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      <titleStmt>
        <title>Baudelaire, les fleurs du mal</title>
        <author key="Baudelaire, Charles (1821-1867)">Baudelaire</author>
      </titleStmt>
      <sourceDesc>
        <bibl>Baudelaire, <title>les Fleurs du mal</title>, Michel Lévy frères, 3e éd., Paris, 1868</bibl>
      </sourceDesc>
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      <langUsage>
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      </langUsage>
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        <date when="1868"/>
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  <text>
    <body>
      <head>Baudelaire, les Fleurs du mal, 3e édition</head>
      <div>
        <head type="h1">Préface</head>
        <lg>
          <l>La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,</l>
          <l>Occupent nos esprits et travaillent nos corps,</l>
          <l>Et nous alimentons nos aimables remords,</l>
          <l>Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;</l>
          <l>Nous nous faisons payer grassement nos aveux,</l>
          <l>Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,</l>
          <l>Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste</l>
          <l>Qui berce longuement notre esprit enchanté,</l>
          <l>Et le riche métal de notre volonté</l>
          <l>Est tout vaporisé par ce savant chimiste.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !</l>
          <l>Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;</l>
          <l>Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,</l>
          <l>Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange</l>
          <l>Le sein martyrisé d’une antique catin,</l>
          <l>Nous volons au passage un plaisir clandestin</l>
          <l>Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,</l>
          <l>Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,</l>
          <l>Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons</l>
          <l>Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,</l>
          <l>N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins</l>
          <l>Le canevas banal de nos piteux destins,</l>
          <l>C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,</l>
          <l>Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,</l>
          <l>Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,</l>
          <l>Dans la ménagerie infâme de nos vices,</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !</l>
          <l>Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,</l>
          <l>Il ferait volontiers de la terre un débris</l>
          <l>Et dans un bâillement avalerait le monde ;</l>
        </lg>
        <lg>
          <l>C’est l’Ennui ! — L’œil chargé d’un pleur involontaire,</l>
          <l>Il rêve d’échafauds en fumant son houka.</l>
          <l>Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,</l>
          <l>— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !</l>
        </lg>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">Spleen et idéal</head>
        <div>
          <head type="h2">1. Bénédiction</head>
          <lg>
            <l>Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,</l>
            <l>Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,</l>
            <l>Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes</l>
            <l>Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>« — Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,</l>
            <l>Plutôt que de nourrir cette dérision !</l>
            <l>Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères</l>
            <l>Où mon ventre a conçu mon expiation !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes</l>
            <l>Pour être le dégoût de mon triste mari,</l>
            <l>Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,</l>
            <l>Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable</l>
            <l>Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,</l>
            <l>Et je tordrai si bien cet arbre misérable,</l>
            <l>Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,</l>
            <l>Et, ne comprenant pas les desseins éternels,</l>
            <l>Elle-même prépare au fond de la Géhenne</l>
            <l>Les bûchers consacrés aux crimes maternels.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,</l>
            <l>L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,</l>
            <l>Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange</l>
            <l>Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il joue avec le vent, cause avec le nuage</l>
            <l>Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;</l>
            <l>Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage</l>
            <l>Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,</l>
            <l>Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,</l>
            <l>Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,</l>
            <l>Et font sur lui l’essai de leur férocité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans le pain et le vin destinés à sa bouche</l>
            <l>Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;</l>
            <l>Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,</l>
            <l>Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sa femme va criant sur les places publiques :</l>
            <l>« — Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,</l>
            <l>Je ferai le métier des idoles antiques,</l>
            <l>Et comme elles je veux me faire redorer ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,</l>
            <l>De génuflexions, de viandes et de vins,</l>
            <l>Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire</l>
            <l>Usurper en riant les hommages divins !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et, quand je m’ennuîrai de ces farces impies,</l>
            <l>Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;</l>
            <l>Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,</l>
            <l>Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,</l>
            <l>J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,</l>
            <l>Et, pour rassasier ma bête favorite,</l>
            <l>Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,</l>
            <l>Le Poëte serein lève ses bras pieux,</l>
            <l>Et les vastes éclairs de son esprit lucide</l>
            <l>Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>« — Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance</l>
            <l>Comme un divin remède à nos impuretés</l>
            <l>Et comme la meilleure et la plus pure essence</l>
            <l>Qui prépare les forts aux saintes voluptés !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sais que vous gardez une place au Poëte</l>
            <l>Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,</l>
            <l>Et que vous l’invitez à l’éternelle fête</l>
            <l>Des Trônes, des Vertus, des Dominations.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sais que la douleur est la noblesse unique</l>
            <l>Où ne mordront jamais la terre et les enfers,</l>
            <l>Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique</l>
            <l>Imposer tous les temps et tous les univers.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,</l>
            <l>Les métaux inconnus, les perles de la mer,</l>
            <l>Par votre main montés, ne pourraient pas suffire</l>
            <l>À ce beau diadème éblouissant et clair ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car il ne sera fait que de pure lumière,</l>
            <l>Puisée au foyer saint des rayons primitifs,</l>
            <l>Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,</l>
            <l>Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">2. L’albatros</head>
          <lg>
            <l>Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage</l>
            <l>Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,</l>
            <l>Qui suivent, indolents compagnons de voyage,</l>
            <l>Le navire glissant sur les gouffres amers.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>A peine les ont-ils déposés sur les planches,</l>
            <l>Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,</l>
            <l>Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches</l>
            <l>Comme des avirons traîner à côté d’eux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !</l>
            <l>Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !</l>
            <l>L’un agace son bec avec un brûle-gueule,</l>
            <l>L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Poëte est semblable au prince des nuées</l>
            <l>Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;</l>
            <l>Exilé sur le sol au milieu des huées,</l>
            <l>Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">3. Élévation</head>
          <lg>
            <l>Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,</l>
            <l>Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,</l>
            <l>Par delà le soleil, par delà les éthers,</l>
            <l>Par delà les confins des sphères étoilées,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon esprit, tu te meus avec agilité,</l>
            <l>Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,</l>
            <l>Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde</l>
            <l>Avec une indicible et mâle volupté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides</l>
            <l>Va te purifier dans l’air supérieur,</l>
            <l>Et bois, comme une pure et divine liqueur,</l>
            <l>Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Derrière les ennuis et les vastes chagrins</l>
            <l>Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,</l>
            <l>Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse</l>
            <l>S’élancer vers les champs lumineux et sereins !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Celui dont les pensers, comme des alouettes,</l>
            <l>Vers les cieux le matin prennent un libre essor,</l>
            <l>— Qui plane sur la vie et comprend sans effort</l>
            <l>Le langage des fleurs et des choses muettes !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">4. Correspondances</head>
          <lg>
            <l>La Nature est un temple où de vivants piliers</l>
            <l>Laissent parfois sortir de confuses paroles ;</l>
            <l>L’homme y passe à travers des forêts de symboles</l>
            <l>Qui l’observent avec des regards familiers.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme de longs échos qui de loin se confondent</l>
            <l>Dans une ténébreuse et profonde unité,</l>
            <l>Vaste comme la nuit et comme la clarté,</l>
            <l>Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,</l>
            <l>Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,</l>
            <l>— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ayant l’expansion des choses infinies,</l>
            <l>Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,</l>
            <l>Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">5. J’aime le souvenir de ces époques nues</head>
          <lg>
            <l>J’aime le souvenir de ces époques nues,</l>
            <l>Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.</l>
            <l>Alors l’homme et la femme en leur agilité</l>
            <l>Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,</l>
            <l>Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,</l>
            <l>Exerçaient la santé de leur noble machine.</l>
            <l>Cybèle alors, fertile en produits généreux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,</l>
            <l>Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,</l>
            <l>Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.</l>
            <l>L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droit</l>
            <l>D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;</l>
            <l>Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,</l>
            <l>Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Poëte aujourd’hui, quand il veut concevoir</l>
            <l>Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir</l>
            <l>La nudité de l’homme et celle de la femme,</l>
            <l>Sent un froid ténébreux envelopper son âme</l>
            <l>Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.</l>
            <l>Ô monstruosités pleurant leur vêtement !</l>
            <l>Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,</l>
            <l>Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,</l>
            <l>Enfants, emmaillotta dans ses langes d’airain !</l>
            <l>Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,</l>
            <l>Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,</l>
            <l>Du vice maternel traînant l’hérédité</l>
            <l>Et toutes les hideurs de la fécondité !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Nous avons, il est vrai, nations corrompues,</l>
            <l>Aux peuples anciens des beautés inconnues :</l>
            <l>Des visages rongés par les chancres du cœur,</l>
            <l>Et comme qui dirait des beautés de langueur ;</l>
            <l>Mais ces inventions de nos muses tardives</l>
            <l>N’empêcheront jamais les races maladives</l>
            <l>De rendre à la jeunesse un hommage profond,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— À la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,</l>
            <l>À l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,</l>
            <l>Et qui va répandant sur tout, insouciante</l>
            <l>Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,</l>
            <l>Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">6. Les phares</head>
          <lg>
            <l>Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,</l>
            <l>Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,</l>
            <l>Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,</l>
            <l>Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,</l>
            <l>Où des anges charmants, avec un doux souris</l>
            <l>Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre</l>
            <l>Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,</l>
            <l>Et d’un grand crucifix décoré seulement,</l>
            <l>Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,</l>
            <l>Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules</l>
            <l>Se mêler à des Christs, et se lever tout droits</l>
            <l>Des fantômes puissants qui dans les crépuscules</l>
            <l>Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Colères de boxeur, impudences de faune,</l>
            <l>Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,</l>
            <l>Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,</l>
            <l>Puget, mélancolique empereur des forçats ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,</l>
            <l>Comme des papillons, errent en flamboyant,</l>
            <l>Décors frais et léger éclairés par des lustres</l>
            <l>Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Goya, cauchemar plein de choses inconnues,</l>
            <l>De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,</l>
            <l>De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,</l>
            <l>Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,</l>
            <l>Ombragé par un bois de sapins toujours vert,</l>
            <l>Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges</l>
            <l>Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,</l>
            <l>Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <emph>Te Deum</emph>,</l>
            <l>Sont un écho redit par mille labyrinthes ;</l>
            <l>C’est pour les cœurs mortels un divin opium !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est un cri répété par mille sentinelles,</l>
            <l>Un ordre renvoyé par mille porte-voix </l>
            <l>C’est un phare allumé sur mille citadelles,</l>
            <l>Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage</l>
            <l>Que nous puissions donner de notre dignité</l>
            <l>Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge</l>
            <l>Et vient mourir au bord de votre éternité !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">7. La muse malade</head>
          <lg>
            <l>Ma pauvre Muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?</l>
            <l>Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,</l>
            <l>Et je vois tour à tour s’étaler sur ton teint</l>
            <l>La folie et l’horreur, froides et taciturnes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le succube verdâtre et le rose lutin</l>
            <l>T’ont-ils versé la peur et l’amour de leurs urnes ?</l>
            <l>Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,</l>
            <l>T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé</l>
            <l>Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,</l>
            <l>Et que ton sang chrétien coulât à flots rhythmiques,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme les sons nombreux des syllabes antiques,</l>
            <l>Où règnent tour à tour le père des chansons,</l>
            <l>Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">8. La muse vénale</head>
          <lg>
            <l>Ô Muse de mon cœur, amante des palais,</l>
            <l>Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,</l>
            <l>Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,</l>
            <l>Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées</l>
            <l>Aux nocturnes rayons qui percent les volets ?</l>
            <l>Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,</l>
            <l>Récolteras-tu l’or des voûtes azurées ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,</l>
            <l>Comme un enfant de chœur, jouer de l’encensoir,</l>
            <l>Chanter des <emph>Te Deum</emph> auxquels tu ne crois guère,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas</l>
            <l>Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,</l>
            <l>Pour faire épanouir la rate du vulgaire.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">9. Le mauvais moine</head>
          <lg>
            <l>Les cloîtres anciens sur les grandes murailles</l>
            <l>Étalaient en tableaux la sainte Vérité,</l>
            <l>Dont l’effet, réchauffant les pieuses entrailles,</l>
            <l>Tempérait la froideur de leur austérité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En ces temps où du Christ florissaient les semailles,</l>
            <l>Plus d’un illustre moine, aujourd’hui peu cité,</l>
            <l>Prenant pour atelier le champ des funérailles,</l>
            <l>Glorifiait la Mort avec simplicité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,</l>
            <l>Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;</l>
            <l>Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire</l>
            <l>Du spectacle vivant de ma triste misère</l>
            <l>Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">10. L’ennemi</head>
          <lg>
            <l>Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,</l>
            <l>Traversé çà et là par de brillants soleils ;</l>
            <l>Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,</l>
            <l>Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Voilà que j’ai touché l’automne des idées,</l>
            <l>Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux</l>
            <l>Pour rassembler à neuf les terres inondées,</l>
            <l>Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve</l>
            <l>Trouveront dans ce sol lavé comme une grève</l>
            <l>Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Ô douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,</l>
            <l>Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur</l>
            <l>Du sang que nous perdons croît et se fortifie !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">11. Le guignon</head>
          <lg>
            <l>Pour soulever un poids si lourd,</l>
            <l>Sisyphe, il faudrait ton courage !</l>
            <l>Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,</l>
            <l>L’Art est long et le Temps est court.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Loin des sépultures célèbres,</l>
            <l>Vers un cimetière isolé,</l>
            <l>Mon cœur, comme un tambour voilé,</l>
            <l>Va battant des marches funèbres.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Maint joyau dort enseveli</l>
            <l>Dans les ténèbres et l’oubli,</l>
            <l>Bien loin des pioches et des sondes ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mainte fleur épanche à regret</l>
            <l>Son parfum doux comme un secret</l>
            <l>Dans les solitudes profondes.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">12. La vie antérieure</head>
          <lg>
            <l>J’ai longtemps habité sous de vastes portiques</l>
            <l>Que les soleils marins teignaient de mille feux,</l>
            <l>Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,</l>
            <l>Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les houles, en roulant les images des cieux,</l>
            <l>Mêlaient d’une façon solennelle et mystique</l>
            <l>Les tout-puissants accords de leur riche musique</l>
            <l>Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,</l>
            <l>Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs</l>
            <l>Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,</l>
            <l>Et dont l’unique soin était d’approfondir</l>
            <l>Le secret douloureux qui me faisait languir.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">13. Bohémiens en voyage</head>
          <lg>
            <l>La tribu prophétique aux prunelles ardentes</l>
            <l>Hier s’est mise en route, emportant ses petits</l>
            <l>Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits</l>
            <l>Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes</l>
            <l>Le long des chariots où les leurs sont blottis,</l>
            <l>Promenant sur le ciel des yeux appesantis</l>
            <l>Par le morne regret des chimères absentes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,</l>
            <l>Les regardant passer, redouble sa chanson ;</l>
            <l>Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Fait couler le rocher et fleurir le désert</l>
            <l>Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert</l>
            <l>L’empire familier des ténèbres futures.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">14. L’homme et la mer</head>
          <lg>
            <l>Homme libre, toujours tu chériras la mer</l>
            <l>La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme</l>
            <l>Dans le déroulement infini de sa lame,</l>
            <l>Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu te plais à plonger au sein de ton image ;</l>
            <l>Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur</l>
            <l>Se distrait quelquefois de sa propre rumeur</l>
            <l>Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :</l>
            <l>Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,</l>
            <l>Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,</l>
            <l>Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et cependant voilà des siècles innombrables</l>
            <l>Que vous vous combattez sans pitié ni remord,</l>
            <l>Tellement vous aimez le carnage et la mort,</l>
            <l>Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">15. Don Juan aux enfers</head>
          <lg>
            <l>Quand don Juan descendit vers l’onde souterraine</l>
            <l>Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,</l>
            <l>Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,</l>
            <l>D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,</l>
            <l>Des femmes se tordaient sous le noir firmament,</l>
            <l>Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,</l>
            <l>Derrière lui traînaient un long mugissement.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,</l>
            <l>Tandis que don Luis avec un doigt tremblant</l>
            <l>Montrait à tous les morts errant sur les rivages</l>
            <l>Le fils audacieux qui railla son front blanc.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,</l>
            <l>Près de l’époux perfide et qui fut son amant,</l>
            <l>Semblait lui réclamer un suprême sourire</l>
            <l>Où brillât la douceur de son premier serment.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre</l>
            <l>Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;</l>
            <l>Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,</l>
            <l>Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">16. À Théodore de Banville (1842)</head>
          <lg>
            <l>Vous avez empoigné les crins de la Déesse</l>
            <l>Avec un tel poignet, qu’on vous eût pris, à voir</l>
            <l>Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir,</l>
            <l>Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’œil clair et plein du feu de la précocité,</l>
            <l>Vous avez prélassé votre orgueil d’architecte</l>
            <l>Dans des constructions dont l’audace correcte</l>
            <l>Fait voir quelle sera votre maturité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Poëte, notre sang nous fuit par chaque pore ;</l>
            <l>Est-ce que par hasard la robe de Centaure,</l>
            <l>Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Était teinte trois fois dans les baves subtiles</l>
            <l>De ces vindicatifs et monstrueux reptiles</l>
            <l>Que le petit Hercule étranglait au berceau ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">17. Châtiment de l’orgueil</head>
          <lg>
            <l>En ces temps merveilleux où la Théologie</l>
            <l>Fleurit avec le plus de séve et d’énergie,</l>
            <l>On raconte qu’un jour un docteur des plus grands,</l>
            <l>— Après avoir forcé les cœurs indifférents,</l>
            <l>Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ;</l>
            <l>Après avoir franchi vers les célestes gloires</l>
            <l>Des chemins singuliers à lui-même inconnus,</l>
            <l>Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Comme un homme monté trop haut, pris de panique, —</l>
            <l>S’écria, transporté d’un orgueil satanique :</l>
            <l>« Jésus, petit Jésus ! je t’ai poussé bien haut !</l>
            <l>Mais, si j’avais voulu t’attaquer au défaut</l>
            <l>De l’armure, ta honte égalerait ta gloire,</l>
            <l>Et tu ne serais plus qu’un fœtus dérisoire ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Immédiatement sa raison s’en alla.</l>
            <l>L’éclat de ce soleil d’un crêpe se voilà ;</l>
            <l>Tout le chaos roula dans cette intelligence,</l>
            <l>Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence,</l>
            <l>Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.</l>
            <l>Le silence et la nuit s’installèrent en lui,</l>
            <l>Comme dans un caveau dont la clef est perdue.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,</l>
            <l>Et, quand il s’en allait sans rien voir, à travers</l>
            <l>Les champs, sans distinguer les étés des hivers,</l>
            <l>Sale, inutile et laid comme une chose usée,</l>
            <l>Il faisait des enfants la joie et la risée.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">18. La beauté</head>
          <lg>
            <l>Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,</l>
            <l>Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,</l>
            <l>Est fait pour inspirer au poëte un amour</l>
            <l>Éternel et muet ainsi que la matière.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;</l>
            <l>J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;</l>
            <l>Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;</l>
            <l>Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les poëtes, devant mes grandes attitudes,</l>
            <l>Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,</l>
            <l>Consumeront leurs jours en d’austères études ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,</l>
            <l>De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :</l>
            <l>Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">19. L’idéal</head>
          <lg>
            <l>Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,</l>
            <l>Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,</l>
            <l>Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,</l>
            <l>Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je laisse à Gavarni, poëte des chloroses,</l>
            <l>Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,</l>
            <l>Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses</l>
            <l>Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,</l>
            <l>C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,</l>
            <l>Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,</l>
            <l>Qui tors paisiblement dans une pose étrange</l>
            <l>Tes appas façonnés aux bouches des Titans !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">20. La géante</head>
          <lg>
            <l>Du temps que la Nature en sa verve puissante</l>
            <l>Concevait chaque jour des enfants monstrueux,</l>
            <l>J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,</l>
            <l>Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme</l>
            <l>Et grandir librement dans ses terribles jeux ;</l>
            <l>Deviner si son cœur couve une sombre flamme</l>
            <l>Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;</l>
            <l>Ramper sur le versant de ses genoux énormes,</l>
            <l>Et parfois en été, quand les soleils malsains,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,</l>
            <l>Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,</l>
            <l>Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">21. Le masque (statue allégorique dans le goût de la Renaissance, a Ernest Christophe, statuaire)</head>
          <lg>
