de l’Information Statistique (CNIS) sont parvenus à faire modifier les méthodes de calcul des inégalités employées par l’INSEE {Sujobert 2014}. Il est tout à fait possible de se réapproprier l’open data, cela demande de mettre dans le cambouis des données publiques et de signaler leurs faiblesses. Révéler ne consiste pas seulement exposer au public ses découvertes, c’est aussi montrer ce qu’on ne peut pas savoir et ce qui reste encore opaque.

Footnotes

  1. Suite à la ratification par la France de la convention internationale d’Aarhus de 1998 sur la participation du public dans les décisions environnementales et à la directive européenne INSPIRE de 2005 sur les données environnementales et géographiques, le droit d’accès a été assoupli en matière environnementale (voir Bouchoux 2014, p. 42). Le droit d’accès peut s’exercer sur une information dont dispose l’administration, même si elle ne l’a pas reprise dans un document et le demandeur est dispensé de désigner un document précis.

  2. Berne Xavier, 2015, « Open Data : Bercy persiste dans son refus de dévoiler le rapport Cytermann », https://www.nextinpact.com/news/97184-open-data-bercy-persiste-dans-son-refus-devoiler-rapport-cytermann.htm, consulté le 20 août 2018.

  3. RTI Rating, http://rti-rating.org, consulté le 14 aout 2018.

  4. Transparency France, 2017 « Un rapport inédit sur l’ouverture des données publiques utiles à la lutte contre la corruption en France », https://transparency-france.org/actu/publication-des-donnees-corruption-france/, consulté le 16 août 2018.

  5. Plusieurs lois ont été adoptés pour lutter contre la corruption : loi d’octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; loi de décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière ; loi d’avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ; loi de décembre 2016 relative à la transparence, la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ; loi de modernisation de la vie publique de septembre 2017.

  6. Berne Xavier, 2018, «  Frais de mandat, lobbying... Le rapport au vitriol de la Haute Autorité pour la transparence », NextInpact, https://www.nextinpact.com/news/106642-frais-mandat-lobbying-le-rapport-au-vitriol-haute-autorite-pour-transparence.htm, consulté le 17 août 2018.

  7. Datactivist, 2017, « Qui a ouvert quoi ? le recensement des données des villes est maintenant ouvert »,

    https://medium.com/datactivist/qui-a-ouvert-quoi-le-recensement-des-donn%C3%A9es-des-villes-est-maintenant-ouvert-b7f697135c1f, consulté le 17 août 2018.

  8. Kayser-Bril Nicolas, 2017, « Il ne faut pas ‘libérer les données’. Il faut se libérer par les données », https://blog.nkb.fr/se-liberer-par-les-donnees, consulté le 20 août 2018.