            <l>Contemplons ce trésor de grâces florentines ;</l>
            <l>Dans l’ondulation de ce corps musculeux</l>
            <l>L’Élégance et la Force abondent, sœurs divines.</l>
            <l>Cette femme, morceau vraiment miraculeux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Divinement robuste, adorablement mince,</l>
            <l>Est faite pour trôner sur des lits somptueux,</l>
            <l>Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince.</l>
            <l>— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Où la Fatuité promène son extase ;</l>
            <l>Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ;</l>
            <l>Ce visage mignard, tout encadré de gaze,</l>
            <l>Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>« La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne ! »</l>
            <l>À cet être doué de tant de majesté</l>
            <l>Vois quel charme excitant la gentillesse donne !</l>
            <l>Approchons, et tournons autour de sa beauté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>O blasphème de l’art ! ô surprise fatale !</l>
            <l>La femme au corps divin, promettant le bonheur,</l>
            <l>Par le haut se termine en monstre bicéphale !</l>
            <l>Mais non ! Ce n’est qu’un masque, un décor suborneur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce visage éclairé d’une exquise grimace,</l>
            <l>Et, regarde, voici, crispée atrocement,</l>
            <l>La véritable tête, et la sincère face</l>
            <l>Renversée à l’abri de la face qui ment.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve</l>
            <l>De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ;</l>
            <l>Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve</l>
            <l>Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite</l>
            <l>Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,</l>
            <l>Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ?</l>
            <l>— Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore</l>
            <l>Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,</l>
            <l>C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !</l>
            <l>Demain, après-demain et toujours ! — comme nous !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">22. Hymne a la beauté</head>
          <lg>
            <l>Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,</l>
            <l>O Beauté ? Ton regard, infernal et divin,</l>
            <l>Verse confusément le bienfait et le crime,</l>
            <l>Et l’on peut pour cela te comparer au vin.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;</l>
            <l>Tu répands des parfums comme un soir orageux ;</l>
            <l>Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore</l>
            <l>Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?</l>
            <l>Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;</l>
            <l>Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,</l>
            <l>Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques,</l>
            <l>De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,</l>
            <l>Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,</l>
            <l>Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,</l>
            <l>Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !</l>
            <l>L’amoureux pantelant incliné sur sa belle</l>
            <l>A l’air d’un moribond caressant son tombeau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,</l>
            <l>O Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !</l>
            <l>Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte</l>
            <l>D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,</l>
            <l>Qu’importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,</l>
            <l>Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —</l>
            <l>L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">23. Parfum exotique</head>
          <lg>
            <l>Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,</l>
            <l>Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,</l>
            <l>Je vois se dérouler des rivages heureux</l>
            <l>Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Une île paresseuse où la nature donne</l>
            <l>Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;</l>
            <l>Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,</l>
            <l>Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Guidé par ton odeur vers de charmants climats,</l>
            <l>Je vois un port rempli de voiles et de mâts</l>
            <l>Encor tout fatigués par la vague marine,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pendant que le parfum des verts tamariniers,</l>
            <l>Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,</l>
            <l>Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">24. La chevelure</head>
          <lg>
            <l>Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !</l>
            <l>Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !</l>
            <l>Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure</l>
            <l>Des souvenirs dormant dans cette chevelure,</l>
            <l>Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,</l>
            <l>Tout un monde lointain, absent, presque défunt,</l>
            <l>Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !</l>
            <l>Comme d’autres esprits voguent sur la musique,</l>
            <l>Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,</l>
            <l>Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;</l>
            <l>Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !</l>
            <l>Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve</l>
            <l>De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un port retentissant où mon âme peut boire</l>
            <l>À grands flots le parfum, le son et la couleur ;</l>
            <l>Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,</l>
            <l>Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire</l>
            <l>D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse</l>
            <l>Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;</l>
            <l>Et mon esprit subtil que le roulis caresse</l>
            <l>Saura vous retrouver, ô féconde paresse,</l>
            <l>Infinis bercements du loisir embaumé !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,</l>
            <l>Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;</l>
            <l>Sur les bords duvetés de vos mèches tordues</l>
            <l>Je m’enivre ardemment des senteurs confondues</l>
            <l>De l’huile de coco, du musc et du goudron.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde</l>
            <l>Sèmera le rubis, la perle et le saphir,</l>
            <l>Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !</l>
            <l>N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde</l>
            <l>Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">25. Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne…</head>
          <lg>
            <l>Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,</l>
            <l>Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,</l>
            <l>Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,</l>
            <l>Et que tu me parais, ornement de mes nuits,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Plus ironiquement accumuler les lieues</l>
            <l>Qui séparent mes bras des immensités bleues.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je m’avance à l’attaque, et je grimpe aux assauts,</l>
            <l>Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,</l>
            <l>Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !</l>
            <l>Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">26. Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle…</head>
          <lg>
            <l>Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle,</l>
            <l>Femme impure ! L’ennui rend ton âme cruelle.</l>
            <l>Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,</l>
            <l>Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques</l>
            <l>Ou des ifs flamboyant dans les fêtes publiques,</l>
            <l>Usent insolemment d’un pouvoir emprunté,</l>
            <l>Sans connaître jamais la loi de leur beauté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !</l>
            <l>Salutaire instrument, buveur du sang du monde,</l>
            <l>Comment n’as-tu pas honte et comment n’as-tu pas</l>
            <l>Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La grandeur de ce mal où tu te crois savante</l>
            <l>Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante,</l>
            <l>Quand la nature, grande en ses desseins cachés,</l>
            <l>De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— De toi, vil animal, — pour pétrir un génie ?</l>
            <l>Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">27. Sed non statiata</head>
          <lg>
            <l>Bizarre déité, brune comme les nuits,</l>
            <l>Au parfum mélangé de musc et de havane,</l>
            <l>Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,</l>
            <l>Sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je préfère au constance, à l’opium, au nuits,</l>
            <l>L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane ;</l>
            <l>Quand vers toi mes désirs partent en caravane,</l>
            <l>Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,</l>
            <l>Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;</l>
            <l>Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,</l>
            <l>Pour briser ton courage et te mettre aux abois,</l>
            <l>Dans l’enfer de ton lit devenir Proserpine !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">28. Avec ses vêtements ondoyants et nacrés…</head>
          <lg>
            <l>Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,</l>
            <l>Même quand elle marche on croirait qu’elle danse,</l>
            <l>Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés</l>
            <l>Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme le sable morne et l’azur des déserts,</l>
            <l>Insensibles tous deux à l’humaine souffrance,</l>
            <l>Comme les longs réseaux de la houle des mers,</l>
            <l>Elle se développe avec indifférence.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,</l>
            <l>Et dans cette nature étrange et symbolique</l>
            <l>Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,</l>
            <l>Resplendit à jamais, comme un astre inutile,</l>
            <l>La froide majesté de la femme stérile.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">29. LE SERPENT QUI DANSE</head>
          <lg>
            <l>Que j’aime voir, chère indolente,</l>
            <l>        De ton corps si beau,</l>
            <l>Comme une étoile vacillante,</l>
            <l>        Miroiter la peau !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur ta chevelure profonde</l>
            <l>        Aux âcres parfums,</l>
            <l>Mer odorante et vagabonde</l>
            <l>        Aux flots bleus et bruns,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme un navire qui s’éveille</l>
            <l>        Au vent du matin,</l>
            <l>Mon âme rêveuse appareille</l>
            <l>        Pour un ciel lointain.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tes yeux, où rien ne se révèle</l>
            <l>        De doux ni d’amer,</l>
            <l>Sont deux bijoux froids où se mêle</l>
            <l>        L’or avec le fer.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À te voir marcher en cadence,</l>
            <l>        Belle d’abandon,</l>
            <l>On dirait un serpent qui danse</l>
            <l>        Au bout d’un bâton.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous le fardeau de ta paresse</l>
            <l>        Ta tête d’enfant</l>
            <l>Se balance avec la mollesse</l>
            <l>        D’un jeune éléphant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et ton corps se penche et s’allonge</l>
            <l>        Comme un fin vaisseau</l>
            <l>Qui roule bord sur bord et plonge</l>
            <l>        Ses vergues dans l’eau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme un flot grossi par la fonte</l>
            <l>        Des glaciers grondants,</l>
            <l>Quand l’eau de ta bouche remonte</l>
            <l>        Au bord de tes dents,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je crois boire un vin de Bohême,</l>
            <l>        Amer et vainqueur,</l>
            <l>Un ciel liquide qui parsème</l>
            <l>        D’étoiles mon cœur !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">30. Une charogne</head>
          <lg>
            <l>Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,</l>
            <l>        Ce beau matin d’été si doux :</l>
            <l>Au détour d’un sentier une charogne infâme</l>
            <l>        Sur un lit semé de cailloux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,</l>
            <l>        Brûlante et suant les poisons,</l>
            <l>Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique</l>
            <l>        Son ventre plein d’exhalaisons.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le soleil rayonnait sur cette pourriture,</l>
            <l>        Comme afin de la cuire à point,</l>
            <l>Et de rendre au centuple à la grande Nature</l>
            <l>        Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et le ciel regardait la carcasse superbe</l>
            <l>        Comme une fleur s’épanouir.</l>
            <l>La puanteur était si forte, que sur l’herbe</l>
            <l>        Vous crûtes vous évanouir.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,</l>
            <l>        D’où sortaient de noirs bataillons</l>
            <l>De larves, qui coulaient comme un épais liquide</l>
            <l>        Le long de ces vivants haillons.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout cela descendait, montait comme une vague,</l>
            <l>        Ou s’élançait en pétillant ;</l>
            <l>On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,</l>
            <l>        Vivait en se multipliant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et ce monde rendait une étrange musique,</l>
            <l>        Comme l’eau courante et le vent,</l>
            <l>Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rhythmique</l>
            <l>        Agite et tourne dans son van.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,</l>
            <l>        Une ébauche lente à venir</l>
            <l>Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève</l>
            <l>        Seulement par le souvenir.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Derrière les rochers une chienne inquiète</l>
            <l>        Nous regardait d’un œil fâché,</l>
            <l>Épiant le moment de reprendre au squelette</l>
            <l>        Le morceau qu’elle avait lâché.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,</l>
            <l>        À cette horrible infection,</l>
            <l>Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,</l>
            <l>        Vous, mon ange et ma passion !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,</l>
            <l>        Après les derniers sacrements,</l>
            <l>Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,</l>
            <l>        Moisir parmi les ossements.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine</l>
            <l>        Qui vous mangera de baisers,</l>
            <l>Que j’ai gardé la forme et l’essence divine</l>
            <l>        De mes amours décomposés !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">31. De profundis clamavi</head>
          <lg>
            <l>J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,</l>
            <l>Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.</l>
            <l>C’est un univers morne à l’horizon plombé,</l>
            <l>Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,</l>
            <l>Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;</l>
            <l>C’est un pays plus nu que la terre polaire ;</l>
            <l>Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse</l>
            <l>La froide cruauté de ce soleil de glace</l>
            <l>Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je jalouse le sort des plus vils animaux</l>
            <l>Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,</l>
            <l>Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">32. Le vampire</head>
          <lg>
            <l>Toi qui, comme un coup de couteau,</l>
            <l>Dans mon cœur plaintif est entrée ;</l>
            <l>Toi qui, forte comme un troupeau</l>
            <l>De démons, vins, folle et parée,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De mon esprit humilié</l>
            <l>Faire ton lit et ton domaine ;</l>
            <l>— Infâme à qui je suis lié</l>
            <l>Comme le forçat à la chaîne,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme au jeu le joueur têtu,</l>
            <l>Comme à la bouteille l’ivrogne,</l>
            <l>Comme aux vermines la charogne,</l>
            <l>— Maudite, maudite sois-tu !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’ai prié le glaive rapide</l>
            <l>De conquérir ma liberté,</l>
            <l>Et j’ai dit au poison perfide</l>
            <l>De secourir ma lâcheté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Hélas ! le poison et le glaive</l>
            <l>M’ont pris en dédain et m’ont dit :</l>
            <l>« Tu n’es pas digne qu’on t’enlève</l>
            <l>À ton esclavage maudit,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Imbécile ! — de son empire</l>
            <l>Si nos efforts te délivraient,</l>
            <l>Tes baisers ressusciteraient</l>
            <l>Le cadavre de ton vampire ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">33. Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive…</head>
          <lg>
            <l>Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive,</l>
            <l>Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu,</l>
            <l>Je me pris à songer près de ce corps vendu</l>
            <l>À la triste beauté dont mon désir se prive.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je me représentai sa majesté native,</l>
            <l>Son regard de vigueur et de grâces armé,</l>
            <l>Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,</l>
            <l>Et dont le souvenir pour l’amour me ravive.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car j’eusse avec ferveur baisé ton noble corps,</l>
            <l>Et depuis tes pieds frais jusqu’à tes noires tresses</l>
            <l>Déroulé le trésor des profondes caresses,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Si, quelque soir, d’un pleur obtenu sans effort</l>
            <l>Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !</l>
            <l>Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">34. Remords posthume</head>
          <lg>
            <l>Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,</l>
            <l>Au fond d’un monument construit en marbre noir,</l>
            <l>Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir</l>
            <l>Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse</l>
            <l>Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,</l>
            <l>Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,</l>
            <l>Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le tombeau, confident de mon rêve infini</l>
            <l>(Car le tombeau toujours comprendra le poëte),</l>
            <l>Durant ces longues nuits d’où le somme est banni,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,</l>
            <l>De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »</l>
            <l>— Et le ver rongera ta peau comme un remords.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">35. Le chat</head>
          <lg>
            <l>Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;</l>
            <l>   Retiens les griffes de ta patte,</l>
            <l>Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,</l>
            <l>   Mêlés de métal et d’agate.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lorsque mes doigts caressent à loisir</l>
            <l>   Ta tête et ton dos élastique,</l>
            <l>Et que ma main s’enivre du plaisir</l>
            <l>   De palper ton corps électrique,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je vois ma femme en esprit. Son regard,</l>
            <l>   Comme le tien, aimable bête,</l>
            <l>Profond et froid, coupe et fend comme un dard,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>   Et, des pieds jusques à la tête,</l>
            <l>Un air subtil, un dangereux parfum,</l>
            <l>   Nagent autour de son corps brun.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">36. Duellum</head>
          <lg>
            <l>Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes</l>
            <l>Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.</l>
            <l>— Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes</l>
            <l>D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,</l>
            <l>Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,</l>
            <l>Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse.</l>
            <l>— Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces</l>
            <l>Nos héros, s’étreignant méchamment, ont roulé,</l>
            <l>Et leur peau fleurira l’aridité des ronces.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !</l>
            <l>Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,</l>
            <l>Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">37. Le balcon</head>
          <lg>
            <l>Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,</l>
            <l>Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !</l>
            <l>Tu te rappelleras la beauté des caresses,</l>
            <l>La douceur du foyer et le charme des soirs,</l>
            <l>Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,</l>
            <l>Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.</l>
            <l>Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !</l>
            <l>Nous avons dit souvent d’impérissables choses</l>
            <l>Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !</l>
            <l>Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !</l>
            <l>En me penchant vers toi, reine des adorées,</l>
            <l>Je croyais respirer le parfum de ton sang.</l>
            <l>Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,</l>
            <l>Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,</l>
            <l>Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison !</l>
            <l>Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.</l>
            <l>La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,</l>
            <l>Et revis mon passé blotti dans tes genoux.</l>
            <l>Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses</l>
            <l>Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?</l>
            <l>Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,</l>
            <l>Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,</l>
            <l>Comme montent au ciel les soleils rajeunis</l>
            <l>Après s’être lavés au fond des mers profondes ?</l>
            <l>— Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">38. Le possédé</head>
          <lg>
            <l>Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,</l>
            <l>Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;</l>
            <l>Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,</l>
            <l>Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,</l>
            <l>Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,</l>
            <l>Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,</l>
            <l>C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Allume ta prunelle à la flamme des lustres !</l>
            <l>Allume le désir dans les regards des rustres !</l>
            <l>Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;</l>
            <l>Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant</l>
            <l>Qui ne crie : <emph>Ô mon cher Belzébuth, je t’adore</emph> !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">39. Un fantome</head>
          <div>
            <head type="h3">1. Les ténèbres</head>
            <lg>
              <l>Dans les caveaux d’insondable tristesse</l>
              <l>Où le Destin m’a déjà relégué ;</l>
              <l>Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;</l>
              <l>Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur</l>
              <l>Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;</l>
              <l>Où, cuisinier aux appétits funèbres,</l>
              <l>Je fais bouillir et je mange mon cœur,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Par instants brille, et s’allonge, et s’étale</l>
              <l>Un spectre fait de grâce et de splendeur.</l>
              <l>À sa rêveuse allure orientale,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Quand il atteint sa totale grandeur,</l>
              <l>Je reconnais ma belle visiteuse :</l>
              <l>C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2. Le parfum</head>
            <lg>
              <l>Lecteur, as-tu quelquefois respiré</l>
              <l>Avec ivresse et lente gourmandise</l>
              <l>Ce grain d’encens qui remplit une église,</l>
              <l>Ou d’un sachet le musc invétéré ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Charme profond, magique, dont nous grise</l>
              <l>Dans le présent le passé restauré !</l>
              <l>Ainsi l’amant sur un corps adoré</l>
              <l>Du souvenir cueille la fleur exquise.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>De ses cheveux élastiques et lourds,</l>
              <l>Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,</l>
              <l>Une senteur montait, sauvage et fauve,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et des habits, mousseline ou velours,</l>
              <l>Tout imprégnés de sa jeunesse pure,</l>
              <l>Se dégageait un parfum de fourrure.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">3. Le cadre</head>
            <lg>
              <l>Comme un beau cadre ajoute à la peinture,</l>
              <l>Bien qu’elle soit d’un pinceau très-vanté,</l>
              <l>Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté</l>
              <l>En l’isolant de l’immense nature,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,</l>
              <l>S’adaptaient juste à sa rare beauté ;</l>
              <l>Rien n’offusquait sa parfaite clarté,</l>
              <l>Et tout semblait lui servir de bordure.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Même on eût dit parfois qu’elle croyait</l>
              <l>Que tout voulait l’aimer ; elle noyait</l>
              <l>Dans les baisers du satin et du linge</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Son beau corps nu, plein de frissonnements,</l>
              <l>Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,</l>
              <l>Montrait la grâce enfantine du singe.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">4. Le portrait</head>
            <lg>
              <l>La Maladie et la Mort font des cendres</l>
              <l>De tout le feu qui pour nous flamboya.</l>
              <l>De ces grands yeux si fervents et si tendres,</l>
              <l>De cette bouche où mon cœur se noya,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>De ces baisers puissants comme un dictame,</l>
              <l>De ces transports plus vifs que des rayons,</l>
              <l>Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !</l>
              <l>Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Qui, comme moi, meurt dans la solitude,</l>
              <l>Et que le Temps, injurieux vieillard,</l>
              <l>Chaque jour frotte avec son aile rude…</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Noir assassin de la Vie et de l’Art,</l>
              <l>Tu ne tueras jamais dans ma mémoire</l>
              <l>Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">40. Je te donne ces vers afin que si mon nom</head>
          <lg>
            <l>Je te donne ces vers afin que si mon nom</l>
            <l>Aborde heureusement aux époques lointaines,</l>
            <l>Et fait rêver un soir les cervelles humaines,</l>
            <l>Vaisseau favorisé par un grand aquilon,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,</l>
            <l>Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,</l>
            <l>Et par un fraternel et mystique chaînon</l>
            <l>Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Être maudit à qui, de l’abîme profond</l>
            <l>Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !</l>
            <l>— Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Foules d’un pied léger et d’un regard serein</l>
            <l>Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,</l>
            <l>Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">41. Semper eadem</head>
          <lg>
            <l>« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,</l>
            <l>Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »</l>
            <l>— Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,</l>
            <l>Vivre est un mal ! C’est un secret de tous connu,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Une douleur très-simple et non mystérieuse,</l>
            <l>Et, comme votre joie, éclatante pour tous.</l>
            <l>Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !</l>
            <l>Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !</l>
            <l>Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,</l>
            <l>La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un <emph>mensonge</emph>,</l>
            <l>Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,</l>
            <l>Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">42. Tout entière</head>
          <lg>
            <l>Le Démon, dans ma chambre haute,</l>
            <l>Ce matin est venu me voir,</l>
            <l>Et, tâchant à me prendre en faute,</l>
            <l>Me dit : « Je voudrais bien savoir,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Parmi toutes les belles choses</l>
            <l>Dont est fait son enchantement,</l>
            <l>Parmi les objets noirs ou roses</l>
            <l>Qui composent son corps charmant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quel est le plus doux. » — Ô mon âme !</l>
            <l>Tu répondis à l’Abhorré :</l>
            <l>« Puisqu’en Elle tout est dictame,</l>
            <l>Rien ne peut être préféré.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lorsque tout me ravit, j’ignore</l>
            <l>Si quelque chose me séduit.</l>
            <l>Elle éblouit comme l’Aurore</l>
            <l>Et console comme la Nuit ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et l’harmonie est trop exquise,</l>
            <l>Qui gouverne tout son beau corps,</l>
            <l>Pour que l’impuissante analyse</l>
            <l>En note les nombreux accords.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô métamorphose mystique</l>
            <l>De tous mes sens fondus en un !</l>
            <l>Son haleine fait la musique,</l>
            <l>Comme sa voix fait le parfum ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">43. Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire…</head>
          <lg>
            <l>Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,</l>
            <l>Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,</l>
            <l>À la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,</l>
            <l>Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :</l>
            <l>Rien ne vaut la douceur de son autorité ;</l>
            <l>Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,</l>
            <l>Et son œil nous revêt d’un habit de clarté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,</l>
            <l>Que ce soit dans la rue et dans la multitude,</l>
            <l>Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j’ordonne</l>
            <l>Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau ;</l>
            <l>Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">44. Le flambeau vivant</head>
          <lg>
            <l>Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,</l>
            <l>Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ;</l>
            <l>Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,</l>
            <l>Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Me sauvant de tout piége et de tout péché grave,</l>
            <l>Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;</l>
            <l>Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;</l>
            <l>Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique</l>
            <l>Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil</l>
            <l>Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;</l>
            <l>Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,</l>
            <l>Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">45. Réversibilité</head>
          <lg>
            <l>Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,</l>
            <l>La honte, les remords, les sanglots, les ennuis</l>
            <l>Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits</l>
            <l>Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?</l>
            <l>Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,</l>
            <l>Les poings crispés dans l’ombre et des larmes de fiel,</l>
            <l>Quand la Vengeance bat son infernal rappel,</l>
            <l>Et de nos facultés se fait le capitaine ?</l>
            <l>Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,</l>
            <l>Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,</l>
            <l>Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,</l>
            <l>Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?</l>
            <l>Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,</l>
            <l>Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment</l>
            <l>De lire la secrète horreur du dévoûment</l>
            <l>Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?</l>
            <l>Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,</l>
            <l>David mourant aurait demandé la santé</l>
            <l>Aux émanations de ton corps enchanté ;</l>
            <l>Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,</l>
            <l>Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">46. Confession</head>
          <lg>
            <l>Une fois, une seule, aimable et douce femme,</l>
            <l>              À mon bras votre bras poli</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>S’appuya (sur le fond ténébreux de mon âme</l>
            <l>              Ce souvenir n’est point pâli) ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve</l>
            <l>              La pleine lune s’étalait,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,</l>
            <l>              Sur Paris dormant ruisselait.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et le long des maisons, sous les portes cochères,</l>
            <l>              Des chats passaient furtivement,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,</l>
            <l>              Nous accompagnaient lentement.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout à coup, au milieu de l’intimité libre</l>
            <l>              Éclose à la pâle clarté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De vous, riche et sonore instrument où ne vibre</l>
            <l>              Que la radieuse gaîté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare</l>
            <l>              Dans le matin étincelant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Une note plaintive, une note bizarre</l>
            <l>              S’échappa, tout en chancelant</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde</l>
            <l>              Dont sa famille rougirait,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et qu’elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,</l>
            <l>              Dans un caveau mise au secret !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde :</l>
            <l>              « Que rien ici-bas n’est certain,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde,</l>
            <l>              Se trahit l’égoïsme humain ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que c’est un dur métier que d’être belle femme,</l>
            <l>              Et que c’est le travail banal</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De la danseuse folle et froide qui se pâme</l>
            <l>              Dans un sourire machinal ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ;</l>
            <l>              Que tout craque, amour et beauté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte</l>
            <l>              Pour les rendre à l’Éternité ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’ai souvent évoqué cette lune enchantée,</l>
            <l>              Ce silence et cette langueur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et cette confidence horrible chuchotée</l>
            <l>              Au confessionnal du cœur.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">47. L’aube spirituelle</head>
          <lg>
            <l>Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille</l>
            <l>Entre en société de l’Idéal rongeur,</l>
            <l>Par l’opération d’un mystère vengeur</l>
            <l>Dans la brute assoupie un Ange se réveille.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur,</l>
            <l>Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,</l>
            <l>S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.</l>
            <l>Ainsi, chère Déesse, Être lucide et pur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur les débris fumeux des stupides orgies</l>
            <l>Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,</l>
            <l>À mes yeux agrandis voltige incessamment.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le soleil a noirci la flamme des bougies ;</l>
            <l>Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,</l>
            <l>Âme resplendissante, à l’immortel Soleil !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">48. Harmonie du soir</head>
          <lg>
            <l>Voici venir les temps où vibrant sur sa tige</l>
            <l>Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;</l>
            <l>Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;</l>
            <l>Valse mélancolique et langoureux vertige !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;</l>
            <l>Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;</l>
            <l>Valse mélancolique et langoureux vertige !</l>
            <l>Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,</l>
            <l>Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !</l>
            <l>Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;</l>
            <l>Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,</l>
            <l>Du passé lumineux recueille tout vestige !</l>
            <l>Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…</l>
            <l>Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">49. Le flacon</head>
          <lg>
            <l>Il est de forts parfums pour qui toute matière</l>
            <l>Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.</l>
            <l>En ouvrant un coffret venu de l’orient</l>
            <l>Dont la serrure grince et rechigne en criant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ou dans une maison déserte quelque armoire</l>
            <l>Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,</l>
            <l>Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,</l>
            <l>D’où jaillit toute vive une âme qui revient.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,</l>
            <l>Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,</l>
            <l>Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,</l>
            <l>Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Voilà le souvenir enivrant qui voltige</l>
            <l>Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige</l>
            <l>Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains</l>
            <l>Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,</l>
            <l>Où, Lazare odorant déchirant son suaire,</l>
            <l>Se meut dans son réveil le cadavre spectral</l>
            <l>D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire</l>
            <l>Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire</l>
            <l>Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,</l>
            <l>Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je serai ton cercueil, aimable pestilence !</l>
            <l>Le témoin de ta force et de ta virulence,</l>
            <l>Cher poison préparé par les anges ! liqueur</l>
            <l>Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">50. Le poison</head>
          <lg>
            <l>Le vin sait revêtir le plus sordide bouge</l>
            <l>             D’un luxe miraculeux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et fait surgir plus d’un portique fabuleux</l>
            <l>             Dans l’or de sa vapeur rouge,</l>
            <l>Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,</l>
            <l>             Allonge l’illimité,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Approfondit le temps, creuse la volupté,</l>
            <l>             Et de plaisirs noirs et mornes</l>
            <l>Remplit l’âme au delà de sa capacité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout cela ne vaut pas le poison qui découle</l>
            <l>             De tes yeux, de tes yeux verts,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…</l>
            <l>             Mes songes viennent en foule</l>
            <l>Pour se désaltérer à ces gouffres amers.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout cela ne vaut pas le terrible prodige</l>
            <l>             De ta salive qui mord,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord,</l>
            <l>             Et, charriant le vertige,</l>
            <l>La roule défaillante aux rives de la mort !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">51. Ciel brouillé</head>
          <lg>
            <l>On dirait ton regard d’une vapeur couvert ;</l>
            <l>Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)</l>
            <l>Alternativement tendre, rêveur, cruel</l>
            <l>Réfléchit l’indolence et la pâleur du ciel.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,</l>
            <l>Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés,</l>
            <l>Quand, agités d’un mal inconnu qui les tord,</l>
            <l>Les nerfs trop éveillés raillent l’esprit qui dort.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu ressembles parfois à ces beaux horizons</l>
            <l>Qu’allument les soleils des brumeuses saisons…</l>
            <l>Comme tu resplendis, paysage mouillé</l>
            <l>Qu’enflamment les rayons tombant d’un ciel brouillé !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !</l>
            <l>Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,</l>
            <l>Et saurai-je tirer de l’implacable hiver</l>
            <l>Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">52. Le chat</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Dans ma cervelle se promène,</l>
              <l>Ainsi qu’en son appartement,</l>
              <l>Un beau chat, fort, doux et charmant.</l>
              <l>Quand il miaule, on l’entend à peine,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Tant son timbre est tendre et discret ;</l>
              <l>Mais que sa voix s’apaise ou gronde,</l>
              <l>Elle est toujours riche et profonde.</l>
              <l>C’est là son charme et son secret.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Cette voix, qui perle et qui filtre</l>
              <l>Dans mon fond le plus ténébreux,</l>
              <l>Me remplit comme un vers nombreux</l>
              <l>Et me réjouit comme un philtre.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Elle endort les plus cruels maux</l>
              <l>Et contient toutes les extases ;</l>
              <l>Pour dire les plus longues phrases,</l>
              <l>Elle n’a pas besoin de mots.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Non, il n’est pas d’archet qui morde</l>
              <l>Sur mon cœur, parfait instrument,</l>
              <l>Et fasse plus royalement</l>
              <l>Chanter sa plus vibrante corde,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Que ta voix, chat mystérieux,</l>
              <l>Chat séraphique, chat étrange,</l>
              <l>En qui tout est, comme en un ange,</l>
              <l>Aussi subtil qu’harmonieux !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>De sa fourrure blonde et brune</l>
              <l>Sort un parfum si doux, qu’un soir</l>
              <l>J’en fus embaumé, pour l’avoir</l>
              <l>Caressée une fois, rien qu’une.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>C’est l’esprit familier du lieu ;</l>
              <l>Il juge, il préside, il inspire</l>
              <l>Toutes choses dans son empire ;</l>
              <l>Peut-être est-il fée, est-il dieu.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime</l>
              <l>Tirés comme par un aimant,</l>
              <l>Se retournent docilement</l>
              <l>Et que je regarde en moi-même,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je vois avec étonnement</l>
              <l>Le feu de ses prunelles pâles,</l>
              <l>Clairs fanaux, vivantes opales,</l>
              <l>Qui me contemplent fixement.</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">53. Le beau navire</head>
          <lg>
            <l>Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !</l>
            <l>Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;</l>
            <l>              Je veux te peindre ta beauté,</l>
            <l>Où l’enfance s’allie à la maturité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,</l>
            <l>Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,</l>
            <l>              Chargé de toile, et va roulant</l>
            <l>Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.</l>
            <l>Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,</l>
            <l>Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ;</l>
            <l>              D’un air placide et triomphant</l>
            <l>Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</l>
            <l>Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !</l>
            <l>Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;</l>
            <l>              Je veux te peindre ta beauté,</l>
            <l>Où l’enfance s’allie à la maturité.</l>
            <l>Ta gorge qui s’avance et qui pousse la moire,</l>
            <l>Ta gorge triomphante est une belle armoire</l>
            <l>              Dont les panneaux bombés et clairs</l>
            <l>Comme les boucliers accrochent des éclairs ;</l>
            <l>Boucliers provoquants, armés de pointes roses !</l>
            <l>Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,</l>
            <l>              De vins, de parfums, de liqueurs</l>
            <l>Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !</l>
            <l>Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,</l>
            <l>Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,</l>
            <l>              Chargé de toile, et va roulant</l>
            <l>Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.</l>
            <l>Tes nobles jambes, sous les volants qu’elles chassent,</l>
            <l>Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,</l>
            <l>              Comme deux sorcières qui font</l>
            <l>Tourner un philtre noir dans un vase profond.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules,</l>
            <l>Sont des boas luisants les solides émules,</l>
            <l>              Faits pour serrer obstinément,</l>
            <l>Comme pour l’imprimer dans ton cœur, ton amant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,</l>
            <l>Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ;</l>
            <l>              D’un air placide et triomphant</l>
            <l>Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">54. L’invitation au voyage</head>
          <lg>
            <l>     Mon enfant, ma sœur,</l>
            <l>     Songe à la douceur</l>
            <l>D’aller là-bas vivre ensemble !</l>
            <l>     Aimer à loisir,</l>
            <l>     Aimer et mourir</l>
            <l>Au pays qui te ressemble !</l>
            <l>     Les soleils mouillés</l>
            <l>     De ces ciels brouillés</l>
            <l>Pour mon esprit ont les charmes</l>
            <l>     Si mystérieux</l>
            <l>     De tes traîtres yeux,</l>
            <l>Brillant à travers leurs larmes.</l>
            <l>Là, tout n’est qu’ordre et beauté,</l>
            <l>Luxe, calme et volupté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>     Des meubles luisants,</l>
            <l>     Polis par les ans,</l>
            <l>Décoreraient notre chambre ;</l>
            <l>     Les plus rares fleurs</l>
            <l>     Mêlant leurs odeurs</l>
            <l>Aux vagues senteurs de l’ambre,</l>
            <l>     Les riches plafonds,</l>
            <l>     Les miroirs profonds,</l>
            <l>La splendeur orientale,</l>
            <l>     Tout y parlerait</l>
            <l>     À l’âme en secret</l>
            <l>Sa douce langue natale.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Là, tout n’est qu’ordre et beauté,</l>
            <l>Luxe, calme et volupté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>     Vois sur ces canaux</l>
            <l>     Dormir ces vaisseaux</l>
            <l>Dont l’humeur est vagabonde ;</l>
            <l>     C’est pour assouvir</l>
            <l>     Ton moindre désir</l>
            <l>Qu’ils viennent du bout du monde.</l>
            <l>     — Les soleils couchants</l>
            <l>     Revêtent les champs,</l>
            <l>Les canaux, la ville entière,</l>
            <l>     D’hyacinthe et d’or ;</l>
            <l>     Le monde s’endort</l>
            <l>Dans une chaude lumière.</l>
            <l>Là, tout n’est qu’ordre et beauté,</l>
            <l>Luxe, calme et volupté.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">55. L’irréparable</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,</l>
              <l>       Qui vit, s’agite et se tortille,</l>
              <l>Et se nourrit de nous comme le ver des morts,</l>
              <l>       Comme du chêne la chenille ?</l>
              <l>Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,</l>
              <l>       Noierons-nous ce vieil ennemi,</l>
              <l>Destructeur et gourmand comme la courtisane,</l>
              <l>       Patient comme la fourmi ?</l>
              <l>Dans quel philtre ? — dans quel vin ? — dans quelle tisane ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,</l>
              <l>       À cet esprit comblé d’angoisse</l>
              <l>Et pareil au mourant qu’écrasent les blessés,</l>
              <l>       Que le sabot du cheval froisse,</l>
              <l>Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>À cet agonisant que le loup déjà flaire</l>
              <l>       Et que surveille le corbeau,</l>
              <l>À ce soldat brisé ! s’il faut qu’il désespère</l>
              <l>       D’avoir sa croix et son tombeau ;</l>
              <l>Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?</l>
              <l>       Peut-on déchirer des ténèbres</l>
              <l>Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,</l>
              <l>       Sans astres, sans éclairs funèbres ?</l>
              <l>Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge</l>
              <l>       Est soufflée, est morte à jamais !</l>
              <l>Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge</l>
              <l>       Les martyrs d’un chemin mauvais !</l>
              <l>Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?</l>
              <l>       Dis, connais-tu l’irrémissible ?</l>
              <l>Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,</l>
              <l>       À qui notre cœur sert de cible ?</l>
              <l>Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>L’Irréparable ronge avec sa dent maudite</l>
              <l>       Notre âme, piteux monument,</l>
              <l>Et souvent il attaque, ainsi que le termite,</l>
              <l>       Par la base le bâtiment.</l>
              <l>L’Irréparable ronge avec sa dent maudite !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal</l>
              <l>       Qu’enflammait l’orchestre sonore,</l>
              <l>Une fée allumer dans un ciel infernal</l>
              <l>       Une miraculeuse aurore ;</l>
              <l>J’ai vu parfois au fond d’un théâtre banal</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Un être, qui n’était que lumière, or et gaze,</l>
              <l>       Terrasser l’énorme Satan ;</l>
              <l>Mais mon cœur, que jamais ne visite l’extase,</l>
              <l>       Est un théâtre où l’on attend</l>
              <l>Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">56. Causerie</head>
          <lg>
            <l>Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !</l>
            <l>Mais la tristesse en moi monte comme la mer,</l>
            <l>Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose</l>
            <l>Le souvenir cuisant de son limon amer.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;</l>
            <l>Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé</l>
            <l>Par la griffe et la dent féroce de la femme.</l>
            <l>Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;</l>
            <l>On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !</l>
            <l>— Un parfum nage autour de votre gorge nue !…</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !</l>
            <l>Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,</l>
            <l>Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">57. Chant d’automne</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;</l>
              <l>Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !</l>
              <l>J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres</l>
              <l>Le bois retentissant sur le pavé des cours.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,</l>
              <l>Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,</l>
              <l>Et, comme le soleil dans son enfer polaire,</l>
              <l>Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;</l>
              <l>L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.</l>
              <l>Mon esprit est pareil à la tour qui succombe</l>
              <l>Sous les coups du bélier infatigable et lourd.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Il me semble, bercé par ce choc monotone,</l>
              <l>Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.…</l>
              <l>Pour qui ? — C’était hier l’été ; voici l’automne !</l>
              <l>Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,</l>
              <l>Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,</l>
              <l>Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,</l>
              <l>Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,</l>
              <l>Même pour un ingrat, même pour un méchant ;</l>
              <l>Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère</l>
              <l>D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !</l>
              <l>Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,</l>
              <l>Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,</l>
              <l>De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">58. À une madone (ex-voto dans le goût espagnol)</head>
          <lg>
            <l>Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,</l>
            <l>Un autel souterrain au fond de ma détresse,</l>
            <l>Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,</l>
            <l>Loin du désir mondain et du regard moqueur,</l>
            <l>Une niche, d’azur et d’or tout émaillée,</l>
            <l>Où tu te dresseras, Statue émerveillée.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Avec mes Vers polis, treillis d’un pur métal</l>
            <l>Savamment constellé de rimes de cristal,</l>
            <l>Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;</l>
            <l>Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,</l>
            <l>Je saurai te tailler un Manteau, de façon</l>
            <l>Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,</l>
            <l>Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;</l>
            <l>Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,</l>
            <l>Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,</l>
            <l>Aux pointes se balance, aux vallons se repose,</l>
            <l>Et revêt d’un baiser tout ton corps blanc et rose</l>
            <l>Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers</l>
            <l>De satin, par tes pieds divins humiliés,</l>
            <l>Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte,</l>
            <l>Comme un moule fidèle en garderont l’empreinte.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Si je ne puis, malgré tout mon art diligent,</l>
            <l>Pour Marchepied tailler une Lune d’argent,</l>
            <l>Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles</l>
            <l>Sous tes talons, afin que tu foules et railles,</l>
            <l>Reine victorieuse et féconde en rachats,</l>
            <l>Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats.</l>
            <l>Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges</l>
            <l>Devant l’autel fleuri de la Reine des Vierges,</l>
            <l>Étoilant de reflets le plafond peint en bleu,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Te regarder toujours avec des yeux de feu ;</l>
            <l>Et comme tout en moi te chérit et t’admire,</l>
            <l>Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe,</l>
            <l>Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux,</l>
            <l>En Vapeurs montera mon Esprit orageux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Enfin, pour compléter ton rôle de Marie,</l>
            <l>Et pour mêler l’amour avec la barbarie,</l>
            <l>Volupté noire ! des sept Péchés capitaux,</l>
            <l>Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux</l>
            <l>Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,</l>
            <l>Prenant le plus profond de ton amour pour cible,</l>
            <l>Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,</l>
            <l>Dans ton Cœur sanglotant, dans ton cœur ruisselant !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">59. Chanson d’après-midi</head>
          <lg>
            <l>Quoique tes sourcils méchants</l>
            <l>Te donnent un air étrange</l>
            <l>Qui n’est pas celui d’un ange,</l>
            <l>Sorcière aux yeux alléchants,</l>
            <l>Je t’adore, ô ma frivole,</l>
            <l>Ma terrible passion !</l>
            <l>Avec la dévotion</l>
            <l>Du prêtre pour son idole.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le désert et la forêt</l>
            <l>Embaument tes tresses rudes ;</l>
            <l>Ta tête a les attitudes</l>
            <l>De l’énigme et du secret ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur ta chair le parfum rôde</l>
            <l>Comme autour d’un encensoir ;</l>
            <l>Tu charmes comme le soir,</l>
            <l>Nymphe ténébreuse et chaude.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ah ! les philtres les plus forts</l>
            <l>Ne valent pas ta paresse,</l>
            <l>Et tu connais la caresse</l>
            <l>Qui fait revivre les morts !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tes hanches sont amoureuses</l>
            <l>De ton dos et de tes seins,</l>
            <l>Et tu ravis les coussins</l>
            <l>Par tes poses langoureuses.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quelquefois pour apaiser</l>
            <l>Ta rage mystérieuse,</l>
            <l>Tu prodigues, sérieuse,</l>
            <l>La morsure et le baiser ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu me déchires, ma brune,</l>
            <l>Avec un rire moqueur,</l>
            <l>Et puis tu mets sur mon cœur</l>
            <l>Ton œil doux comme la lune.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous tes souliers de satin,</l>
            <l>Sous tes charmants pieds de soie,</l>
            <l>Moi, je mets ma grande joie,</l>
            <l>Mon génie et mon destin,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon âme par toi guérie,</l>
            <l>Par toi, lumière et couleur !</l>
            <l>Explosion de chaleur</l>
            <l>Dans ma noire Sibérie !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">60. Sisina</head>
          <lg>
            <l>Imaginez Diane en galant équipage,</l>
            <l>Parcourant les forêts ou battant les halliers,</l>
            <l>Cheveux et gorge au vent, s’enivrant de tapage,</l>
            <l>Superbe et défiant les meilleurs cavaliers !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,</l>
            <l>Excitant à l’assaut un peuple sans souliers,</l>
            <l>La joue et l’œil en feu, jouant son personnage,</l>
            <l>Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Telle la Sisina ! Mais la douce guerrière</l>
            <l>A l’âme charitable autant que meurtrière ;</l>
            <l>Son courage, affolé de poudre et de tambours,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Devant les suppliants sait mettre bas les armes,</l>
            <l>Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,</l>
            <l>Pour qui s’en montre digne, un réservoir de larmes.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">61. Vers pour le portrait d’Honoré Daumier</head>
          <lg>
            <l>Celui dont nous t’offrons l’image,</l>
            <l>Et dont l’art, subtil entre tous,</l>
            <l>Nous enseigne à rire de nous,</l>
            <l>Celui-là, lecteur, est un sage.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est un satirique, un moqueur ;</l>
            <l>Mais l’énergie avec laquelle</l>
            <l>Il peint le Mal et sa séquelle</l>
            <l>Prouve la beauté de son cœur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Son rire n’est pas la grimace</l>
            <l>De Melmoth ou de Méphisto</l>
            <l>Sous la torche de l’Alecto</l>
            <l>Qui les brûle, mais qui nous glace.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Leur rire, hélas ! de la gaîté</l>
            <l>N’est que la douloureuse charge ;</l>
            <l>Le sien rayonne, franc et large,</l>
            <l>Comme un signe de sa bonté !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">62. Franciscæ meæ laudes</head>
          <lg>
            <l>Novis te cantabo chordis,</l>
            <l>O novelletum quod ludis</l>
            <l>In solitudine cordis.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Esto sertis implicata,</l>
            <l>O fœmina delicata</l>
            <l>Per quam solvuntur peccata !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sicut beneficum Lethe,</l>
            <l>Hauriam oscula de te,</l>
            <l>Quæ imbuta es magnete.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quum vitiorum tempestas</l>
            <l>Turbabat omnes semitas,</l>
            <l>Apparuisti, deitas,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Velut stella salutaris</l>
            <l>In naufragiis amaris.....</l>
            <l>Suspendam cor tuis aris !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Piscina plena virtutis,</l>
            <l>Fons æternæ juventutis,</l>
            <l>Labris vocem redde mutis !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quod erat spurcum, cremasti ;</l>
            <l>Quod rudius, exæquasti ;</l>
            <l>Quod debile, confirmasti !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>In fame mea taberna,</l>
            <l>In nocte mea lucerna,</l>
            <l>Recte me semper guberna.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Adde nunc vires viribus,</l>
            <l>Dulce balneum suavibus</l>
            <l>Unguentatum odoribus !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Meos circa lumbos mica,</l>
            <l>O castitatis lorica,</l>
            <l>Aqua tincta seraphica ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Patera gemmis corusca,</l>
            <l>Panis salsus, mollis esca,</l>
            <l>Divinum vinum, Francisca !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">63. À une dame créole</head>
          <lg>
            <l>Au pays parfumé que le soleil caresse,</l>
            <l>J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés</l>
            <l>Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,</l>
            <l>Une dame créole aux charmes ignorés.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse</l>
            <l>A dans le col des airs noblement maniérés ;</l>
            <l>Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,</l>
            <l>Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,</l>
            <l>Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,</l>
            <l>Belle digne d’orner les antiques manoirs,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,</l>
            <l>Germer mille sonnets dans le cœur des poëtes,</l>
            <l>Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">64. Mœsta et errabunda</head>
          <lg>
            <l>Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe,</l>
            <l>Loin du noir océan de l’immonde cité,</l>
            <l>Vers un autre océan où la splendeur éclate,</l>
            <l>Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?</l>
            <l>Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La mer, la vaste mer, console nos labeurs !</l>
            <l>Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse</l>
            <l>Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,</l>
            <l>De cette fonction sublime de berceuse ?</l>
            <l>La mer, la vaste mer, console nos labeurs !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !</l>
            <l>Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !</l>
            <l>— Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe</l>
            <l>Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,</l>
            <l>Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme vous êtes loin, paradis parfumé,</l>
            <l>Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,</l>
            <l>Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé !</l>
            <l>Où dans la volupté pure le cœur se noie !</l>
            <l>Comme vous êtes loin, paradis parfumé !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais le vert paradis des amours enfantines,</l>
            <l>Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,</l>
            <l>Les violons vibrant derrière les collines,</l>
            <l>Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,</l>
            <l>— Mais le vert paradis des amours enfantines,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,</l>
            <l>Est-il déjà plus loin que l’Inde ou que la Chine ?</l>
            <l>Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,</l>
            <l>Et l’animer encor d’une voix argentine,</l>
            <l>L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">65. Le revenant</head>
          <lg>
            <l>Comme les anges à l’œil fauve,</l>
            <l>Je reviendrai dans ton alcôve</l>
            <l>Et vers toi glisserai sans bruit</l>
            <l>Avec les ombres de la nuit ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et je te donnerai, ma brune,</l>
            <l>Des baisers froids comme la lune</l>
            <l>Et des caresses de serpent</l>
            <l>Autour d’une fosse rampant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand viendra le matin livide,</l>
            <l>Tu trouveras ma place vide,</l>
            <l>Où jusqu’au soir il fera froid.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme d’autres par la tendresse,</l>
            <l>Sur ta vie et sur ta jeunesse,</l>
            <l>Moi, je veux régner par l’effroi !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">66. Sonnet d’automne</head>
          <lg>
            <l>Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :</l>
            <l>« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite ? »</l>
            <l>— Sois charmante et tais-toi ! Mon cœur, que tout irrite,</l>
            <l>Excepté la candeur de l’antique animal,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ne veut pas te montrer son secret infernal,</l>
            <l>Berceuse dont la main aux longs sommeils m’invite !</l>
            <l>Ni sa noire légende avec la flamme écrite.</l>
            <l>Je hais la passion et l’esprit me fait mal !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Aimons-nous doucement. L’Amour dans sa guérite,</l>
            <l>Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.</l>
            <l>Je connais les engins de son vieil arsenal :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Crime, horreur et folie ! — Ô pâle marguerite !</l>
            <l>Comme moi n’es-tu pas un soleil automnal,</l>
            <l>Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">67. Tristesse de la lune</head>
          <lg>
            <l>Ce soir, la Lune rêve avec plus de paresse ;</l>
            <l>Ainsi qu’une beauté, sur de nombreux coussins,</l>
            <l>Qui, d’une main distraite et légère, caresse</l>
            <l>Avant de s’endormir le contour de ses seins,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur le dos satiné des molles avalanches,</l>
            <l>Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,</l>
            <l>Et promène ses yeux sur les visions blanches</l>
            <l>Qui montent dans l’azur comme des floraisons.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,</l>
            <l>Elle laisse filer une larme furtive,</l>
            <l>Un poëte pieux, ennemi du sommeil,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,</l>
            <l>Aux reflets irisés comme un fragment d’opale,</l>
            <l>Et la met dans son cœur loin des yeux du Soleil.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">68. Les chats</head>
          <lg>
            <l>Les amoureux fervents et les savants austères</l>
            <l>Aiment également, dans leur mûre saison,</l>
            <l>Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,</l>
            <l>Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Amis de la science et de la volupté,</l>
            <l>Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;</l>
            <l>L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,</l>
            <l>S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ils prennent en songeant les nobles attitudes</l>
            <l>Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,</l>
            <l>Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,</l>
            <l>Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,</l>
            <l>Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">69. Les hiboux</head>
          <lg>
            <l>Sous les ifs noirs qui les abritent</l>
            <l>Les hiboux se tiennent rangés,</l>
            <l>Ainsi que des dieux étrangers,</l>
            <l>Dardant leur œil rouge. Ils méditent.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sans remuer ils se tiendront</l>
            <l>Jusqu’à l’heure mélancolique</l>
            <l>Où, poussant le soleil oblique,</l>
            <l>Les ténèbres s’établiront.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Leur attitude au sage enseigne</l>
            <l>Qu’il faut en ce monde qu’il craigne</l>
            <l>Le tumulte et le mouvement ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’homme ivre d’une ombre qui passe</l>
            <l>Porte toujours le châtiment</l>
            <l>D’avoir voulu changer de place.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">70. La pipe</head>
          <lg>
            <l>Je suis la pipe d’un auteur ;</l>
            <l>On voit, à contempler ma mine</l>
            <l>D’Abyssinienne ou de Cafrine,</l>
            <l>Que mon maître est un grand fumeur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand il est comblé de douleur,</l>
            <l>Je fume comme la chaumine</l>
            <l>Où se prépare la cuisine</l>
            <l>Pour le retour du laboureur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’enlace et je berce son âme</l>
            <l>Dans le réseau mobile et bleu</l>
            <l>Qui monte de ma bouche en feu,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et je roule un puissant dictame</l>
            <l>Qui charme son cœur et guérit</l>
            <l>De ses fatigues son esprit.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">71. La musique</head>
          <lg>
            <l>La musique souvent me prend comme une mer !</l>
            <l>            Vers ma pâle étoile,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,</l>
            <l>            Je mets à la voile ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La poitrine en avant et les poumons gonflés</l>
            <l>            Comme de la toile,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’escalade le dos des flots amoncelés</l>
            <l>            Que la nuit me voile ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sens vibrer en moi toutes les passions</l>
            <l>            D’un vaisseau qui souffre ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le bon vent, la tempête et ses convulsions</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>            Sur l’immense gouffre</l>
            <l>Me bercent. — D’autre fois, calme plat, grand miroir</l>
            <l>            De mon désespoir !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">72. Sépulture d’un poëte maudit</head>
          <lg>
            <l>Si par une nuit lourde et sombre</l>
            <l>Un bon chrétien, par charité,</l>
            <l>Derrière quelque vieux décombre</l>
            <l>Enterre votre corps vanté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À l’heure où les chastes étoiles</l>
            <l>Ferment leurs yeux appesantis,</l>
            <l>L’araignée y fera ses toiles,</l>
            <l>Et la vipère ses petits ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vous entendrez toute l’année</l>
            <l>Sur votre tête condamnée</l>
            <l>Les cris lamentables des loups</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et des sorcières faméliques,</l>
            <l>Les ébats des vieillards lubriques</l>
            <l>Et les complots des noirs filous.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">73. Une gravure fantastique</head>
          <lg>
            <l>Ce spectre singulier n’a pour toute toilette,</l>
            <l>Grotesquement campé sur son front de squelette,</l>
            <l>Qu’un diadème affreux sentant le carnaval.</l>
            <l>Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,</l>
            <l>Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,</l>
            <l>Qui bave des naseaux comme un épileptique.</l>
            <l>Au travers de l’espace ils s’enfoncent tous deux,</l>
            <l>Et foulent l’infini d’un sabot hasardeux.</l>
            <l>Le cavalier promène un sabre qui flamboie</l>
            <l>Sur les foules sans nom que sa monture broie,</l>
            <l>Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,</l>
            <l>Le cimetière immense et froid, sans horizon,</l>
            <l>Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,</l>
            <l>Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">74. Le mort joyeux</head>
          <lg>
            <l>Dans une terre grasse et pleine d’escargots</l>
            <l>Je veux creuser moi-même une fosse profonde,</l>
            <l>Où je puisse à loisir étaler mes vieux os</l>
            <l>Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;</l>
            <l>Plutôt que d’implorer une larme du monde,</l>
            <l>Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux</l>
            <l>À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,</l>
            <l>Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !</l>
            <l>Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À travers ma ruine allez donc sans remords,</l>
            <l>Et dites-moi s’il est encor quelque torture</l>
            <l>Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">75. Le tonneau de la haine</head>
          <lg>
            <l>La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;</l>
            <l>La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts</l>
            <l>A beau précipiter dans ses ténèbres vides</l>
            <l>De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,</l>
            <l>Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts,</l>
            <l>Quand même elle saurait ranimer ses victimes,</l>
            <l>Et pour les ressaigner ressusciter leurs corps.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne,</l>
            <l>Qui sent toujours la soif naître de la liqueur</l>
            <l>Et se multiplier comme l’hydre de Lerne.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,</l>
            <l>Et la Haine est vouée à ce sort lamentable</l>
            <l>De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">76. La cloche fêlée</head>
          <lg>
            <l>Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,</l>
            <l>D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,</l>
            <l>Les souvenirs lointains lentement s’élever</l>
            <l>Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux</l>
            <l>Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,</l>
            <l>Jette fidèlement son cri religieux,</l>
            <l>Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis</l>
            <l>Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,</l>
            <l>Il arrive souvent que sa voix affaiblie</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie</l>
            <l>Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,</l>
            <l>Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">77. Spleen</head>
          <lg>
            <l>Pluviôse, irrité contre la vie entière,</l>
            <l>De son urne à grands flots verse un froid ténébreux</l>
            <l>Aux pâles habitants du voisin cimetière</l>
            <l>Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon chat sur le carreau cherchant une litière</l>
            <l>Agite sans repos son corps maigre et galeux ;</l>
            <l>L’âme d’un vieux poëte erre dans la gouttière</l>
            <l>Avec la triste voix d’un fantôme frileux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée</l>
            <l>Accompagne en fausset la pendule enrhumée,</l>
            <l>Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Héritage fatal d’une vieille hydropique,</l>
            <l>Le beau valet de cœur et la dame de pique</l>
            <l>Causent sinistrement de leurs amours défunts.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">78. Spleen</head>
          <lg>
            <l>J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,</l>
            <l>De vers, de billets doux, de procès, de romances,</l>
            <l>Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,</l>
            <l>Cache moins de secrets que mon triste cerveau.</l>
            <l>C’est une pyramide, un immense caveau,</l>
            <l>Qui contient plus de morts que la fosse commune.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Je suis un cimetière abhorré de la lune,</l>
            <l>Où, comme des remords, se traînent de longs vers</l>
            <l>Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.</l>
            <l>Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,</l>
            <l>Où gît tout un fouillis de modes surannées,</l>
            <l>Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,</l>
            <l>Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,</l>
            <l>Quand sous les lourds flocons des neigeuses années</l>
            <l>L’Ennui, fruit de la morne incuriosité,</l>
            <l>Prend les proportions de l’immortalité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !</l>
            <l>Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,</l>
            <l>Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,</l>
            <l>Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche</l>
            <l>Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">79. Spleen</head>
          <lg>
            <l>Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,</l>
            <l>Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,</l>
            <l>Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,</l>
            <l>S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.</l>
            <l>Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,</l>
            <l>Ni son peuple mourant en face du balcon.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Du bouffon favori la grotesque ballade</l>
            <l>Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;</l>
            <l>Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,</l>
            <l>Et les dames d’atour, pour qui tout prince est beau,</l>
            <l>Ne savent plus trouver d’impudique toilette</l>
            <l>Pour tirer un souris de ce jeune squelette.</l>
            <l>Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu</l>
            <l>De son être extirper l’élément corrompu,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,</l>
            <l>Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,</l>
            <l>Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété</l>
            <l>Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">80. Spleen</head>
          <lg>
            <l>Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle</l>
            <l>Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,</l>
            <l>Et que de l’horizon embrassant tout le cercle</l>
            <l>Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand la terre est changée en un cachot humide,</l>
            <l>Où l’Espérance, comme une chauve-souris,</l>
            <l>S’en va battant les murs de son aile timide</l>
            <l>Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand la pluie étalant ses immenses traînées</l>
            <l>D’une vaste prison imite les barreaux,</l>
            <l>Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées</l>
            <l>Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Des cloches tout à coup sautent avec furie</l>
            <l>Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,</l>
            <l>Ainsi que des esprits errants et sans patrie</l>
            <l>Qui se mettent à geindre opiniâtrément.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,</l>
            <l>Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,</l>
            <l>Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,</l>
            <l>Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">81. Obsession</head>
          <lg>
            <l>Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;</l>
            <l>Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,</l>
            <l>Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,</l>
            <l>Répondent les échos de vos <emph>De profundis.</emph></l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,</l>
            <l>Mon esprit les retrouve en lui ! Ce rire amer</l>
            <l>De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,</l>
            <l>Je l’entends dans le rire énorme de la mer.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme tu me plairais, ô Nuit ! sans ces étoiles</l>
            <l>Dont la lumière parle un langage connu !</l>
            <l>Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles</l>
            <l>Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,</l>
            <l>Des êtres disparus aux regards familiers.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">82. Le goût du néant</head>
          <lg>
            <l>Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,</l>
            <l>L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,</l>
            <l>Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,</l>
            <l>Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,</l>
            <l>L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;</l>
            <l>Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !</l>
            <l>Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Printemps adorable a perdu son odeur!</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et le Temps m’engloutit minute par minute,</l>
            <l>Comme la neige immense un corps pris de roideur ;</l>
            <l>Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur,</l>
            <l>Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">83. Alchimie de la douleur</head>
          <lg>
            <l>L’un t’éclaire avec son ardeur,</l>
            <l>L’autre en toi met son deuil, Nature !</l>
            <l>Ce qui dit à l’un : Sépulture !</l>
            <l>Dit à l’autre : Vie et splendeur !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Hermès inconnu qui m’assistes</l>
            <l>Et qui toujours m’intimidas,</l>
            <l>Tu me rends l’égal de Midas,</l>
            <l>Le plus triste des alchimistes ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Par toi je change l’or en fer</l>
            <l>Et le paradis en enfer ;</l>
            <l>Dans le suaire des nuages</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je découvre un cadavre cher,</l>
            <l>Et sur les célestes rivages</l>
            <l>Je bâtis de grands sarcophages.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">84. Horreur sympathique</head>
          <lg>
            <l>« De ce ciel bizarre et livide,</l>
            <l>Tourmenté comme ton destin,</l>
            <l>Quels pensers dans ton âme vide</l>
            <l>Descendent ? — Réponds, libertin. »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Insatiablement avide</l>
            <l>De l’obscur et de l’incertain,</l>
            <l>Je ne geindrai pas comme Ovide</l>
            <l>Chassé du paradis latin.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Cieux déchirés comme des grèves,</l>
            <l>En vous se mire mon orgueil !</l>
            <l>Vos vastes nuages en deuil</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sont les corbillards de mes rêves,</l>
            <l>Et vos lueurs sont le reflet</l>
            <l>De l’Enfer où mon cœur se plaît !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">85. Le calumet de paix (imité de Longfellow)</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Or Gitche Manito [1], le Maître de la vie,</l>
              <l>Le Puissant, descendit dans la verte prairie,</l>
              <l>Dans l’immense prairie aux coteaux montueux ;</l>
              <l>Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,</l>
              <l>Dominant tout l’espace et baigné de lumière,</l>
              <l>Il se tenait debout, vaste et majestueux.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Alors il convoqua les peuples innombrables,</l>
              <l>Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables</l>
              <l>Avec sa main terrible il rompit un morceau</l>
              <l>Du rocher, dont il fit une pipe superbe,</l>
              <l>Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,</l>
              <l>Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Pour la bourrer il prit au saule son écorce ;</l>
              <l>Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,</l>
              <l>Debout, il alluma, comme un divin fanal,</l>
              <l>La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière</l>
              <l>Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.</l>
              <l>Or pour les nations c’était le grand signal.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et lentement montait la divine fumée</l>
              <l>Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.</l>
              <l>Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux ;</l>
              <l>Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,</l>
              <l>Puis blanchit ; et montant, et grossissant sans cesse,</l>
              <l>Elle alla se briser au dur plafond des cieux.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,</l>
              <l>Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,</l>
              <l>Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,</l>
              <l>Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,</l>
              <l>Tous virent le signal et l’immense fumée</l>
              <l>Montant paisiblement dans le matin vermeil.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande</l>
              <l>De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,</l>
              <l>Oscille et se détache en noir sur le soleil ?</l>
              <l>C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,</l>
              <l>Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie :</l>
              <l>« Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil ! »</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Par le chemin des eaux, par la route des plaines,</l>
              <l>Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines</l>
              <l>Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,</l>
              <l>Comprenant le signal du nuage qui bouge,</l>
              <l>Vinrent docilement à la Carrière Rouge</l>
              <l>Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,</l>
              <l>Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,</l>
              <l>Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal ;</l>
              <l>Et la haine qui fait combattre tous les êtres,</l>
              <l>La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres</l>
              <l>Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.</l>
              <l>Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,</l>
              <l>Les considérait tous avec compassion,</l>
              <l>Comme un père très-bon, ennemi du désordre,</l>
              <l>Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.</l>
              <l>Tel Gitche Manito pour toute nation.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Il étendit sur eux sa puissante main droite</l>
              <l>Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,</l>
              <l>Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main ;</l>
              <l>Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,</l>
              <l>Comparable à la voix d’une eau tumultueuse</l>
              <l>Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain :</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>« Ô ma postérité, déplorable et chérie !</l>
              <l>Ô mes fils ! écoutez la divine raison.</l>
              <l>C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,</l>
              <l>Qui vous parle ! celui qui dans votre patrie</l>
              <l>A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ;</l>
              <l>Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ?</l>
              <l>Le marais fut par moi peuplé de volatiles ;</l>
              <l>Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles ?</l>
              <l>Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.</l>
              <l>Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits !</l>
              <l>Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,</l>
              <l>Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères</l>
              <l>Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète</l>
              <l>Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.</l>
              <l>Sa parole fera de la vie une fête ;</l>
              <l>Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,</l>
              <l>Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.</l>
              <l>Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;</l>
              <l>Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,</l>
              <l>Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,</l>
              <l>Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix ! »</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">3.</head>
            <lg>
              <l>Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,</l>
              <l>Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre</l>
              <l>Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.</l>
              <l>Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive</l>
              <l>Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.</l>
              <l>Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Chacun s’en retourna, l’âme calme et ravie,</l>
              <l>Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,</l>
              <l>Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.</l>
              <l>— À travers la vapeur splendide du nuage</l>
              <l>Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,</l>
              <l>Immense, parfumé, sublime, radieux !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">86. La prière d’un païen</head>
          <lg>
            <l>Ah ! ne ralentis pas tes flammes ;</l>
            <l>Réchauffe mon cœur engourdi,</l>
            <l>Volupté, torture des âmes !</l>
            <l>Diva ! supplicem exaudî !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Déesse dans l’air répandue,</l>
            <l>Flamme dans notre souterrain !</l>
            <l>Exauce une âme morfondue,</l>
            <l>Qui te consacre un chant d’airain.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Volupté, sois toujours ma reine !</l>
            <l>Prends le masque d’une sirène</l>
            <l>Faite de chair et de velours,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ou verse-moi tes sommeils lourds</l>
            <l>Dans le vin informe et mystique,</l>
            <l>Volupté, fantôme élastique !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">87. Le couvercle</head>
          <lg>
            <l>En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre,</l>
            <l>Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,</l>
            <l>Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,</l>
            <l>Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,</l>
            <l>Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,</l>
            <l>Partout l’homme subit la terreur du mystère,</l>
            <l>Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe,</l>
            <l>Plafond illuminé pour un opéra bouffe</l>
            <l>Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Terreur du libertin, espoir du fol ermite ;</l>
            <l>Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite</l>
            <l>Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">88. L’imprévu</head>
          <lg>
            <l>Harpagon qui veillait son père agonisant,</l>
            <l>Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches :</l>
            <l>« Nous avons au grenier un nombre suffisant,</l>
            <l>      Ce me semble, de vieilles planches ? »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Célimène roucoule et dit : « Mon cœur est bon,</l>
            <l>Et naturellement, Dieu m’a faite très-belle. »</l>
            <l>— Son cœur ! cœur racorni, fumé comme un jambon,</l>
            <l>      Recuit à la flamme éternelle !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,</l>
            <l>Dit au pauvre, qu’il a noyé dans les ténèbres :</l>
            <l>« Où donc l’aperçois-tu, ce créateur du Beau,</l>
            <l>      Ce Redresseur que tu célèbres ? »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mieux que tous, je connais certain voluptueux</l>
            <l>Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,</l>
            <l>Répétant, l’impuissant et le fat : « Oui, je veux</l>
            <l>      Être vertueux, dans une heure ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’Horloge à son tour, dit à voix basse : « Il est mûr,</l>
            <l>Le damné ! J’avertis en vain la chair infecte.</l>
            <l>L’homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur</l>
            <l>      Qu’habite et que ronge un insecte ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et puis, quelqu’un paraît, que tous avaient nié,</l>
            <l>Et qui leur dit, railleur et fier : « Dans mon ciboire,</l>
            <l>Vous avez, que je crois, assez communié,</l>
            <l>      À la joyeuse Messe noire ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Chacun de vous m’a fait un temple dans son cœur ;</l>
            <l>Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde !</l>
            <l>Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,</l>
            <l>      Énorme et laid comme le monde !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,</l>
            <l>Qu’on se moque du maître, et qu’avec lui l’on triche,</l>
            <l>Et qu’il soit naturel de recevoir deux prix,</l>
            <l>      D’aller au Ciel et d’être riche ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il faut que le gibier paye le vieux chasseur</l>
            <l>Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie.</l>
            <l>Je vais vous emporter à travers l’épaisseur,</l>
            <l>      Compagnons de ma triste joie,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À travers l’épaisseur de la terre et du roc,</l>
            <l>À travers les amas confus de votre cendre,</l>
            <l>Dans un palais aussi grand que moi, d’un seul bloc,</l>
            <l>      Et qui n’est pas de pierre tendre ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car il est fait avec l’universel Péché,</l>
            <l>Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire ! »</l>
            <l>— Cependant, tout en haut de l’univers juché,</l>
            <l>      Un Ange sonne la victoire</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De ceux dont le cœur dit : « Que béni soit ton fouet,</l>
            <l>Seigneur ! que la douleur, ô Père, soit bénie !</l>
            <l>Mon âme dans tes mains n’est pas un vain jouet,</l>
            <l>      Et ta prudence est infinie. »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le son de la trompette est si délicieux,</l>
            <l>Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,</l>
            <l>Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux</l>
            <l>      Dont elle chante les louanges.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">89. L’examen de minuit</head>
          <lg>
            <l>La pendule, sonnant minuit,</l>
            <l>Ironiquement nous engage</l>
            <l>À nous rappeler quel usage</l>
            <l>Nous fîmes du jour qui s’enfuit :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Aujourd’hui, date fatidique,</l>
            <l>Vendredi, treize, nous avons,</l>
            <l>Malgré tout ce que nous savons,</l>
            <l>Mené le train d’un hérétique.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Nous avons blasphémé Jésus,</l>
            <l>Des Dieux le plus incontestable !</l>
            <l>Comme un parasite à la table</l>
            <l>De quelque monstrueux Crésus,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Nous avons, pour plaire à la brute,</l>
            <l>Digne vassale des Démons,</l>
            <l>Insulté ce que nous aimons,</l>
            <l>Et flatté ce qui nous rebute ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Contristé, servile bourreau,</l>
            <l>Le faible qu’à tort on méprise ;</l>
            <l>Salué l’énorme Bêtise,</l>
            <l>La Bêtise au front de taureau ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Baisé la stupide Matière</l>
            <l>Avec grande dévotion,</l>
            <l>Et de la putréfaction</l>
            <l>Béni la blafarde lumière.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Enfin, nous avons, pour noyer</l>
            <l>Le vertige dans le délire,</l>
            <l>Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,</l>
            <l>Dont la gloire est de déployer</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’ivresse des choses funèbres,</l>
            <l>Bu sans soif et mangé sans faim !…</l>
            <l>— Vite soufflons la lampe, afin</l>
            <l>De nous cacher dans les ténèbres !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">90. Madrigal triste</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Que m’importe que tu sois sage ?</l>
              <l>Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs</l>
              <l>Ajoutent un charme au visage,</l>
              <l>Comme le fleuve au paysage ;</l>
              <l>L’orage rajeunit les fleurs.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je t’aime surtout quand la joie</l>
              <l>S’enfuit de ton front terrassé ;</l>
              <l>Quand ton cœur dans l’horreur se noie ;</l>
              <l>Quand sur ton présent se déploie</l>
              <l>Le nuage affreux du passé.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je t’aime quand ton grand œil verse</l>
              <l>Une eau chaude comme le sang ;</l>
              <l>Quand, malgré ma main qui te berce,</l>
              <l>Ton angoisse, trop lourde, perce</l>
              <l>Comme un râle d’agonisant.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>J’aspire, volupté divine !</l>
              <l>Hymne profond, délicieux !</l>
              <l>Tous les sanglots de ta poitrine,</l>
              <l>Et crois que ton cœur s’illumine</l>
              <l>Des perles que versent tes yeux !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>Je sais que ton cœur, qui regorge</l>
              <l>De vieux amours déracinés,</l>
              <l>Flamboie encor comme une forge,</l>
              <l>Et que tu couves sous ta gorge</l>
              <l>Un peu de l’orgueil des damnés ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Mais tant, ma chère, que tes rêves</l>
              <l>N’auront pas reflété l’Enfer,</l>
              <l>Et qu’en un cauchemar sans trêves,</l>
              <l>Songeant de poisons et de glaives,</l>
              <l>Éprise de poudre et de fer,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>N’ouvrant à chacun qu’avec crainte,</l>
              <l>Déchiffrant le malheur partout,</l>
              <l>Te convulsant quand l’heure tinte,</l>
              <l>Tu n’auras pas senti l’étreinte</l>
              <l>De l’irrésistible Dégoût,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Tu ne pourras, esclave reine</l>
              <l>Qui ne m’aimes qu’avec effroi,</l>
              <l>Dans l’horreur de la nuit malsaine</l>
              <l>Me dire, l’âme de cris pleine :</l>
              <l>« Je suis ton égale, ô mon Roi ! »</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">91. L’avertisseur</head>
          <lg>
            <l>Tout homme digne de ce nom</l>
            <l>A dans le cœur un Serpent jaune,</l>
            <l>Installé comme sur un trône,</l>
            <l>Qui, s’il dit : « Je veux ! » répond : « Non ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Plonge tes yeux dans les yeux fixes</l>
            <l>Des Satyresses ou des Nixes,</l>
            <l>La Dent dit : « Pense à ton devoir ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Fais des enfants, plante des arbres,</l>
            <l>Polis des vers, sculpte des marbres,</l>
            <l>La Dent dit : « Vivras-tu ce soir ? »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quoi qu’il ébauche ou qu’il espère,</l>
            <l>L’homme ne vit pas un moment</l>
            <l>Sans subir l’avertissement</l>
            <l>De l’insupportable Vipère.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">92. À une malabraise</head>
          <lg>
            <l>Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche</l>
            <l>Est large à faire envie à la plus belle blanche ;</l>
            <l>À l’artiste pensif ton corps est doux et cher ;</l>
            <l>Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,</l>
            <l>Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître,</l>
            <l>De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,</l>
            <l>De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,</l>
            <l>Et, dès que le matin fait chanter les platanes,</l>
            <l>D’acheter au bazar ananas et bananes.</l>
            <l>Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,</l>
            <l>Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et quand descend le soir au manteau d’écarlate,</l>
            <l>Tu poses doucement ton corps sur une natte,</l>
            <l>Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,</l>
            <l>Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.</l>
            <l>Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,</l>
            <l>Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,</l>
            <l>Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,</l>
            <l>Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,</l>
            <l>Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,</l>
            <l>Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,</l>
            <l>Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,</l>
            <l>Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges</l>
            <l>Et vendre le parfum de tes charmes étranges,</l>
            <l>L’œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,</l>
            <l>Des cocotiers absents les fantômes épars !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">93. La voix</head>
          <lg>
            <l>Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,</l>
            <l>Babel sombre, où roman, science, fabliau,</l>
            <l>Tout, la cendre latine et la poussière grecque,</l>
            <l>Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.</l>
            <l>Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,</l>
            <l>Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;</l>
            <l>Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)</l>
            <l>Te faire un appétit d’une égale grosseur. »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et l’autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,</l>
            <l>Au delà du possible, au delà du connu ! »</l>
            <l>Et celle-là chantait comme le vent des grèves,</l>
            <l>Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,</l>
            <l>Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.</l>
            <l>Je te répondis : « Oui ! douce voix ! » C’est d’alors</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie</l>
            <l>Et ma fatalité. Derrière les décors</l>
            <l>De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,</l>
            <l>Je vois distinctement des mondes singuliers,</l>
            <l>Et, de ma clairvoyance extatique victime,</l>
            <l>Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.</l>
            <l>Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,</l>
            <l>J’aime si tendrement le désert et la mer ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,</l>
            <l>Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;</l>
            <l>Que je prends très-souvent les faits pour des mensonges,</l>
            <l>Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.</l>
            <l>Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ;</l>
            <l>Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">94. Hymne</head>
          <lg>
            <l>À la très-chère, à la très-belle</l>
            <l>Qui remplit mon cœur de clarté,</l>
            <l>À l’ange, à l’idole immortelle,</l>
            <l>Salut en immortalité !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle se répand dans ma vie</l>
            <l>Comme un air imprégné de sel,</l>
            <l>Et dans mon âme inassouvie</l>
            <l>Verse le goût de l’éternel.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sachet toujours frais qui parfume</l>
            <l>L’atmosphère d’un cher réduit,</l>
            <l>Encensoir oublié qui fume</l>
            <l>En secret à travers la nuit,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comment, amour incorruptible,</l>
            <l>T’exprimer avec vérité ?</l>
            <l>Grain de musc qui gis, invisible,</l>
            <l>Au fond de mon éternité !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À la très-bonne, à la très-belle</l>
            <l>Qui fait ma joie et ma santé,</l>
            <l>À l’ange, à l’idole immortelle,</l>
            <l>Salut en immortalité !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">95. Le rebelle</head>
          <lg>
            <l>Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,</l>
            <l>Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,</l>
            <l>Et dit, le secouant : « Tu connaîtras la règle !</l>
            <l>(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le veux !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,</l>
            <l>Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété,</l>
            <l>Pour que tu puisse faire à Jésus, quand il passe,</l>
            <l>Un tapis triomphal avec ta charité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tel est l’Amour ! Avant que ton cœur ne se blase,</l>
            <l>À la gloire de Dieu rallume ton extase ;</l>
            <l>C’est la Volupté vraie aux durables appas ! »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et l’Ange, châtiant autant, ma foi ! qu’il aime,</l>
            <l>De ses poings de géant torture l’anathème ;</l>
            <l>Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">96. Les yeux de Berthe</head>
          <lg>
            <l>Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,</l>
            <l>Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s’enfuit</l>
            <l>Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit !</l>
            <l>Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,</l>
            <l>Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques</l>
            <l>Où, derrière l’amas des ombres léthargiques,</l>
            <l>Scintillent vaguement des trésors ignorés !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes,</l>
            <l>Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi !</l>
            <l>Leurs feux sont ces pensers d’Amour, mêlés de Foi,</l>
            <l>Qui petillent au fond, voluptueux ou chastes.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">97. Le jet d’eau</head>
          <lg>
            <l>Tes beaux yeux sont las, pauvre amante !</l>
            <l>Reste longtemps sans les rouvrir,</l>
            <l>Dans cette pose nonchalante</l>
            <l>Où t’a surprise le plaisir.</l>
            <l>Dans la cour le jet d’eau qui jase</l>
            <l>Et ne se tait ni nuit ni jour,</l>
            <l>Entretient doucement l’extase</l>
            <l>Où ce soir m’a plongé l’amour.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>      La gerbe épanouie</l>
            <l>         En mille fleurs,</l>
            <l>      Où Phœbé réjouie</l>
            <l>         Met ses couleurs,</l>
            <l>      Tombe comme une pluie</l>
            <l>         De larges pleurs.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ainsi ton âme qu’incendie</l>
            <l>L’éclair brûlant des voluptés</l>
            <l>S’élance, rapide et hardie,</l>
            <l>Vers les vastes cieux enchantés.</l>
            <l>Puis, elle s’épanche, mourante,</l>
            <l>En un flot de triste langueur,</l>
            <l>Qui par une invisible pente</l>
            <l>Descend jusqu’au fond de mon cœur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>      La gerbe épanouie</l>
            <l>         En mille fleurs,</l>
            <l>      Où Phœbé réjouie</l>
            <l>         Met ses couleurs,</l>
            <l>      Tombe comme une pluie</l>
            <l>         De larges pleurs.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô toi, que la nuit rend si belle,</l>
            <l>Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,</l>
            <l>D’écouter la plainte éternelle</l>
            <l>Qui sanglote dans les bassins !</l>
            <l>Lune, eau sonore, nuit bénie,</l>
            <l>Arbres qui frissonnez autour,</l>
            <l>Votre pure mélancolie</l>
            <l>Est le miroir de mon amour.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>      La gerbe épanouie</l>
            <l>         En mille fleurs,</l>
            <l>      Où Phœbé réjouie</l>
            <l>         Met ses couleurs,</l>
            <l>      Tombe comme une pluie</l>
            <l>         De larges pleurs.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">98. La rançon</head>
          <lg>
            <l>L’homme a, pour payer sa rançon,</l>
            <l>Deux champs au tuf profond et riche,</l>
            <l>Qu’il faut qu’il remue et défriche</l>
            <l>Avec le fer de la raison ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pour obtenir la moindre rose,</l>
            <l>Pour extorquer quelques épis,</l>
            <l>Des pleurs salés de son front gris</l>
            <l>Sans cesse il faut qu’il les arrose.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’un est l’Art, et l’autre l’Amour.</l>
            <l>— Pour rendre le juge propice,</l>
            <l>Lorsque de la stricte justice</l>
            <l>Paraîtra le terrible jour,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il faudra lui montrer des granges</l>
            <l>Pleines de moissons, et des fleurs</l>
            <l>Dont les formes et les couleurs</l>
            <l>Gagnent le suffrage des Anges.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">99. Bien loin d’ici</head>
          <lg>
            <l>C’est ici la case sacrée</l>
            <l>Où cette fille très-parée,</l>
            <l>Tranquille et toujours préparée,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>D’une main éventant ses seins,</l>
            <l>Et son coude dans les coussins,</l>
            <l>Écoute pleurer les bassins :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est la chambre de Dorothée.</l>
            <l>— La brise et l’eau chantent au loin</l>
            <l>Leur chanson de sanglots heurtée</l>
            <l>Pour bercer cette enfant gâtée.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Du haut en bas, avec grand soin,</l>
            <l>Sa peau délicate est frottée</l>
            <l>D’huile odorante et de benjoin.</l>
            <l>— Des fleurs se pâment dans un coin.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">100. Le coucher du soleil romantique</head>
          <lg>
            <l>Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,</l>
            <l>Comme une explosion nous lançant son bonjour !</l>
            <l>— Bienheureux celui-là qui peut avec amour</l>
            <l>Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je me souviens !… J’ai vu tout, fleur, source, sillon,</l>
            <l>Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…</l>
            <l>— Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,</l>
            <l>Pour attraper au moins un oblique rayon !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;</l>
            <l>L’irrésistible Nuit établit son empire,</l>
            <l>Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,</l>
            <l>Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,</l>
            <l>Des crapauds imprévus et de froids limaçons.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">101. Sur “Le Tasse en prison” d’Eugène Delacroix</head>
          <lg>
            <l>Le poëte au cachot, débraillé, maladif,</l>
            <l>Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,</l>
            <l>Mesure d’un regard que la terreur enflamme</l>
            <l>L’escalier de vertige où s’abîme son âme.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les rires enivrants dont s’emplit la prison</l>
            <l>Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ;</l>
            <l>Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,</l>
            <l>Hideuse et multiforme, autour de lui circule.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce génie enfermé dans un taudis malsain,</l>
            <l>Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim</l>
            <l>Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,</l>
            <l>Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,</l>
            <l>Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">102. Le gouffre</head>
          <lg>
            <l>Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.</l>
            <l>— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,</l>
            <l>Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève</l>
            <l>Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,</l>
            <l>Le silence, l’espace affreux et captivant…</l>
            <l>Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant</l>
            <l>Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,</l>
            <l>Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;</l>
            <l>Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et mon esprit, toujours du vertige hanté,</l>
            <l>Jalouse du néant l’insensibilité.</l>
            <l>— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">103. Les plaintes d’un Icare</head>
          <lg>
            <l>Les amants des prostituées</l>
            <l>Sont heureux, dispos et repus ;</l>
            <l>Quant à moi, mes bras sont rompus</l>
            <l>Pour avoir étreint des nuées.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est grâce aux astres nonpareils,</l>
            <l>Qui tout au fond du ciel flamboient,</l>
            <l>Que mes yeux consumés ne voient</l>
            <l>Que des souvenirs de soleils.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En vain j’ai voulu de l’espace</l>
            <l>Trouver la fin et le milieu ;</l>
            <l>Sous je ne sais quel œil de feu</l>
            <l>Je sens mon aile qui se casse ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et brûlé par l’amour du beau,</l>
            <l>Je n’aurai pas l’honneur sublime</l>
            <l>De donner mon nom à l’abîme</l>
            <l>Qui me servira de tombeau.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">104. Recueillement</head>
          <lg>
            <l>Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.</l>
            <l>Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :</l>
            <l>Une atmosphère obscure enveloppe la ville,</l>
            <l>Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pendant que des mortels la multitude vile,</l>
            <l>Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,</l>
            <l>Va cueillir des remords dans la fête servile,</l>
            <l>Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,</l>
            <l>Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;</l>
            <l>Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,</l>
            <l>Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,</l>
            <l>Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">105. L’héautontimorouménos (à J. G. F.)</head>
          <lg>
            <l>Je te frapperai sans colère</l>
            <l>Et sans haine, comme un boucher,</l>
            <l>Comme Moïse le rocher !</l>
            <l>Et je ferai de ta paupière,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pour abreuver mon Sahara,</l>
            <l>Jaillir les eaux de la souffrance.</l>
            <l>Mon désir gonflé d’espérance</l>
            <l>Sur tes pleurs salés nagera</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme un vaisseau qui prend le large,</l>
            <l>Et dans mon cœur qu’ils soûleront</l>
            <l>Tes chers sanglots retentiront</l>
            <l>Comme un tambour qui bat la charge !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ne suis-je pas un faux accord</l>
            <l>Dans la divine symphonie,</l>
            <l>Grâce à la vorace Ironie</l>
            <l>Qui me secoue et qui me mord ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle est dans ma voix, la criarde !</l>
            <l>C’est tout mon sang, ce poison noir !</l>
            <l>Je suis le sinistre miroir</l>
            <l>Où la mégère se regarde !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je suis la plaie et le couteau !</l>
            <l>Je suis le soufflet et la joue !</l>
            <l>Je suis les membres et la roue,</l>
            <l>Et la victime et le bourreau !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je suis de mon cœur le vampire,</l>
            <l>— Un de ces grands abandonnés</l>
            <l>Au rire éternel condamnés,</l>
            <l>Et qui ne peuvent plus sourire !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">106. L’irremédiable</head>
          <lg>
            <l>Une Idée, une Forme, un Être</l>
            <l>Parti de l’azur et tombé</l>
            <l>Dans un Styx bourbeux et plombé</l>
            <l>Où nul œil du Ciel ne pénètre ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un Ange, imprudent voyageur</l>
            <l>Qu’a tenté l’amour du difforme,</l>
            <l>Au fond d’un cauchemar énorme</l>
            <l>Se débattant comme un nageur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et luttant, angoisses funèbres !</l>
            <l>Contre un gigantesque remous</l>
            <l>Qui va chantant comme les fous</l>
            <l>Et pirouettant dans les ténèbres ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un malheureux ensorcelé</l>
            <l>Dans ses tâtonnements futiles,</l>
            <l>Pour fuir d’un lieu plein de reptiles,</l>
            <l>Cherchant la lumière et la clé ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un damné descendant sans lampe,</l>
            <l>Au bord d’un gouffre dont l’odeur</l>
            <l>Trahit l’humide profondeur,</l>
            <l>D’éternels escaliers sans rampe,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Où veillent des monstres visqueux</l>
            <l>Dont les larges yeux de phosphore</l>
            <l>Font une nuit plus noire encore</l>
            <l>Et ne rendent visible qu’eux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un navire pris dans le pôle,</l>
            <l>Comme en un piége de cristal,</l>
            <l>Cherchant par quel détroit fatal</l>
            <l>Il est tombé dans cette geôle ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Emblèmes nets, tableau parfait</l>
            <l>D’une fortune irremédiable,</l>
            <l>Qui donne à penser que le Diable</l>
            <l>Fait toujours bien tout ce qu’il fait !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tête-à-tête sombre et limpide</l>
            <l>Qu’un cœur devenu son miroir !</l>
            <l>Puits de Vérité, clair et noir,</l>
            <l>Où tremble une étoile livide,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un phare ironique, infernal,</l>
            <l>Flambeau des grâces sataniques,</l>
            <l>Soulagement et gloire uniques,</l>
            <l>— La conscience dans le Mal !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">107. L’horloge</head>
          <lg>
            <l>Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,</l>
            <l>Dont le doigt nous menace et nous dit: « <emph>Souviens-toi</emph> !</l>
            <l>Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi</l>
            <l>Se planteront bientôt comme dans une cible ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon</l>
            <l>Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;</l>
            <l>Chaque instant te dévore un morceau du délice</l>
            <l>À chaque homme accordé pour toute sa saison.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Trois mille six cents fois par heure, la Seconde</l>
            <l>Chuchote : <emph>Souviens-toi</emph> ! — Rapide, avec sa voix</l>
            <l>D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,</l>
            <l>Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l><emph>Remember ! Souviens-toi</emph> ! prodigue ! <emph>Esto memor</emph> !</l>
            <l>(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)</l>
            <l>Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues</l>
            <l>Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l><emph>Souviens-toi</emph> que le Temps est un joueur avide</l>
            <l>Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.</l>
            <l>Le jour décroît ; la nuit augmente ; <emph>souviens-toi</emph> !</l>
            <l>Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,</l>
            <l>Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,</l>
            <l>Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),</l>
            <l>Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »</l>
          </lg>
        </div>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">Tableaux parisiens</head>
        <div>
          <head type="h2">108. Paysage</head>
          <lg>
            <l>Je veux, pour composer chastement mes églogues,</l>
            <l>Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,</l>
            <l>Et, voisin des clochers, écouter en rêvant</l>
            <l>Leurs hymnes solennels emportés par le vent.</l>
            <l>Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,</l>
            <l>Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;</l>
            <l>Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,</l>
            <l>Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il est doux, à travers les brumes, de voir naître</l>
            <l>L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,</l>
            <l>Les fleuves de charbon monter au firmament</l>
            <l>Et la lune verser son pâle enchantement.</l>
            <l>Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;</l>
            <l>Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,</l>
            <l>Je fermerai partout portières et volets</l>
            <l>Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Alors je rêverai des horizons bleuâtres,</l>
            <l>Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,</l>
            <l>Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,</l>
            <l>Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.</l>
            <l>L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,</l>
            <l>Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;</l>
            <l>Car je serai plongé dans cette volupté</l>
            <l>D’évoquer le Printemps avec ma volonté,</l>
            <l>De tirer un soleil de mon cœur, et de faire</l>
            <l>De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">109. Le soleil</head>
          <lg>
            <l>Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures</l>
            <l>Les persiennes, abri des secrètes luxures,</l>
            <l>Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés</l>
            <l>Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,</l>
            <l>Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,</l>
            <l>Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,</l>
            <l>Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce père nourricier, ennemi des chloroses,</l>
            <l>Éveille dans les champs les vers comme les roses ;</l>
            <l>Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,</l>
            <l>Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles</l>
            <l>Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,</l>
            <l>Et commande aux moissons de croître et de mûrir</l>
            <l>Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand, ainsi qu’un poëte, il descend dans les villes,</l>
            <l>Il ennoblit le sort des choses les plus viles,</l>
            <l>Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,</l>
            <l>Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">110. Lola de Valence (inscription pour le tableau d’Édouard Manet.)</head>
          <lg>
            <l>Entre tant de beautés que partout on peut voir,</l>
            <l>Je comprends bien, amis, que le désir balance ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais on voit scintiller en Lola de Valence</l>
            <l>Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">111. La lune offensée</head>
          <lg>
            <l>Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,</l>
            <l>Du haut des pays bleus où, radieux sérail,</l>
            <l>Les astres vont se suivre en pimpant attirail,</l>
            <l>Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,</l>
            <l>De leur bouche en dormant montrer le frais émail ?</l>
            <l>Le poëte buter du front sur son travail ?</l>
            <l>Ou sous les gazons secs s’accoupler les vipères ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous ton domino jaune, et d’un pied clandestin,</l>
            <l>Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu’au matin,</l>
            <l>Baiser d’Endymion les grâces surannées ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>« — Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,</l>
            <l>Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années,</l>
            <l>Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">112. À une mendiante rousse</head>
          <lg>
            <l>Blanche fille aux cheveux roux,</l>
            <l>Dont la robe par ses trous</l>
            <l>Laisse voir la pauvreté</l>
            <l>      Et la beauté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pour moi, poëte chétif,</l>
            <l>Ton jeune corps maladif,</l>
            <l>Plein de taches de rousseur,</l>
            <l>      A sa douceur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu portes plus galamment</l>
            <l>Qu’une reine de roman</l>
            <l>Ses cothurnes de velours</l>
            <l>      Tes sabots lourds.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Au lieu d’un haillon trop court,</l>
            <l>Qu’un superbe habit de cour</l>
            <l>Traîne à plis bruyants et longs</l>
            <l>      Sur tes talons ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En place de bas troués,</l>
            <l>Que pour les yeux des roués</l>
            <l>Sur ta jambe un poignard d’or</l>
            <l>      Reluise encor ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que des nœuds mal attachés</l>
            <l>Dévoilent pour nos péchés</l>
            <l>Tes deux beaux seins, radieux</l>
            <l>      Comme des yeux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que pour te déshabiller</l>
            <l>Tes bras se fassent prier</l>
            <l>Et chassent à coups mutins</l>
            <l>      Les doigts lutins,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Perles de la plus belle eau,</l>
            <l>Sonnets de maître Belleau</l>
            <l>Par tes galants mis aux fers</l>
            <l>      Sans cesse offerts,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Valetaille de rimeurs</l>
            <l>Te dédiant leurs primeurs</l>
            <l>Et contemplant ton soulier</l>
            <l>      Sous l’escalier,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Maint page épris du hasard,</l>
            <l>Maint seigneur et maint Ronsard</l>
            <l>Épieraient pour le déduit</l>
            <l>      Ton frais réduit !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu compterais dans tes lits</l>
            <l>Plus de baisers que de lys</l>
            <l>Et rangerais sous tes lois</l>
            <l>      Plus d’un Valois !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Cependant tu vas gueusant</l>
            <l>Quelque vieux débris gisant</l>
            <l>Au seuil de quelque Véfour</l>
            <l>      De carrefour ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu vas lorgnant en dessous</l>
            <l>Des bijoux de vingt-neuf sous</l>
            <l>Dont je ne puis, oh ! pardon !</l>
            <l>      Te faire don.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Va donc, sans autre ornement,</l>
            <l>Parfum, perles, diamant,</l>
            <l>Que ta maigre nudité,</l>
            <l>      Ô ma beauté !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">113. Le cygne (à Victor Hugo)</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Andromaque, je pense à vous ! — Ce petit fleuve,</l>
              <l>Pauvre et triste miroir où jadis resplendit</l>
              <l>L’immense majesté de vos douleurs de veuve,</l>
              <l>Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>A fécondé soudain ma mémoire fertile,</l>
              <l>Comme je traversais le nouveau Carrousel.</l>
              <l>— Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville</l>
              <l>Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,</l>
              <l>Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,</l>
              <l>Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,</l>
              <l>Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Là s’étalait jadis une ménagerie ;</l>
              <l>Là je vis un matin, à l’heure où sous les cieux</l>
              <l>Clairs et froids le Travail s’éveille, où la voirie</l>
              <l>Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Un cygne qui s’était évadé de sa cage,</l>
              <l>Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,</l>
              <l>Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.</l>
              <l>Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,</l>
              <l>Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :</l>
              <l>« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? »</l>
              <l>Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,</l>
              <l>Vers le ciel ironique et cruellement bleu,</l>
              <l>Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,</l>
              <l>Comme s’il adressait des reproches à Dieu !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>Paris change ! mais rien dans ma mélancolie</l>
              <l>N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,</l>
              <l>Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,</l>
              <l>Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Aussi devant ce Louvre une image m’opprime :</l>
              <l>Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,</l>
              <l>Comme les exilés, ridicule et sublime,</l>
              <l>Et rongé d’un désir sans trêve ! et puis à vous,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,</l>
              <l>Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,</l>
              <l>Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ;</l>
              <l>Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je pense à la négresse, amaigrie et phthisique,</l>
              <l>Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,</l>
              <l>Les cocotiers absents de la superbe Afrique</l>
              <l>Derrière la muraille immense du brouillard ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve</l>
              <l>Jamais ! jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs</l>
              <l>Et tettent la Douleur comme une bonne louve !</l>
              <l>Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile</l>
              <l>Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !</l>
              <l>Je pense aux matelots oubliés dans une île,</l>
              <l>Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">114. Les sept vieillards (à Victor Hugo)</head>
          <lg>
            <l>Fourmillante cité, cité pleine de rêves,</l>
            <l>Où le spectre en plein jour raccroche le passant !</l>
            <l>Les mystères partout coulent comme des sèves</l>
            <l>Dans les canaux étroits du colosse puissant.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un matin, cependant que dans la triste rue</l>
            <l>Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,</l>
            <l>Simulaient les deux quais d’une rivière accrue,</l>
            <l>Et que, décor semblable à l’âme de l’acteur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un brouillard sale et jaune inondait tout l’espace,</l>
            <l>Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros</l>
            <l>Et discutant avec mon âme déjà lasse,</l>
            <l>Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes</l>
            <l>Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,</l>
            <l>Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,</l>
            <l>Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée</l>
            <l>Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,</l>
            <l>Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,</l>
            <l>Se projetait, pareille à celle de Judas.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine</l>
            <l>Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,</l>
            <l>Si bien que son bâton, parachevant sa mine,</l>
            <l>Lui donnait la tournure et le pas maladroit</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.</l>
            <l>Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,</l>
            <l>Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,</l>
            <l>Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,</l>
            <l>Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,</l>
            <l>Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques</l>
            <l>Marchaient du même pas vers un but inconnu.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À quel complot infâme étais-je donc en butte,</l>
            <l>Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait !</l>
            <l>Car je comptai sept fois, de minute en minute,</l>
            <l>Ce sinistre vieillard qui se multipliait !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que celui-là qui rit de mon inquiétude,</l>
            <l>Et qui n’est pas saisi d’un frisson fraternel,</l>
            <l>Songe bien que malgré tant de décrépitude</l>
            <l>Ces sept monstres hideux avaient l’air éternel !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,</l>
            <l>Sosie inexorable, ironique et fatal,</l>
            <l>Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?</l>
            <l>— Mais je tournai le dos au cortège infernal.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,</l>
            <l>Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,</l>
            <l>Malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble,</l>
            <l>Blessé par le mystère et par l’absurdité !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vainement ma raison voulait prendre la barre ;</l>
            <l>La tempête en jouant déroutait ses efforts,</l>
            <l>Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre</l>
            <l>Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">115. Les petites vieilles (à Victor Hugo)</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Dans les plis sinueux des vieilles capitales,</l>
              <l>Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,</l>
              <l>Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,</l>
              <l>Des êtres singuliers, décrépits et charmants.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,</l>
              <l>Éponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus</l>
              <l>Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.</l>
              <l>Sous des jupons troués et sous de froids tissus</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ils rampent, flagellés par les bises iniques,</l>
              <l>Frémissant au fracas roulant des omnibus,</l>
              <l>Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,</l>
              <l>Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;</l>
              <l>Se traînent, comme font les animaux blessés,</l>
              <l>Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes</l>
              <l>Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,</l>
              <l>Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;</l>
              <l>Ils ont les yeux divins de la petite fille</l>
              <l>Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>— Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles</l>
              <l>Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?</l>
              <l>La Mort savante met dans ces bières pareilles</l>
              <l>Un symbole d’un goût bizarre et captivant,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et lorsque j’entrevois un fantôme débile</l>
              <l>Traversant de Paris le fourmillant tableau,</l>
              <l>Il me semble toujours que cet être fragile</l>
              <l>S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>À moins que, méditant sur la géométrie,</l>
              <l>Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,</l>
              <l>Combien de fois il faut que l’ouvrier varie</l>
              <l>La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>— Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,</l>
              <l>Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…</l>
              <l>Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes</l>
              <l>Pour celui que l’austère Infortune allaita !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>De l’ancien Frascati Vestale enamourée ;</l>
              <l>Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur</l>
              <l>Défunt, seul, sait le nom ; célèbre évaporée</l>
              <l>Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles</l>
              <l>Il en est qui, faisant de la douleur un miel,</l>
              <l>Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :</l>
              <l>« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! »</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>L’une, par sa patrie au malheur exercée,</l>
              <l>L’autre, que son époux surchargea de douleurs,</l>
              <l>L’autre, par son enfant Madone transpercée,</l>
              <l>Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">3.</head>
            <lg>
              <l>Ah ! que j’en ai suivi, de ces petites vieilles !</l>
              <l>Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant</l>
              <l>Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,</l>
              <l>Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,</l>
              <l>Dont les soldats parfois inondent nos jardins,</l>
              <l>Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,</l>
              <l>Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,</l>
              <l>Humait avidement ce chant vif et guerrier ;</l>
              <l>Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;</l>
              <l>Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">4.</head>
            <lg>
              <l>Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,</l>
              <l>À travers le chaos des vivantes cités,</l>
              <l>Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,</l>
              <l>Dont autrefois les noms par tous étaient cités.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,</l>
              <l>Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil</l>
              <l>Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;</l>
              <l>Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Honteuses d’exister, ombres ratatinées,</l>
              <l>Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;</l>
              <l>Et nul ne vous salue, étranges destinées !</l>
              <l>Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,</l>
              <l>L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,</l>
              <l>Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !</l>
              <l>Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Je vois s’épanouir vos passions novices ;</l>
              <l>Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;</l>
              <l>Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !</l>
              <l>Mon âme resplendit de toutes vos vertus !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !</l>
              <l>Je vous fais chaque soir un solennel adieu !</l>
              <l>Où serez-vous demain, Èves octogénaires,</l>
              <l>Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">116. Les aveugles</head>
          <lg>
            <l>Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !</l>
            <l>Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;</l>
            <l>Terribles, singuliers comme les somnambules ;</l>
            <l>Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,</l>
            <l>Comme s’ils regardaient au loin, restent levés</l>
            <l>Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés</l>
            <l>Pencher rêveusement leur tête appesantie.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ils traversent ainsi le noir illimité,</l>
            <l>Ce frère du silence éternel. Ô cité !</l>
            <l>Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,</l>
            <l>Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,</l>
            <l>Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">117. À une passante</head>
          <lg>
            <l>La rue assourdissante autour de moi hurlait.</l>
            <l>Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,</l>
            <l>Une femme passa, d’une main fastueuse</l>
            <l>Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Agile et noble, avec sa jambe de statue.</l>
            <l>Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,</l>
            <l>Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,</l>
            <l>La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté</l>
            <l>Dont le regard m’a fait soudainement renaître,</l>
            <l>Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! <emph>jamais</emph> peut-être !</l>
            <l>Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,</l>
            <l>Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">118. Le squelette laboureur</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Dans les planches d’anatomie</l>
              <l>Qui traînent sur ces quais poudreux</l>
              <l>Où maint livre cadavéreux</l>
              <l>Dort comme une antique momie,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dessins auxquels la gravité</l>
              <l>Et le savoir d’un vieil artiste,</l>
              <l>Bien que le sujet en soit triste,</l>
              <l>Ont communiqué la Beauté,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>On voit, ce qui rend plus complètes</l>
              <l>Ces mystérieuses horreurs,</l>
              <l>Bêchant comme des laboureurs,</l>
              <l>Des Écorchés et des Squelettes.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>De ce terrain que vous fouillez,</l>
              <l>Manants résignés et funèbres,</l>
              <l>De tout l’effort de vos vertèbres,</l>
              <l>Ou de vos muscles dépouillés,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dites, quelle moisson étrange,</l>
              <l>Forçats arrachés au charnier,</l>
              <l>Tirez-vous, et de quel fermier</l>
              <l>Avez-vous à remplir la grange ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Voulez-vous (d’un destin trop dur</l>
              <l>Épouvantable et clair emblème !)</l>
              <l>Montrer que dans la fosse même</l>
              <l>Le sommeil promis n’est pas sûr ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Qu’envers nous le Néant est traître ;</l>
              <l>Que tout, même la Mort, nous ment,</l>
              <l>Et que sempiternellement,</l>
              <l>Hélas ! il nous faudra peut-être</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dans quelque pays inconnu</l>
              <l>Écorcher la terre revêche</l>
              <l>Et pousser une lourde bêche</l>
              <l>Sous notre pied sanglant et nu ?</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">119. Le crépuscule du soir</head>
          <lg>
            <l>Voici le soir charmant, ami du criminel ;</l>
            <l>Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel</l>
            <l>Se ferme lentement comme une grande alcôve,</l>
            <l>Et l’homme impatient se change en bête fauve.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô soir, aimable soir, désiré par celui</l>
            <l>Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd’hui</l>
            <l>Nous avons travaillé ! — C’est le soir qui soulage</l>
            <l>Les esprits que dévore une douleur sauvage,</l>
            <l>Le savant obstiné dont le front s’alourdit,</l>
            <l>Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Cependant des démons malsains dans l’atmosphère</l>
            <l>S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,</l>
            <l>Et cognent en volant les volets et l’auvent.</l>
            <l>À travers les lueurs que tourmente le vent</l>
            <l>La Prostitution s’allume dans les rues ;</l>
            <l>Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;</l>
            <l>Partout elle se fraye un occulte chemin,</l>
            <l>Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle remue au sein de la cité de fange</l>
            <l>Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.</l>
            <l>On entend çà et là les cuisines siffler,</l>
            <l>Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;</l>
            <l>Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,</l>
            <l>S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,</l>
            <l>Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,</l>
            <l>Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et forcer doucement les portes et les caisses</l>
            <l>Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.</l>
            <l>Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,</l>
            <l>Et ferme ton oreille à ce rugissement.</l>
            <l>C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !</l>
            <l>La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;</l>
            <l>L’hôpital se remplit de leurs soupirs. — Plus d’un</l>
            <l>Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,</l>
            <l>Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Encore la plupart n’ont-ils jamais connu</l>
            <l>La douceur du foyer et n’ont jamais vécu !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">120. Le jeu</head>
          <lg>
            <l>Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,</l>
            <l>Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,</l>
            <l>Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles</l>
            <l>Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Autour des verts tapis des visages sans lèvre,</l>
            <l>Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,</l>
            <l>Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,</l>
            <l>Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres</l>
            <l>Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs</l>
            <l>Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres</l>
            <l>Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne</l>
            <l>Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.</l>
            <l>Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,</l>
            <l>Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Enviant de ces gens la passion tenace,</l>
            <l>De ces vielles putains la funèbre gaîté,</l>
            <l>Et tous gaillardement trafiquant à ma face,</l>
            <l>L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme</l>
            <l>Courant avec ferveur à l’abîme béant,</l>
            <l>Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme</l>
            <l>La douleur à la mort et l’enfer au néant !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">121. Danse macabre (à Ernest Christophe).</head>
          <lg>
            <l>Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature,</l>
            <l>Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,</l>
            <l>Elle a la nonchalance et la désinvolture</l>
            <l>D’une coquette maigre aux airs extravagants.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?</l>
            <l>Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,</l>
            <l>S’écroule abondamment sur un pied sec que pince</l>
            <l>Un soulier pomponné, joli comme une fleur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La ruche qui se joue au bord des clavicules,</l>
            <l>Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,</l>
            <l>Défend pudiquement des lazzi ridicules</l>
            <l>Les funèbres appas qu’elle tient à cacher.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,</l>
            <l>Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,</l>
            <l>Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.</l>
            <l>— Ô charme d’un néant follement attifé !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Aucuns t’appelleront une caricature,</l>
            <l>Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,</l>
            <l>L’élégance sans nom de l’humaine armature.</l>
            <l>Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,</l>
            <l>La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir,</l>
            <l>Éperonnant encor ta vivante carcasse,</l>
            <l>Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Au chant des violons, aux flammes des bougies,</l>
            <l>Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,</l>
            <l>Et viens-tu demander au torrent des orgies</l>
            <l>De rafraîchir l’enfer allumé dans ton cœur ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Inépuisable puits de sottise et de fautes !</l>
            <l>De l’antique douleur éternel alambic !</l>
            <l>À travers le treillis recourbé de tes côtes</l>
            <l>Je vois, errant encor, l’insatiable aspic.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie</l>
            <l>Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ;</l>
            <l>Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie ?</l>
            <l>Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées,</l>
            <l>Exhale le vertige, et les danseurs prudents</l>
            <l>Ne contempleront pas sans d’amères nausées</l>
            <l>Le sourire éternel de tes trente-deux dents.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pourtant, qui n’a serré dans ses bras un squelette,</l>
            <l>Et qui ne s’est nourri des choses du tombeau ?</l>
            <l>Qu’importe le parfum, l’habit ou la toilette ?</l>
            <l>Qui fait le dégoûté montre qu’il se croit beau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Bayadère sans nez, irrésistible gouge,</l>
            <l>Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :</l>
            <l>« Fiers mignons, malgré l’art des poudres et du rouge,</l>
            <l>Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Antinoüs flétris, dandys à face glabre,</l>
            <l>Cadavres vernissés, lovelaces chenus,</l>
            <l>Le branle universel de la danse macabre</l>
            <l>Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,</l>
            <l>Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir</l>
            <l>Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange</l>
            <l>Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En tout climat, sous ton soleil, la Mort t’admire</l>
            <l>En tes contorsions, risible Humanité,</l>
            <l>Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,</l>
            <l>Mêle son ironie à ton insanité ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">122. L’amour du mensonge</head>
          <lg>
            <l>Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,</l>
            <l>Au chant des instruments qui se brise au plafond</l>
            <l>Suspendant ton allure harmonieuse et lente,</l>
            <l>Et promenant l’ennui de ton regard profond ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,</l>
            <l>Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,</l>
            <l>Où les torches du soir allument une aurore,</l>
            <l>Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je me dis : Qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche !</l>
            <l>Le souvenir massif, royale et lourde tour,</l>
            <l>La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,</l>
            <l>Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines ?</l>
            <l>Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,</l>
            <l>Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,</l>
            <l>Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,</l>
            <l>Qui ne recèlent point de secrets précieux ;</l>
            <l>Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,</l>
            <l>Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,</l>
            <l>Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?</l>
            <l>Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?</l>
            <l>Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">123. Je n’ai pas oublié, voisine de la ville…</head>
          <lg>
            <l>Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,</l>
            <l>Notre blanche maison, petite mais tranquille ;</l>
            <l>Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,</l>
            <l>Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,</l>
            <l>Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,</l>
            <l>Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,</l>
            <l>Contempler nos dîners longs et silencieux,</l>
            <l>Répandant largement ses beaux reflets de cierge</l>
            <l>Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">124. La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse…</head>
          <lg>
            <l>La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,</l>
            <l>Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,</l>
            <l>Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.</l>
            <l>Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,</l>
            <l>Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,</l>
            <l>Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,</l>
            <l>De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,</l>
            <l>Tandis que, dévorés de noires songeries,</l>
            <l>Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,</l>
            <l>Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,</l>
            <l>Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver</l>
            <l>Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille</l>
            <l>Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,</l>
            <l>Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,</l>
            <l>Si, par une nuit bleue et froide de décembre,</l>
            <l>Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre</l>
            <l>Grave, et venant du fond de son lit éternel</l>
            <l>Couver l’enfant grandi de son œil maternel,</l>
            <l>Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,</l>
            <l>Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">125. Brumes et pluies</head>
          <lg>
            <l>Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,</l>
            <l>Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue</l>
            <l>D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau</l>
            <l>D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,</l>
            <l>Où par les longues nuits la girouette s’enroue,</l>
            <l>Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau</l>
            <l>Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres.</l>
            <l>Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,</l>
            <l>Ô blafardes saisons, reines de nos climats,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,</l>
            <l>— Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,</l>
            <l>D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">126. Rêve parisien (à Constantin Guys)</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>De ce terrible paysage,</l>
              <l>Que jamais œil mortel ne vit,</l>
              <l>Ce matin encore l’image,</l>
              <l>Vague et lointaine, me ravit.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Le sommeil est plein de miracles !</l>
              <l>Par un caprice singulier,</l>
              <l>J’avais banni de ces spectacles</l>
              <l>Le végétal irrégulier,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et, peintre fier de mon génie,</l>
              <l>Je savourais dans mon tableau</l>
              <l>L’enivrante monotonie</l>
              <l>Du métal, du marbre et de l’eau.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Babel d’escaliers et d’arcades,</l>
              <l>C’était un palais infini,</l>
              <l>Plein de bassins et de cascades</l>
              <l>Tombant dans l’or mat ou bruni ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et des cataractes pesantes,</l>
              <l>Comme des rideaux de cristal,</l>
              <l>Se suspendaient, éblouissantes,</l>
              <l>À des murailles de métal.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Non d’arbres, mais de colonnades</l>
              <l>Les étangs dormants s’entouraient,</l>
              <l>Où de gigantesques naïades,</l>
              <l>Comme des femmes, se miraient.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,</l>
              <l>Entre des quais roses et verts,</l>
              <l>Pendant des millions de lieues,</l>
              <l>Vers les confins de l’univers ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>C’étaient des pierres inouïes</l>
              <l>Et des flots magiques ; c’étaient</l>
              <l>D’immenses glaces éblouies</l>
              <l>Par tout ce qu’elles reflétaient !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Insouciants et taciturnes,</l>
              <l>Des Ganges, dans le firmament,</l>
              <l>Versaient le trésor de leurs urnes</l>
              <l>Dans des gouffres de diamant.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Architecte de mes féeries,</l>
              <l>Je faisais, à ma volonté,</l>
              <l>Sous un tunnel de pierreries</l>
              <l>Passer un océan dompté ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et tout, même la couleur noire,</l>
              <l>Semblait fourbi, clair, irisé ;</l>
              <l>Le liquide enchâssait sa gloire</l>
              <l>Dans le rayon cristallisé.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges</l>
              <l>De soleil, même au bas du ciel,</l>
              <l>Pour illuminer ces prodiges,</l>
              <l>Qui brillaient d’un feu personnel !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et sur ces mouvantes merveilles</l>
              <l>Planait (terrible nouveauté !</l>
              <l>Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !)</l>
              <l>Un silence d’éternité.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>En rouvrant mes yeux pleins de flamme</l>
              <l>J’ai vu l’horreur de mon taudis,</l>
              <l>Et senti, rentrant dans mon âme,</l>
              <l>La pointe des soucis maudits ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>La pendule aux accents funèbres</l>
              <l>Sonnait brutalement midi,</l>
              <l>Et le ciel versait des ténèbres</l>
              <l>Sur ce triste monde engourdi.</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">127. Le crépuscule du matin</head>
          <lg>
            <l>La diane chantait dans les cours des casernes,</l>
            <l>Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants</l>
            <l>Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;</l>
            <l>Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,</l>
            <l>La lampe sur le jour fait une tache rouge ;</l>
            <l>Où l’âme, sous le poids du corps revêche et lourd,</l>
            <l>Imite les combats de la lampe et du jour.</l>
            <l>Comme un visage en pleurs que les brises essuient,</l>
            <l>L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient,</l>
            <l>Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les maisons çà et là commençaient à fumer.</l>
            <l>Les femmes de plaisir, la paupière livide,</l>
            <l>Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;</l>
            <l>Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,</l>
            <l>Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.</l>
            <l>C’était l’heure où parmi le froid et la lésine</l>
            <l>S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;</l>
            <l>Comme un sanglot coupé par un sang écumeux</l>
            <l>Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;</l>
            <l>Une mer de brouillards baignait les édifices,</l>
            <l>Et les agonisants dans le fond des hospices</l>
            <l>Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.</l>
            <l>Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’aurore grelottante en robe rose et verte</l>
            <l>S’avançait lentement sur la Seine déserte,</l>
            <l>Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,</l>
            <l>Empoignait ses outils, vieillard laborieux.</l>
          </lg>
        </div>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">Le vin</head>
        <div>
          <head type="h2">128. L’âme du vin</head>
          <lg>
            <l>Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :</l>
            <l>« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,</l>
            <l>Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,</l>
            <l>Un chant plein de lumière et de fraternité !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,</l>
            <l>De peine, de sueur et de soleil cuisant</l>
            <l>Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;</l>
            <l>Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car j’éprouve une joie immense quand je tombe</l>
            <l>Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,</l>
            <l>Et sa chaude poitrine est une douce tombe</l>
            <l>Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Entends-tu retentir les refrains des dimanches</l>
            <l>Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?</l>
            <l>Les coudes sur la table et retroussant tes manches,</l>
            <l>Tu me glorifieras et tu seras content ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;</l>
            <l>À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs</l>
            <l>Et serai pour ce frêle athlète de la vie</l>
            <l>L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>En toi je tomberai, végétale ambroisie,</l>
            <l>Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,</l>
            <l>Pour que de notre amour naisse la poésie</l>
            <l>Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">129. Le vin des chiffonniers</head>
          <lg>
            <l>Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère</l>
            <l>Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,</l>
            <l>Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux</l>
            <l>Où l’humanité grouille en ferments orageux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,</l>
            <l>Buttant, et se cognant aux murs comme un poëte,</l>
            <l>Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,</l>
            <l>Épanche tout son cœur en glorieux projets.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il prête des serments, dicte des lois sublimes,</l>
            <l>Terrasse les méchants, relève les victimes,</l>
            <l>Et sous le firmament comme un dais suspendu</l>
            <l>S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,</l>
            <l>Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,</l>
            <l>Éreintés et pliant sous un tas de débris,</l>
            <l>Vomissement confus de l’énorme Paris,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles,</l>
            <l>Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,</l>
            <l>Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.</l>
            <l>Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Se dressent devant eux, solennelle magie !</l>
            <l>Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie</l>
            <l>Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,</l>
            <l>Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole</l>
            <l>Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ;</l>
            <l>Par le gosier de l’homme il chante ses exploits</l>
            <l>Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence</l>
            <l>De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,</l>
            <l>Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;</l>
            <l>L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">130. Le vin de l’assassin</head>
          <lg>
            <l>Ma femme est morte, je suis libre !</l>
            <l>Je puis donc boire tout mon soûl.</l>
            <l>Lorsque je rentrais sans un sou,</l>
            <l>Ses cris me déchiraient la fibre.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Autant qu’un roi je suis heureux ;</l>
            <l>L’air est pur, le ciel admirable…</l>
            <l>Nous avions un été semblable</l>
            <l>Lorsque je devins amoureux !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’horrible soif qui me déchire</l>
            <l>Aurait besoin pour s’assouvir</l>
            <l>D’autant de vin qu’en peut tenir</l>
            <l>Son tombeau ; — ce n’est pas peu dire :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je l’ai jetée au fond d’un puits,</l>
            <l>Et j’ai même poussé sur elle</l>
            <l>Tous les pavés de la margelle.</l>
            <l>— Je l’oublierai si je le puis !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Au nom des serments de tendresse,</l>
            <l>Dont rien ne peut nous délier,</l>
            <l>Et pour nous réconcilier</l>
            <l>Comme au beau temps de notre ivresse,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’implorai d’elle un rendez-vous,</l>
            <l>Le soir, sur une route obscure.</l>
            <l>Elle y vint ! — folle créature !</l>
            <l>Nous sommes tous plus ou moins fous !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle était encore jolie,</l>
            <l>Quoique bien fatiguée ! et moi,</l>
            <l>Je l’aimai trop ! voilà pourquoi</l>
            <l>Je lui dis : Sors de cette vie !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Nul ne peut me comprendre. Un seul</l>
            <l>Parmi ces ivrognes stupides</l>
            <l>Songea-t-il dans ses nuits morbides</l>
            <l>À faire du vin un linceul ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Cette crapule invulnérable</l>
            <l>Comme les machines de fer</l>
            <l>Jamais, ni l’été ni l’hiver,</l>
            <l>N’a connu l’amour véritable,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Avec ses noirs enchantements,</l>
            <l>Son cortége infernal d’alarmes,</l>
            <l>Ses fioles de poison, ses larmes,</l>
            <l>Ses bruits de chaîne et d’ossements !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Me voilà libre et solitaire !</l>
            <l>Je serai ce soir ivre mort ;</l>
            <l>Alors, sans peur et sans remord,</l>
            <l>Je me coucherai sur la terre,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et je dormirai comme un chien !</l>
            <l>Le chariot aux lourdes roues</l>
            <l>Chargé de pierres et de boues,</l>
            <l>Le wagon enrayé peut bien</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Écraser ma tête coupable</l>
            <l>Ou me couper par le milieu,</l>
            <l>Je m’en moque comme de Dieu,</l>
            <l>Du Diable ou de la Sainte Table !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">131. Le vin du solitaire</head>
          <lg>
            <l>Le regard singulier d’une femme galante</l>
            <l>Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc</l>
            <l>Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,</l>
            <l>Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le dernier sac d’écus dans les doigts d’un joueur ;</l>
            <l>Un baiser libertin de la maigre Adeline ;</l>
            <l>Les sons d’une musique énervante et câline,</l>
            <l>Semblable au cri lointain de l’humaine douleur,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,</l>
            <l>Les baumes pénétrants que ta panse féconde</l>
            <l>Garde au cœur altéré du poëte pieux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie,</l>
            <l>— Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,</l>
            <l>Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">132. Le vin des amants</head>
          <lg>
            <l>Aujourd’hui l’espace est splendide !</l>
            <l>Sans mors, sans éperons, sans bride</l>
            <l>Partons à cheval sur le vin</l>
            <l>Pour un ciel féerique et divin !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Comme deux anges que torture</l>
            <l>Une implacable calenture,</l>
            <l>Dans le bleu cristal du matin</l>
            <l>Suivons le mirage lointain !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mollement balancés sur l’aile</l>
            <l>Du tourbillon intelligent,</l>
            <l>Dans un délire parallèle,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ma sœur, côte à côte nageant,</l>
            <l>Nous fuirons sans repos ni trêves</l>
            <l>Vers le paradis de mes rêves !</l>
          </lg>
        </div>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">Fleurs du mal</head>
        <div>
          <head type="h2">133. Épigraphe pour un livre condamné</head>
          <lg>
            <l>Lecteur paisible et bucolique,</l>
            <l>Sobre et naïf homme de bien,</l>
            <l>Jette ce livre saturnien,</l>
            <l>Orgiaque et mélancolique.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Si tu n’as fait ta rhétorique</l>
            <l>Chez Satan, le rusé doyen,</l>
            <l>Jette ! tu n’y comprendrais rien,</l>
            <l>Ou tu me croirais hystérique.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais si, sans se laisser charmer,</l>
            <l>Ton œil sait plonger dans les gouffres,</l>
            <l>Lis-moi, pour apprendre à m’aimer ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Âme curieuse qui souffres</l>
            <l>Et vas cherchant ton paradis,</l>
            <l>Plains-moi !… Sinon, je te maudis !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">134. La destruction</head>
          <lg>
            <l>Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon</l>
            <l>Il nage autour de moi comme un air impalpable ;</l>
            <l>Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon</l>
            <l>Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,</l>
            <l>La forme de la plus séduisante des femmes,</l>
            <l>Et, sous de spécieux prétextes de cafard,</l>
            <l>Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,</l>
            <l>Haletant et brisé de fatigue, au milieu</l>
            <l>Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et jette dans mes yeux pleins de confusion</l>
            <l>Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,</l>
            <l>Et l’appareil sanglant de la Destruction !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">135. Une martyre (dessin d’un maître inconnu)</head>
          <lg>
            <l>Au milieu des flacons, des étoffes lamées</l>
            <l>              Et des meubles voluptueux,</l>
            <l>Des marbres, des tableaux, des robes parfumées</l>
            <l>              Qui traînent à plis somptueux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans une chambre tiède où, comme en une serre,</l>
            <l>              L’air est dangereux et fatal,</l>
            <l>Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre</l>
            <l>              Exhalent leur soupir final,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,</l>
            <l>              Sur l’oreiller désaltéré</l>
            <l>Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve</l>
            <l>              Avec l’avidité d’un pré.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre</l>
            <l>              Et qui nous enchaînent les yeux,</l>
            <l>La tête, avec l’amas de sa crinière sombre</l>
            <l>              Et de ses bijoux précieux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur la table de nuit, comme une renoncule,</l>
            <l>              Repose ; et, vide de pensers,</l>
            <l>Un regard vague et blanc comme le crépuscule</l>
            <l>              S’échappe des yeux révulsés.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale</l>
            <l>              Dans le plus complet abandon</l>
            <l>La secrète splendeur et la beauté fatale</l>
            <l>              Dont la nature lui fit don ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe,</l>
            <l>              Comme un souvenir est resté ;</l>
            <l>La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe,</l>
            <l>              Darde un regard diamanté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le singulier aspect de cette solitude</l>
            <l>              Et d’un grand portrait langoureux,</l>
            <l>Aux yeux provocateurs comme son attitude,</l>
            <l>              Révèle un amour ténébreux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Une coupable joie et des fêtes étranges</l>
            <l>              Pleines de baisers infernaux,</l>
            <l>Dont se réjouissait l’essaim de mauvais anges</l>
            <l>              Nageant dans les plis des rideaux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et cependant, à voir la maigreur élégante</l>
            <l>              De l’épaule au contour heurté,</l>
            <l>La hanche un peu pointue et la taille fringante</l>
            <l>              Ainsi qu’un reptile irrité,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle est bien jeune encor ! — Son âme exaspérée</l>
            <l>              Et ses sens par l’ennui mordus</l>
            <l>S’étaient-ils entr’ouverts à la meute altérée</l>
            <l>              Des désirs errants et perdus ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,</l>
            <l>              Malgré tant d’amour, assouvir,</l>
            <l>Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante</l>
            <l>              L’immensité de son désir ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides</l>
            <l>              Te soulevant d’un bras fiévreux,</l>
            <l>Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides</l>
            <l>              Collé les suprêmes adieux ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Loin du monde railleur, loin de la foule impure,</l>
            <l>              Loin des magistrats curieux,</l>
            <l>Dors en paix, dors en paix, étrange créature,</l>
            <l>              Dans ton tombeau mystérieux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ton époux court le monde, et ta forme immortelle</l>
            <l>              Veille près de lui quand il dort ;</l>
            <l>Autant que toi sans doute il te sera fidèle,</l>
            <l>              Et constant jusques à la mort.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">136. Femmes damnées</head>
          <lg>
            <l>Comme un bétail pensif sur le sable couchées,</l>
            <l>Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,</l>
            <l>Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées</l>
            <l>Ont de douces langueurs et des frissons amers.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les unes, cœurs épris des longues confidences,</l>
            <l>Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,</l>
            <l>Vont épelant l’amour des craintives enfances</l>
            <l>Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>D’autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves</l>
            <l>À travers les rochers pleins d’apparitions,</l>
            <l>Où saint Antoine a vu surgir comme des laves</l>
            <l>Les seins nus et pourprés de ses tentations ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il en est, aux lueurs des résines croulantes,</l>
            <l>Qui dans le creux muet des vieux antres païens</l>
            <l>T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,</l>
            <l>Ô Bacchus, endormeur des remords anciens !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et d’autres, dont la gorge aime les scapulaires</l>
            <l>Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,</l>
            <l>Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,</l>
            <l>L’écume du plaisir aux larmes des tourments.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,</l>
            <l>De la réalité grands esprits contempteurs,</l>
            <l>Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,</l>
            <l>Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,</l>
            <l>Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,</l>
            <l>Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,</l>
            <l>Et les urnes d’amour dont vos grands cœurs sont pleins !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">137. Les deux bonnes sœurs</head>
          <lg>
            <l>La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,</l>
            <l>Prodigues de baisers et riches de santé,</l>
            <l>Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles</l>
            <l>Sous l’éternel labeur n’a jamais enfanté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Au poëte sinistre, ennemi des familles,</l>
            <l>Favori de l’enfer, courtisan mal renté,</l>
            <l>Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles</l>
            <l>Un lit que le remords n’a jamais fréquenté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et la bière et l’alcôve en blasphèmes fécondes</l>
            <l>Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,</l>
            <l>De terribles plaisirs et d’affreuses douceurs.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand veux-tu m’enterrer, Débauche aux bras immondes ?</l>
            <l>Ô Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,</l>
            <l>Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ?</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">138. La fontaine de sang</head>
          <lg>
            <l>Il me semble parfois que mon sang coule à flots,</l>
            <l>Ainsi qu’une fontaine aux rhythmiques sanglots.</l>
            <l>Je l’entends bien qui coule avec un long murmure,</l>
            <l>Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À travers la cité, comme dans un champ clos,</l>
            <l>Il s’en va, transformant les pavés en îlots,</l>
            <l>Désaltérant la soif de chaque créature,</l>
            <l>Et partout colorant en rouge la nature.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’ai demandé souvent à des vins captieux</l>
            <l>D’endormir pour un jour la terreur qui me mine ;</l>
            <l>Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux ;</l>
            <l>Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles</l>
            <l>Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">139. Allégorie</head>
          <lg>
            <l>C’est une femme belle et de riche encolure,</l>
            <l>Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.</l>
            <l>Les griffes de l’amour, les poisons du tripot,</l>
            <l>Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau.</l>
            <l>Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,</l>
            <l>Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,</l>
            <l>Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté</l>
            <l>De ce corps ferme et droit la rude majesté.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle marche en déesse et repose en sultane ;</l>
            <l>Elle a dans le plaisir la foi mahométane,</l>
            <l>Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,</l>
            <l>Elle appelle des yeux la race des humains.</l>
            <l>Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde</l>
            <l>Et pourtant nécessaire à la marche du monde,</l>
            <l>Que la beauté du corps est un sublime don</l>
            <l>Qui de toute infamie arrache le pardon.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Elle ignore l’Enfer comme le Purgatoire,</l>
            <l>Et quand l’heure viendra d’entrer dans la Nuit noire,</l>
            <l>Elle regardera la face de la Mort,</l>
            <l>Ainsi qu’un nouveau-né, — sans haine et sans remord.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">140. La Béatrice</head>
          <lg>
            <l>Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,</l>
            <l>Comme je me plaignais un jour à la nature,</l>
            <l>Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,</l>
            <l>J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,</l>
            <l>Je vis en plein midi descendre sur ma tête</l>
            <l>Un nuage funèbre et gros d’une tempête,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Qui portait un troupeau de démons vicieux,</l>
            <l>Semblables à des nains cruels et curieux.</l>
            <l>À me considérer froidement ils se mirent,</l>
            <l>Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent,</l>
            <l>Je les entendis rire et chuchoter entre eux,</l>
            <l>En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— « Contemplons à loisir cette caricature</l>
            <l>Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture,</l>
            <l>Le regard indécis et les cheveux au vent.</l>
            <l>N’est-ce pas grand’pitié de voir ce bon vivant,</l>
            <l>Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,</l>
            <l>Parce qu’il sait jouer artistement son rôle,</l>
            <l>Vouloir intéresser au chant de ses douleurs</l>
            <l>Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,</l>
            <l>Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,</l>
            <l>Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts</l>
            <l>Domine la nuée et le cri des démons)</l>
            <l>Détourner simplement ma tête souveraine,</l>
            <l>Si je n’eusse pas vu parmi leur troupe obscène,</l>
            <l>Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil !</l>
            <l>La reine de mon cœur au regard nonpareil,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Qui riait avec eux de ma sombre détresse</l>
            <l>Et leur versait parfois quelque sale caresse.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">141. Un voyage à Cythère</head>
          <lg>
            <l>Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux</l>
            <l>Et planait librement à l’entour des cordages ;</l>
            <l>Le navire roulait sous un ciel sans nuages,</l>
            <l>Comme un ange enivré du soleil radieux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,</l>
            <l>Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,</l>
            <l>Eldorado banal de tous les vieux garçons.</l>
            <l>Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Île des doux secrets et des fêtes du cœur !</l>
            <l>De l’antique Vénus le superbe fantôme</l>
            <l>Au-dessus de tes mers plane comme un arome,</l>
            <l>Et charge les esprits d’amour et de langueur.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,</l>
            <l>Vénérée à jamais par toute nation,</l>
            <l>Où les soupirs des cœurs en adoration</l>
            <l>Roulent comme l’encens sur un jardin de roses</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ou le roucoulement éternel d’un ramier !</l>
            <l>— Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,</l>
            <l>Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.</l>
            <l>J’entrevoyais pourtant un objet singulier !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,</l>
            <l>Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,</l>
            <l>Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,</l>
            <l>Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près</l>
            <l>Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,</l>
            <l>Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,</l>
            <l>Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>De féroces oiseaux perchés sur leur pâture</l>
            <l>Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,</l>
            <l>Chacun plantant, comme un outil, son bec impur</l>
            <l>Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré</l>
            <l>Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,</l>
            <l>Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,</l>
            <l>L’avaient à coups de bec absolument châtré.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,</l>
            <l>Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;</l>
            <l>Une plus grande bête au milieu s’agitait</l>
            <l>Comme un exécuteur entouré de ses aides.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,</l>
            <l>Silencieusement tu souffrais ces insultes</l>
            <l>En expiation de tes infâmes cultes</l>
            <l>Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !</l>
            <l>Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,</l>
            <l>Comme un vomissement, remonter vers mes dents</l>
            <l>Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,</l>
            <l>J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires</l>
            <l>Des corbeaux lancinants et des panthères noires</l>
            <l>Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Le ciel était charmant, la mer était unie ;</l>
            <l>Pour moi tout était noir et sanglant désormais,</l>
            <l>Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,</l>
            <l>Le cœur enseveli dans cette allégorie.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout</l>
            <l>Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…</l>
            <l>— Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage</l>
            <l>De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">142. L’amour et le crane (vieux cul-de-lampe)</head>
          <lg>
            <l>L’Amour est assis sur le crâne</l>
            <l>        De l’Humanité</l>
            <l>Et sur ce trône le profane,</l>
            <l>        Au rire effronté,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Souffle gaîment des bulles rondes</l>
            <l>        Qui montent dans l’air,</l>
            <l>Comme pour rejoindre les mondes</l>
            <l>        Au fond de l’éther.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Le globe lumineux et frêle</l>
            <l>        Prend un grand essor,</l>
            <l>Crève et crache son âme grêle</l>
            <l>        Comme un songe d’or.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’entends le crâne à chaque bulle</l>
            <l>        Prier et gémir :</l>
            <l>« Ce jeu féroce et ridicule,</l>
            <l>        Quand doit-il finir ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Car ce que ta bouche cruelle</l>
            <l>        Éparpille en l’air,</l>
            <l>Monstre assassin, c’est ma cervelle,</l>
            <l>        Mon sang et ma chair ! »</l>
          </lg>
        </div>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">Révolte</head>
        <div>
          <head type="h2">143. Le reniement de Saint Pierre</head>
          <lg>
            <l>Qu’est-ce que Dieu fait donc de ce flot d’anathèmes</l>
            <l>Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins ?</l>
            <l>Comme un tyran gorgé de viande et de vins,</l>
            <l>Il s’endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Les sanglots des martyrs et des suppliciés</l>
            <l>Sont une symphonie enivrante sans doute,</l>
            <l>Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,</l>
            <l>Les cieux ne s’en sont point encor rassasiés !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !</l>
            <l>Dans ta simplicité tu priais à genoux</l>
            <l>Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous</l>
            <l>Que d’ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Lorsque tu vis cracher sur ta divinité</l>
            <l>La crapule du corps de garde et des cuisines,</l>
            <l>Et lorsque tu sentis s’enfoncer les épines</l>
            <l>Dans ton crâne où vivait l’immense Humanité ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible</l>
            <l>Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang</l>
            <l>Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,</l>
            <l>Quand tu fus devant tous posé comme une cible,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux</l>
            <l>Où tu vins pour remplir l’éternelle promesse,</l>
            <l>Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,</l>
            <l>Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Où, le cœur tout gonflé d’espoir et de vaillance,</l>
            <l>Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,</l>
            <l>Où tu fus maître enfin ? Le remords n’a-t-il pas</l>
            <l>Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>— Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait</l>
            <l>D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ;</l>
            <l>Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !</l>
            <l>Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">144. Abel et Caïn</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, dors, bois et mange ;</l>
              <l>Dieu te sourit complaisamment.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, dans la fange</l>
              <l>Rampe et meurs misérablement.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, ton sacrifice</l>
              <l>Flatte le nez du Séraphin !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, ton supplice</l>
              <l>Aura-t-il jamais une fin ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, vois tes semailles</l>
              <l>Et ton bétail venir à bien ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, tes entrailles</l>
              <l>Hurlent la faim comme un vieux chien.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, chauffe ton ventre</l>
              <l>À ton foyer patriarcal ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, dans ton antre</l>
              <l>Tremble de froid, pauvre chacal !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, aime et pullule !</l>
              <l>Ton or fait aussi des petits.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, cœur qui brûle,</l>
              <l>Prends garde à ces grands appétits.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, tu crois et broutes</l>
              <l>Comme les punaises des bois !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, sur les routes</l>
              <l>Traîne ta famille aux abois.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>Ah ! race d’Abel, ta charogne</l>
              <l>Engraissera le sol fumant !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, ta besogne</l>
              <l>N’est pas faite suffisamment ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race d’Abel, voici ta honte :</l>
              <l>Le fer est vaincu par l’épieu !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Race de Caïn, au ciel monte</l>
              <l>Et sur la terre jette Dieu !</l>
            </lg>
          </div>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">145. Les litanies de Satan</head>
          <lg>
            <l>Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,</l>
            <l>Dieu trahi par le sort et privé de louanges,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,</l>
            <l>Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,</l>
            <l>Guérisseur familier des angoisses humaines,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,</l>
            <l>Enseignes par l’amour le goût du Paradis,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,</l>
            <l>Engendras l’Espérance, — une folle charmante !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut</l>
            <l>Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui sais en quels coins des terres envieuses</l>
            <l>Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux</l>
            <l>Où dort enseveli le peuple des métaux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi dont la large main cache les précipices</l>
            <l>Au somnambule errant au bord des édifices,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os</l>
            <l>De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,</l>
            <l>Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,</l>
            <l>Sur le front du Crésus impitoyable et vil,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles</l>
            <l>Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Bâton des exilés, lampe des inventeurs,</l>
            <l>Confesseur des pendus et des conspirateurs,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère</l>
            <l>Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !</l>
          </lg>
          <p rend="right b">PRIÈRE</p>
          <lg>
            <l>Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs</l>
            <l>Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs</l>
            <l>De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !</l>
            <l>Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,</l>
            <l>Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front</l>
            <l>Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !</l>
          </lg>
        </div>
      </div>
      <div>
        <head type="h1">La mort</head>
        <div>
          <head type="h2">146. La mort des amants</head>
          <lg>
            <l>Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,</l>
            <l>Des divans profonds comme des tombeaux,</l>
            <l>Et d’étranges fleurs sur des étagères,</l>
            <l>Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,</l>
            <l>Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,</l>
            <l>Qui réfléchiront leurs doubles lumières</l>
            <l>Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Un soir fait de rose et de bleu mystique,</l>
            <l>Nous échangerons un éclair unique,</l>
            <l>Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,</l>
            <l>Viendra ranimer, fidèle et joyeux,</l>
            <l>Les miroirs ternis et les flammes mortes.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">147. La mort des pauvres</head>
          <lg>
            <l>C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;</l>
            <l>C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir</l>
            <l>Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,</l>
            <l>Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>À travers la tempête, et la neige, et le givre,</l>
            <l>C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ;</l>
            <l>C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,</l>
            <l>Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques</l>
            <l>Le sommeil et le don des rêves extatiques,</l>
            <l>Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>C’est la gloire des Dieux, c’est le grenier mystique,</l>
            <l>C’est la bourse du pauvre et sa patrie antique,</l>
            <l>C’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">148. La mort des artistes</head>
          <lg>
            <l>Combien faut-il de fois secouer mes grelots</l>
            <l>Et baiser ton front bas, morne Caricature ?</l>
            <l>Pour piquer dans le but, de mystique nature,</l>
            <l>Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Nous userons notre âme en de subtils complots,</l>
            <l>Et nous démolirons mainte lourde armature,</l>
            <l>Avant de contempler la grande Créature</l>
            <l>Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole,</l>
            <l>Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront,</l>
            <l>Qui vont te martelant la poitrine et le front,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole !</l>
            <l>C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,</l>
            <l>Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">149. La fin de la journée</head>
          <lg>
            <l>Sous une lumière blafarde</l>
            <l>Court, danse et se tord sans raison</l>
            <l>La Vie, impudente et criarde.</l>
            <l>Aussi, sitôt qu’à l’horizon</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>La nuit voluptueuse monte,</l>
            <l>Apaisant tout, même la faim,</l>
            <l>Effaçant tout, même la honte,</l>
            <l>Le Poëte se dit : « Enfin !</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Mon esprit, comme mes vertèbres,</l>
            <l>Invoque ardemment le repos ;</l>
            <l>Le cœur plein de songes funèbres,</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Je vais me coucher sur le dos</l>
            <l>Et me rouler dans vos rideaux,</l>
            <l>Ô rafraîchissantes ténèbres ! »</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">150. Le rêve d’un curieux (à F. N.)</head>
          <lg>
            <l>Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,</l>
            <l>Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! »</l>
            <l>— J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse,</l>
            <l>Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ;</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.</l>
            <l>Plus allait se vidant le fatal sablier,</l>
            <l>Plus ma torture était âpre et délicieuse ;</l>
            <l>Tout mon cœur s’arrachait au monde familier.</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’étais comme l’enfant avide du spectacle,</l>
            <l>Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…</l>
            <l>Enfin la vérité froide se révéla :</l>
          </lg>
          <lg>
            <l>J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore</l>
            <l>M’enveloppait. — Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?</l>
            <l>La toile était levée et j’attendais encore.</l>
          </lg>
        </div>
        <div>
          <head type="h2">151. Le voyage (à Maxime du Camp)</head>
          <div>
            <head type="h3">1.</head>
            <lg>
              <l>Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,</l>
              <l>L’univers est égal à son vaste appétit.</l>
              <l>Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !</l>
              <l>Aux yeux du souvenir que le monde est petit !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,</l>
              <l>Le cœur gros de rancune et de désirs amers,</l>
              <l>Et nous allons, suivant le rhythme de la lame,</l>
              <l>Berçant notre infini sur le fini des mers :</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;</l>
              <l>D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,</l>
              <l>Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,</l>
              <l>La Circé tyrannique aux dangereux parfums.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent</l>
              <l>D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;</l>
              <l>La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,</l>
              <l>Effacent lentement la marque des baisers.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent</l>
              <l>Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,</l>
              <l>De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,</l>
              <l>Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,</l>
              <l>Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,</l>
              <l>De vastes voluptés, changeantes, inconnues,</l>
              <l>Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">2.</head>
            <lg>
              <l>Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule</l>
              <l>Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils</l>
              <l>La Curiosité nous tourmente et nous roule,</l>
              <l>Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Singulière fortune où le but se déplace,</l>
              <l>Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !</l>
              <l>Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,</l>
              <l>Pour trouver le repos court toujours comme un fou !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;</l>
              <l>Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »</l>
              <l>Une voix de la hune, ardente et folle, crie :</l>
              <l>« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Chaque îlot signalé par l’homme de vigie</l>
              <l>Est un Eldorado promis par le Destin ;</l>
              <l>L’Imagination qui dresse son orgie</l>
              <l>Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !</l>
              <l>Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,</l>
              <l>Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques</l>
              <l>Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,</l>
              <l>Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;</l>
              <l>Son œil ensorcelé découvre une Capoue</l>
              <l>Partout où la chandelle illumine un taudis.</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">3.</head>
            <lg>
              <l>Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires</l>
              <l>Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !</l>
              <l>Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,</l>
              <l>Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !</l>
              <l>Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,</l>
              <l>Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,</l>
              <l>Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Dites, qu’avez-vous vu ?</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">4.</head>
            <lg>
              <l>Dites, qu’avez-vous vu ?« Nous avons vu des astres</l>
              <l>Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;</l>
              <l>Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,</l>
              <l>Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>La gloire du soleil sur la mer violette,</l>
              <l>La gloire des cités dans le soleil couchant,</l>
              <l>Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète</l>
              <l>De plonger dans un ciel au reflet alléchant.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Les plus riches cités, les plus grands paysages,</l>
              <l>Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux</l>
              <l>De ceux que le hasard fait avec les nuages.</l>
              <l>Et toujours le désir nous rendait soucieux !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>— La jouissance ajoute au désir de la force.</l>
              <l>Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,</l>
              <l>Cependant que grossit et durcit ton écorce,</l>
              <l>Tes branches veulent voir le soleil de plus près !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace</l>
              <l>Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin,</l>
              <l>Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,</l>
              <l>Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Nous avons salué des idoles à trompe ;</l>
              <l>Des trônes constellés de joyaux lumineux ;</l>
              <l>Des palais ouvragés dont la féerique pompe</l>
              <l>Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;</l>
              <l>Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,</l>
              <l>Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">5.</head>
            <lg>
              <l>Et puis, et puis encore ?</l>
            </lg>
          </div>
          <div>
            <head type="h3">6.</head>
            <lg>
              <l>Et puis, et puis encore ?« Ô cerveaux enfantins !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Pour ne pas oublier la chose capitale,</l>
              <l>Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,</l>
              <l>Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,</l>
              <l>Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,</l>
              <l>Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;</l>
              <l>L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,</l>
              <l>Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;</l>
              <l>La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;</l>
              <l>Le poison du pouvoir énervant le despote,</l>
              <l>Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Plusieurs religions semblables à la nôtre,</l>
              <l>Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,</l>
              <l>Comme en un lit de plume un délicat se vautre,</l>
              <l>Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>L’Humanité bavarde, ivre de son génie,</l>
              <l>Et, folle maintenant comme elle était jadis,</l>
              <l>Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :</l>
              <l>« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Et les moins sots, hardis amants de la Démence,</l>
              <l>Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,</l>
              <l>Et se réfugiant dans l’opium immense !</l>
              <l>— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »</l>
            </lg>
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            <head type="h3">7.</head>
            <lg>
              <l>Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !</l>
              <l>Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,</l>
              <l>Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :</l>
              <l>Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;</l>
              <l>Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit</l>
              <l>Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,</l>
              <l>Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Comme le Juif errant et comme les apôtres,</l>
              <l>À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,</l>
              <l>Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres</l>
              <l>Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,</l>
              <l>Nous pourrons espérer et crier : En avant !</l>
              <l>De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,</l>
              <l>Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres</l>
              <l>Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.</l>
              <l>Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,</l>
              <l>Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange</l>
              <l>Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;</l>
              <l>Venez vous enivrer de la douceur étrange</l>
              <l>De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? »</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>À l’accent familier nous devinons le spectre ;</l>
              <l>Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.</l>
              <l>« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »</l>
              <l>Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</l>
            </lg>
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            <head type="h3">8.</head>
            <lg>
              <l>Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !</l>
              <l>Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !</l>
              <l>Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,</l>
              <l>Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !</l>
            </lg>
            <lg>
              <l>Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !</l>
              <l>Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,</l>
              <l>Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?</l>
              <l>Au fond de l’Inconnu pour trouver du <emph>nouveau</emph> !</l>
            </lg>
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    </body>
  </text>
</TEI>